Arevagorg, soleil d'Artsakh

Arts et culture
24.11.2023

"Voix de notre histoire collective", présente pour la première fois en Arménie une trentaine de tapis arméniens de la collection privée de James Tufenkian. Ouverte le 2 septembre, jour de la déclaration d'indépendance du Haut-Karabagh, l'exposition prend aujourd'hui un tout autre sens, à la lumière tragique des récents évènements.

Par Eléna Coz et Olivier Merlet

 

Le philanthrope américano-arménien James Tufenkian ouvre pour la première fois sa collection privée et met à disposition du musée d’Histoire d’Arménie, vingt-huit de ses plus belles pièces dont certaines fabriquées en Artsakh. Tissés ou noués, ces tapis datant du XIXe siècle, sont composés entièrement de laine et de teintures naturelles. Des photographies d’archives illustrant les métiers de jadis gravitant autour de l'art du tapis, de leur fabrication et de leur place dans la société au début du XXe siècle complètent l’exposition. 

« Je n'ai pas cherché à collectionner les tapis arméniens les plus anciens, les plus rares ou les plus significatifs d'un point de vue historique. C'est l'affaire des grands musées. Ce qui m'a enthousiasmé, c'est plutôt de collectionner, de conserver et de montrer au monde les pièces qui sont tout simplement les plus belles, les plus représentatives et les plus impressionnantes », avertit James Tufenkian sur une signalétique de l'exposition. Achetés essentiellement auprès de salles des ventes spécialisées aux États-Unis ou en Europe ces tapis représentent tous des pièces d'exception de très grande qualité.

Son intérêt pour les tapis arméniens ne date pas d’hier. Désireux d'en perpétuer la tradition, le mécène a même ouvert en 1993 au travers de sa fondation, des ateliers de conception et de production de tapis faits main. Il s'agissait également, à l'époque, de fournir un travail aux tisseuses alors que l’économie du pays était à l’arrêt sous blocus turc. L'artisanat a été relancé et ses ateliers emploient aujourd'hui plus de 1000 personnes à Erevan, à Armavir, dans le Gegharkunik et la province de Shirak. Un court métrage tourné dans l'une des fabriques Tufenkian est diffusé en fin de l’exposition. Il met en valeur la technique et le savoir-faire des tisseuses arméniennes.

« L'exposition de sa collection privée en Arménie, c'est un peu le retour à la maison de ces tapis », sourit Naïri Khatchadourian, commissaire de l’exposition. « Toutefois », reprend-elle, « exposer au musée d'histoire d'Arménie, c'est doublement symbolique. C'est un très beau dialogue entre la collection permanente des tapis du musée, publique et informative au premier étage et la collection privée de James Tufenkian au deuxième, qui privilégie la mise en contexte et l’artistique».

Faits sur-mesure, les tapis étaient offerts pour de grandes occasions : un mariage, un cadeau de naissance, ou en mémoire d’un défunt…  La qualité d'un tapis se mesure à la densité de ses nœuds, mais également à sa grandeur, la finesse et la richesse de ses motifs.

Transmis à travers les générations, il a longtemps été la pièce la plus luxueuse de la maison. « Les tapis ont voyagé avec les familles, il était facile de les emporter. Désormais, beaucoup sont dispersés dans le monde. Il est donc important de les identifier pour certifier leur origine. L’approche du collectionneur James Tufenkian se veut être un travail de recherche, d’identification et de préservation. Certains pays comme l’Azerbaïdjan ou la Turquie mènent en effet une politique étatique systématique d’appropriation culturelle », explique Naïri Khatchadourian. 

Le révisionnisme d'état azerbaïdjanais

L'Arménie en effet, et plus particulièrement ses régions d'Artsakh et du Syunik, figure avec l'Iran le berceau historique du tapis d'Orient, en termes de production, de par leur nombre et leur variété, mais aussi par leur qualité. Une salle de l'exposition est entièrement dédiée à quatre tapis d'Artsakh de différentes régions. On en retrouve d'autres présentés selon leur thématique particulière comme ceux portant des inscriptions en langue arménienne, par exemple.

Alors que les tapis persans ou iraniens se distinguent par leurs motifs floraux, le tissage arménien, sa composition, le choix des couleurs, son langage, « son alphabet visuel » comme se plait à dire Naïri, signe immanquablement son appartenance. « On reconnait tout de suite ce qui a été tissé par ou pour des Arméniens. Nous, nous avons une composition très stricte, géométrique, avec une certaine liberté dans la symétrie où figurent des animaux symboliques récurrents comme le dragon, le serpent ou l’aigle d’Artsakh. Le travail de terrain, les sources photographiques et la recherche montrent qu’il y a des styles de tapis distincts qui parlent des dialectes de la même langue visuelle, l’arménien. ».

Pour justifier de ses revendications sur le territoire arménien du Karabagh et des guerres qu'il a livré à l'Arménie pour son contrôle depuis plus d'un siècle, l'Azerbaïdjan tente d'opacifier l'histoire de la région et de la réécrire à son bénéfice. Le patrimoine, matériel ou intangible, constitue le tout premier instrument de ce révisionnisme d'état. Les maîtres de la propagande bakinoise font feu de tout bois dans son usurpation et l'art du tapis n'y échappe pas. Leur moindre motif, la moindre symbolique est scrupuleusement extraite et isolée de son canevas pour être décortiquée et réinterprétée à la lumière de la tradition ottomane et des influences  musulmanes.

Si des listes relativement bien documentées recensent le patrimoine arménien bâti d'Artsakh, ses églises et ses monastères ou ses forteresses, malheureusement, aucun "état des lieux" n'atteste des objets du quotidien ou du mobilier traditionnel de la région n'existe pas. Même ceux des collections que présentaient le musée bien connu du tapis de Shushi, celui de Stepanakert ou d'Hadrut sont incomplets, et à fortiori ignorent ce que conservaient précieusement les familles depuis des générations.

« Beaucoup de pièces sont restées chez les gens », espère Naïri. « Lors de l'exode de la population du Karabagh, fin septembre, on voyait certaines voitures arriver à Kornidzor avec des tapis roulés dans le coffre des voitures. Est-ce que ce sont vraiment des tapis historiques ? On l'ignore. Il y a un gros travail à faire, c'est un patrimoine quasi inexploré ». L’historien de l’art Vahram Tatikyan également bien connu comme poète et compositeur, a mené des recherches sur le terrain, au Karabagh. Il en a ramené des photographies, répertorié de nombreuses pièces et surtout consigné anecdotes et histoires recueillies auprès des familles des tisseuses au sein d'un ouvrage "Les tapis ancestraux du Karabagh" paru en 2004.


Cardeuse de laine pour la confection des tapis

« Son travail n'a pas été poursuivi au niveau institutionnel » déplore Naïri. « Il reste encore des tisseuses d'Artsakh et aujourd'hui, elles sont en Arménie. Il y a encore une mémoire vivante. Ce serait bien de leur ouvrir cet espace pour qu'elles puissent transmettre ici leur savoir. J’en ai parlé au directeur du musée d’histoire.  La collecte et la préservation de leur histoire personnelle doivent être la réponse immédiate organisée par les institutions ».

Depuis 2011, le musée privé de Shushi regroupait plus de 300 tapis dont une majorité fabriqués au Karabagh entre le XVIIè et le début du XXè siècle. Lors des bombardements de la guerre des 44 jours, leur conservateur, Vardan Astsatryan, est parvenu à en sauver 170 et à les expédier en Arménie, le reste de  la collection est demeuré sur place, intégré à la collection du musée national du tapis d'Azerbaïdjan qui a réouvert la salle d'exposition de Shushi le 10 mai dernier. Vardan Astsatryan a engagé de son côté des demandes auprès des autorités arméniennes depuis deux ans pour l'attribution d'un local, aucun accord n'a pu être trouvé pour le moment, les deux parties s'en rejettent mutuellement la responsabilité.

Fin octobre, une famille de réfugiés de Stepanakert a contacté le conservateur. Dans son exode, elle avait réussi à emporter avec elle un tapis tissé des mains d'un aïeul, un "Arevagorg" ("tapis soleil" littéralement), une pièce rare conservée au sein de la famille depuis plusieurs générations. Après l'avoir enroulé, ils ont chargé le tapis sur leur voiture et quitté l'Artsakh. Vardan Astsatryan connaissait cette pièce, tissée dans le village de Kavaan dans la région de Martuni à la fin du XIXe siècle. Ses propriétaires, s'apprêtant à devoir aller refaire leur vie en Russie ont préféré le laisser en Arménie. C'est un exemple exceptionnel du patrimoine culturel arménien d'Artsakh qui est de nouveau sauvé.

Réunir les grands collectionneurs arméniens

Pour la commissaire de l'exposition des tapis de la collection Tufenkian, pourtant, l'heure est cruciale. « On est vraiment à un moment charnière où les différentes parties prenantes, chercheurs, artisans, artistes, musées, collectionneurs et politiques doivent se concerter et dégager une vision commune afin de mettre en avant le patrimoine arménien et le faire connaitre. La falsification de l'histoire menée par l'Azerbaïdjan et la Turquie est en train de prendre une vitesse et une ampleur inimaginables. Il faut vraiment adopter des politiques institutionnalisées de recherche, de diffusion et de mise en valeur de ce patrimoine, avec le concours des instances internationales mais aussi de par notre travail à nous, Arméniens de la diaspora ou d'Arménie, pour promouvoir ce patrimoine dans le monde ».

Face aux tentatives d'usurpation de ce patrimoine arménien, Naïri Khatchadourian exprime le souhait d'une action collective qui réunirait tous les grands collectionneurs de la diaspora. « Que tous puissent se réunir, non pas pour une donation ni une approche muséale stricto sensu, mais plutôt en vue de créer un espace collaboratif transnational, d'Arménie et de la diaspora, qui permettrait de faire tourner chacune de leur collections par exemple, ou d'en regrouper des pièces choisies en fonction d'une thématique, pour illustrer un territoire ou  des techniques particulières ».

Le vœu de la commissaire semble avoir été entendu en quelques sortes . Il y a tout juste une semaine, le 14 novembre dernier, Alfred Kocharyan, vice-ministre de l'Éducation et de la Culture annonçait la prochaine ouverture à Erevan d'un musée du tapis. « Ce sera la plus importante des démarches de la mise en valeur de ce patrimoine lié au Haut-Karabakh et une étape stratégique importante sur sa reconnaissance, car il y a des pays qui prétendent être le centre du tissage de tapis, mais ce centre, c'est l'Arménie », a déclaré le vice-ministre devant la presse. Il a toutefois précisé que le musée serait créé sur la base de la collection d'État et s'il se tenait prêt à coopérer ou accueillir des expositions temporaires, « le secteur privé ne peut pas y prendre part, que la collection appartienne à Erevan, à Shushi ou à d'autres ». La route semble encore longue sur le chemin du collectif…

 L’exposition "Voix de notre histoire collective" conçue par AHA collective en collaboration avec le Tufenkian Artisan Carpets et le Musée d’Histoire d’Arménie est visible à Erevan jusqu'au 3 septembre 2024.