La saga belgo-arménienne d’Héliopolis, ville sortie des sables

Diasporas
03.04.2019

La ville moderne d’Héliopolis surgit vers 1905 en plein désert égyptien au nord-est du Caire, près du site de la cité pharaonique où était jadis célébré le culte du Dieu Soleil. Elle est l’œuvre de deux visionnaires, le baron Edouard  Empain, grand industriel belge, et l’ingénieur diplomate arménien Boghos Nubar, fils du célèbre Nubar Pacha,  Premier ministre d’Egypte. 

Par Anne-Marie Mouradian

Une superbe exposition lui est actuellement consacrée à la Villa Empain de Bruxelles, joyau architectural sauvé de la destruction, restauré et transformé en Centre de dialogue entre les cultures d’Orient et d’Occident par la Fondation Boghossian, une institution très présente en Arménie, au Liban, en Syrie et en Belgique. « Héliopolis est sans doute notre plus belle exposition depuis que j’ai pris mes fonctions » confie Louma Salamé, nièce de Jean et Albert Boghossian dont elle dirige la fondation depuis 2016. 

La présentation se décline en trois sections illustrant l’ancienne ville pharaonique dont il ne reste aujourd’hui qu’un obélisque, la tradition chrétienne selon laquelle durant leur fuite en Egypte, la Vierge Marie et l’Enfant Jésus se seraient abrités à Héliopolis sous les branches d’un énorme sycomore devenu lieu de pèlerinage, et la ville moderne créée de toutes pièces à l’aube du 20ème siècle. 

Deux personnalités hors normes

Parti de rien, Edouard Empain (1852-1929) fils d’un modeste instituteur belge, bâtit peu à peu un immense empire industriel et financier, construisant chemins de fer, tramways et métropolitains de la France à la Chine, du Congo à la Russie. Mais c’est en Égypte qu’il confectionnera sa plus belle œuvre : Héliopolis. 

L’Arménien Boghos Nubar né en 1851 à Constantinople, fils de l’ancien Premier ministre égyptien Nubar Pacha, est notamment connu comme diplomate, chef de la délégation nationale arménienne à la Conférence de la Paix de Paris, philanthrope et fondateur de l’Union Générale Arménienne de Bienfaisance, l’UGAB.  Il était aussi ingénieur, diplômé de l’Ecole centrale de Paris, distingué par une médaille d’or à l’Exposition Universelle de Paris en 1900 pour sa conception d’une machine à labourer révolutionnaire. Il dirigea de grands travaux publics et privés tant au Caire qu'à Alexandrie. Il rencontre Edouard Empain à Bruxelles et devient administrateur de sa société des Tramways du Caire. 

En 1905, l’industriel belge associe l’Arménien à son rêve de créer une ville nouvelle près du site de l’ancienne cité du Soleil. Les deux hommes, ambitieux, créatifs et hommes d’affaires avertis, surmonteront de nombreuses difficultés. Ils achètent 2 500 hectares dans le désert d’Abbassiya près du Caire où ils font bâtir leur cité jardin qui s’étendra finalement sur plus de 7500 ha. Le terrain est acheté à bas prix à l’État égyptien grâce aux entrées à la cour khédiviale de Boghos Nubar. 

Un projet colossal 

Construire en plein désert une ville verte aux normes techniques et sanitaires européennes est un fameux défi. Un style indéfinissable, entre Europe et Orient, est inventé pour Héliopolis. Celle-ci sera traversée de larges avenues arborées faisant jusqu’à 40 mètres de largeur, bordées de villas, d’élégants immeubles à arcades de style néo-mauresque et de palais dont l’Héliopolis Palace présenté alors comme l’hôtel le plus confortable du monde, le surprenant Palais Hindou résidence d’Edouard Empain et celle de Boghos Nubar et de son épouse Marie Dadian, mélange de style oriental et d’inspiration française. Un hippodrome accueille l’aristocratie et la grande bourgeoisie cairote. Héliopolis possède aussi un luna-park et à partir de 1912, le premier aérodrome d’Afrique. Empain et Boghos Nubar lanceront une grande campagne de publicité pour faire connaître en Europe la nouvelle ville présentée comme une station climatique de luxe.

Sa population compte alors une forte présence d’Egyptiens coptes, de Syro-Libanais grecs-catholiques, d’Arméniens et d’Européens expatriés. La cité cosmopolite est aussi un lieu de résidence de la grande bourgeoisie musulmane du Caire. En 1940, elle a 40.000 habitants, 14 églises, 4 mosquées et une synagogue. A partir des années 1960, Héliopolis sera rattrapée par l’extension de la capitale. Pleinement égyptienne aujourd’hui, - son Palace Hôtel est devenu l’une des résidences officielles du président de la République - Héliopolis n’est plus qu’un quartier huppé du Grand Caire, mais elle porte le souvenir d’un monde disparu et du baron belge, ses habitants revendiquent une identité particulière. 

Quant à Boghos Nubar, son association avec Edouard Empain ne fut pas sa seule  connexion belge. En 1907, sa fille Eva Zaruhi avait épousé le comte Guillaume d’Arschot Schoonhoven, l’attaché de la légation de Belgique à Constantinople qui deviendra chef de cabinet du Roi Albert II, faisant ainsi entrer sa famille dans l’aristocratie belge. En 1920, au lendemain du Génocide, Eva Zarouhi présidera le Comité belge philarménien. Dans sa demeure bruxelloise décorée à l’orientale, elle recevra ministres et hommes politiques. Elle y racontera aussi ses souvenirs égyptiens qui inspireront à son arrière-petite-fille, Amélie d’Arschot Schoonhoven, un livre paru à Bruxelles en 2017 : « Le Roman d’Héliopolis ».