Un phare dans la tempête

Diasporas
14.01.2019

Presque dix ans après la disparition du quotidien parisien de langue arménienne Haratch (1925-2009), les éditions Khachents Print Info d’Erevan publient le premier volume d’une sélection d’articles du supplément mensuel Mitq ev Arvest (Pensée et Art), ce cœur battant d’une diaspora en quête de sens.  

Par Tigrane Yégavian​

33 ans, 351 numéros, près de 1500 articles et recensions ont marqué la vie de ce titre exceptionnel. L’initiative revient à Arpi Totoyan et l’écrivain Krikor Beledian, respectivement ancienne rédactrice adjointe de Haratch et celui qui fut aux commandes du supplément de 1976 jusqu’en 2009. Sans doute les futurs historiens de la diaspora arménienne parleront d’une « école Haratch » qui a forgé la pensée arménienne de ce XXe siècle crépusculaire. Bravant tous les obstacles, ce supplément de quatre pages a tenu bon dans un contexte de déclin perçu comme irréversible. Défiant les caprices de son époque et un cadre de réception fragilisé par l’assimilation, Mitq ev Arvest a non seulement su garder le cap mais –chose rarissime - proposer une vision.

Cette aventure éditoriale commence l’année de la mort d’André Malraux, dernier géant de la pensée française du XXe siècle, auquel Arpik Missakian rend un vibrant hommage dans la langue de ses parents.  

«Sans doute les futurs historiens de la diaspora arménienne parleront d’une « école Haratch » qui a forgé la pensée arménienne de ce XXe siècle crépusculaire».

De ce panorama riche et foisonnant résonnent des échanges entre critiques, écrivains, poètes, de France, des États-Unis, du Liban ; parfois issus de différentes traditions mais unis dans une communion de conscience. N’étaient pas-t-ils après tout « sur le même rivage » ? L’expérience de la diaspora, vécue comme patrie littéraire ou entité spirituelle en devenir, constitue une sorte de fil conducteur qui réunit des plumes et des parcours tous singuliers. On y retrouve des textes importants des poètes Harout Gostantian et Zoulal Kazandjian, établis en France, de l’universitaire arméno américain Khatchig Tölöyan et William Saroyan en traduction arménienne. Mais aussi ceux des écrivains Vahé Ochagan et Zareh Vorpuni, véritables « maîtres à penser » de leurs cadets de la « génération 68 », regroupés au sein de l’union des étudiants arméniens d’Europe, à savoir Krikor Beledian, Marc Nichanian et Harout Kurkdjian. Ce qui se détache de ce recueil est la force du lien transgénérationnel reliant les Krikor Chahinian, V. Ochagan et Z. Vorpuni aux Beledian, Nichanian et Kurkdjian. 

Dans un contexte où l’arménien occidental, perçu comme langue littéraire et de pensée, bat en retraite, il est question ici de tromper les Cassandre, de se défaire d’un costume étroit pour gagner l’universel. Mais ce dernier n’est-t-il pas « le local moins les murs » pour citer Miguel Torga, grand écrivain portugais du siècle dernier ?

Il y a 40 ans, des jeunes intellectuels de la diaspora ont réfléchi à la troisième voie entre assimilation et communautarisme, rejetant ce « couple fétichique ».

On lira avec intérêt les articles de Krikor Beledian consacrés à la poésie française contemporaine, ceux de Tölöyan sur la littérature américaine, ou encore des écrits consacrés à l’écrivain arménien de France Chahan Chahnour, icône de la dualité entre les mondes littéraires arménien et français. Cette séquence historique qui va de la fin des années 1970 à la fin des années 1980 est riche en création. Elle voit naître la revue GAM (1980) sous l’impulsion de Marc Nichanian. Les recensions d’ouvrages confirment l’émergence d’une littérature qui respire hors les murs, à l’instar de la lecture de Vahé Ochagan du recueil de poésie de Beledian sur Beyrouth en guerre « Topographie pour une ville détruite », et de la longue critique de Chahinian à propos de l’essai sur l’exil de Kurkdjian. Notons aussi la critique acerbe de Marc Nichanian d’un essai de l’écrivain arméno libanais Kevork Adjemian (1932- 1998). Là encore observe –t –on un fossé qui sépare les penseurs arméniens d’Occident aux écrivains d’Orient qui n’ont pas été confrontés à l’expérience de l’altérité. L’ensemble est cohérent, rien ne semble être laissé au hasard.

Ces écrits sortent de l’oubli aussi pour nous rappeler qu’il y a 40 ans, des jeunes intellectuels de la diaspora ont réfléchi à la troisième voie entre assimilation et communautarisme, rejetant ce « couple fétichique » (Chahinian). Il faut saluer cette parution dans un contexte où la presse arménienne traverse une double crise à la fois de confiance mais aussi de conscience sur son identité et son devenir. Ces textes nous disent en substance que « penser arménien » ne signifie pas remuer mollement l’eau morte de l’étang, mais « créer le lieu où être » (K. Beledian), en l’occurrence apporter de la matière partout où il y en a fidèles à la pensée de Chavarche Missakian ou encore de R. Zartarian rédacteur en chef du grand quotidien Azadamart de Constantinople emporté par le génocide de 1915.  Mitq ev Arvest a tenu courageusement son pari, refusant l’entre soi sans céder aux sirènes de l’élitisme. 

*Միտք եւ Արուեստ  (Pensée et art), 1976-1987 Գրական ու Վերլուծական էջեր, Sarkis Khachents Print info, Erevan, 682p.