Le bassin du Congo, ou la Francophonie du futur

Géopolitique de la francophonie
13.11.2018

C’est un fait avéré, 85% de francophones sont des Africains. Le président français Emmanuel Macron ne s’y est pas trompé en affirmant que le centre de gravité de la francophonie se situe du côté du bassin du Congo. Sommet de l’OIF à Kinshasa de 2012, élection de la ministre rwandaise des Affaires étrangères à la tête de l’Organisation... c’est précisément dans ce bassin du fleuve Congo que sont concentrées d’innombrables ressources naturelles à portée des appétits prédateurs de toutes sortes. Pour mieux comprendre les enjeux, le Courrier d’Erevan a lu pour vous deux livres « décodeurs » qui aident à décrypter le sujet.

Par Tigrane Yégavian

Une situation stratégique au cœur de l’Afrique, des ressources et des minerais rares comme le cobalt, le coltan, l’uranium, indispensables aux technologies modernes, mais aussi l’eau et la forêt, essentiels en ces temps de réchauffement climatique. Le bassin du Congo est aussi une zone de crises interminables qui font l’indifférence d’une opinion européenne lassée par ces conflits lointains et une barbarie banalisée. Tel n’est pas le cas de Colette Braeckman. Cette journaliste au Soir, le premier quotidien belge de langue française, est un nom bien connu de la communauté des africanistes. Fine connaisseuse du continent en général et du bassin du Congo en particulier, elle sillonne depuis des décennies les anciennes possessions coloniales belges. Au cours de sa longue carrière, elle a côtoyé des dirigeants dont l’évocation du nom fait trembler notre imaginaire, pratiqué un journalisme d’immersion et observé les traumatismes profonds provoqués par le génocide de 1994 au Rwanda. Aujourd’hui, elle poursuit son travail, aux premières loges des mutations profondes que traversent ces sociétés déterminées à surmonter un siècle de sang.

«Au cours de sa longue carrière, Colette Braeckman a côtoyé des dirigeants dont l’évocation du nom fait trembler notre imaginaire».

Outre ses ouvrages de référence (parmi lesquels citons Le dinosaure, le Zaïre de Mobutu, 1992 ; Rwanda, histoire d’un génocide, 1994 ; Congo Rwanda-Burundi : les racines de la violence, 1996 ; Terreur africaine, 1999 et Les Nouveaux Prédateurs, 2003, tous parus aux éditions Fayard), Colette Braeckman a écrit pour l’excellente collection « l’âme des peuples » (éditions Nevicata, à Bruxelles) un livre sur le Rwanda et un autre sur la République Démocratique du Congo (Rwanda, Mille collines, mille douleurs, 2014, et Congo, Kinshasa aller-retour, 2016). Deux « décodeurs » mêlant récit inspiré et inspirant, ponctués d’entretiens avec des experts, des artistes et des figures de la société civile de ces deux pays.

Cette approche, à mi-chemin entre le grand reportage et le récit littéraire, mérite que l’on s’y attarde parce que ses textes empruntent des chemins de traverse pour décrypter, rendre l’histoire et les cultures tangibles. L’auteure ne juge ni ne glisse vers une représentation caricaturale, elle rétablit des vérités sur le colonialisme belge et ses atrocités gravées jusque dans les profondeurs dans la mémoire congolaise. Et chez elle, la relation Congo-Belgique se symbolise, pointée d’ironie, par une statuette Nkisi, fétiche tout hérissée de clous.

Un vieil éléphant malade ?

Pays continent, l’ancienne propriété privée du roi Léopold II de Belgique, a su résister tout au long de son histoire tourmentée aux tentatives de sécessions et d’amputations. Déterminé à rester uni, il n’empêche que cet État, quatre fois grand comme la France, n’a jamais pu réellement trouver son assise territoriale tant son sous-sol l’apparente à une « bijouterie à ciel ouvert ».

Pillé allègrement par les colons d’hier, il l’est aujourd’hui par leurs avatars successifs. Profondément déstabilisé par l’onde du choc venue du Rwanda voisin au lendemain du génocide de 1994, c’est dans ses provinces de l’Est que les génocidaires hutus de la milice Interahamwe avaient trouvé refuge à la suite de la prise du pouvoir par les Tutsis. Ces miliciens avaient utilisé les camps de réfugiés Hutus dans l’Est du Congo ex Zaïre comme bases pour des raids contre le Rwanda. Pour les pourchasser, deux guerres de haute intensité ont meurtri la région ; d’abord en 1996-1997, puis en 1998-2002.

Devenu à la fois champ de bataille d’une « guerre pour les autres » et théâtre d’un impitoyable conflit interne, le Congo ex Zaïre voit des milices Hutus s’associer avec des groupes armés congolais. Les armées de l’Ouganda et du Rwanda s’en mêlent et envahissent le pays, certains opposants au dictateur Mobutu alors au pouvoir y voient une opportunité. Les revendications employées par les entrepreneurs de la violence sont toujours les mêmes, ils parlent de libération, de démocratie, mais le contrôle des ressources minières est primordial. Ce fut le cas, en 1997, de l’Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo-Zaïre, une coalition de quatre rébellions, grossie par deux armées étrangères (celles Rwanda et de l’Ouganda) plus quelques figures d’opposition historiques. Cette Alliance chassa Mobutu du pouvoir pour contrôler des richesses du pays.

« De nos jours, le Congo se trouve au cœur des enjeux du futur : les guerres de l’eau s’annoncent alors qu’il détient le plus vaste bassin hydrographique du monde, et 80 millions d’hectares non cultivés »

Eventré par la guerre, la corruption endémique et le pillage des ressources, fragilisé par un développement très inégal, le Congo se caractérise surtout par le mépris ahurissant de ses dirigeants pour l’intérêt du pays et de la population, comme c’est le cas de toute économie exclusive.

« De nos jours, le Congo se trouve au cœur des enjeux du futur : les guerres de l’eau s’annoncent alors qu’il détient le plus vaste bassin hydrographique du monde, et 80 millions d’hectares non cultivés » écrit Colette Braeckman qui révèle ici une réalité pratiquement ignorée : le Congo possède la plus vaste forêt du monde, bien moins exploitée que celle de l’Amazone, et cette forêt risque de disparaître elle aussi, quand des États se disputent les crédits carbone!  (NDLR: les crédits carbone sont des unités qui sont attribuées au porteur de projet qui réduit les émissions de gaz à effet de serre, et qu’il peut ensuite commercialiser pour financer son projet. Un crédit carbone représente une réduction de CO2 d'une tonne).

De façon inattendue, le Congo s’inscrit à sa manière sur la carte de la mondialisation. Alors que seuls 1,5 milliard d’êtres humains sur 7,5 ont accès à internet, le pays est très largement connecté à la toile, et le réseau de téléphone portable y a essaimé jusque dans les foyers les plus reculés.

Contrat du siècle avec les Chinois

Convoité hier par les seuls Occidentaux, le Congo est aujourd’hui l’objet de toutes les attentions de la part des Chinois qui « investissent » les lieux, en accordant des crédits astronomiques en échange d’un accès privilégié aux gisements de cuivre et de cobalt du Katanga. L’auteure revient sur le « contrat du siècle » et les 9 milliards de dollars dans la corbeille de la mariée, essentiellement destinés à la modernisation de l’appareil de production minière et au développement des infrastructures, selon une répartition remarquable de 68% pour la société chinoise Socomine et 32 % pour le Congo.

Convoité hier par les seuls Occidentaux, le Congo est aujourd’hui l’objet de toutes les attentions de la part des Chinois

De ses pérégrinations dans ce gigantesque pays tout en contrastes, Colette Braeckman ne reste pas les yeux rivés sur l’information, elle regarde la vie de tous les jours, les oreilles bourdonnant des sons de la rumba congolaise, un genre musical né à Kinshasa dans les années 30. Contagieuse, la mélodie emporte, envoûte, car le sang sèche plus vite au soleil.

Du génocide au boom économique

Avec seulement 26 338km², le Rwanda, montagneux et enclavé, mais héritier de vieilles structures étatiques, parait bien étroit face à son voisin congolais cent fois plus grand (2,345 millions de km²). Lui aussi a été profondément meurtri par les conséquences de l’administration coloniale belge. Elle a laissé en héritage la fracture historique qui sépare la minorité Tutsi « dominante » sous la colonisation de la majorité Hutu marginalisée jusqu’au moment de l’indépendance en 1962.

L’auteure propose une histoire à contre-courant de l’historiographie coloniale telle qu’on l’écrivait jusque vers la Seconde Guerre mondiale, loin des héros et des symboles. Après s’être longtemps appuyé sur la minorité tutsie, le colonisateur belge finit par privilégier la majorité hutu pour contrer les Tutsis, à l’origine agriculteurs, qui cherchaient l’émancipation. Quand l’ancien royaume Rwanda accédera à l’indépendance, les Hutus n’auront alors de cesse de discriminer les anciens « féodaux » Tutsis, encourageant leur exode vers les pays limitrophes anglophones (Ouganda, Tanzanie), allant jusqu’à les éliminer par le massacre. C’était l’heure de la revanche « des petits » Hutus contre les anciens « féodaux » Tutsis.

A la fin des années 80, la chute du cours du café ruine les petits producteurs hutus, le franc rwandais est dévalué, la nourriture manque. Alors, en 1990, la guerre éclate, quand la rébellion tutsie entame les hostilités depuis l’Ouganda voisin sous le nom de Front Patriotique Rwandais (FPR).

Il faut comprendre le génocide de 1994 comme un « événement à la fois dévastateur et fondateur ; une table rase sur laquelle s’édifie désormais autre chose »

Deux légitimités s’opposent alors, celle du peuple majoritaire hutu, naguère victime de l’injustice coloniale, et celle des Tutsis, présentés comme un peuple de pasteurs descendus des contreforts éthiopiens en suivant leur troupeaux ; chassés de leur pays au moment de l’indépendance, ils gardèrent le souvenir de la patrie perdue, et prirent part à des combats de libération en Ouganda ou encore au Mozambique, comme pour se préparer à la revanche. Lorsque l’avion du président rwandais (hutu) Juvénal Habyarimana est abattu le 6 avril 1994, le mouvement idéologique d'extrémistes et partisans du nationalisme ethnique des « hutus power » prend le pouvoir. Macabre équation, en l’espace de cent jours presqu’un million d’hommes, de femmes et d’enfants majoritairement tutsis seront systématiquement massacrés.

Ce que nous dit aujourd’hui Colette Braeckman c’est qu’il faut comprendre le génocide de 1994 comme un « événement à la fois dévastateur et fondateur ; une table rase sur laquelle s’édifie désormais autre chose ». Les Tutsis qui ont pris le pouvoir, n’ont pas cherché à se venger individuellement, ils ont institutionnalisé le devoir de mémoire ; entamé des procédures dites des « gacaca », littéralement « la justice sur l’herbe » ; un système ancestral, remis en vigueur et adapté pour juger le plus grand nombre d’acteurs du génocide. Sans cette procédure, sans équivalent en Occident, il aurait fallu 200 à 300 ans pour juger tout le monde, autrement dit juger personne.

Le Rwanda est l’un des rares pays, peut-être le seul où bourreaux et victimes cohabitent après un génocide.

Parallèlement, le Tribunal Pénal International pour le Rwanda, qui se tint à Arusha, en Tanzanie voisine, se chargea de juger les « gros poissons ». Et le sentiment d’impunité a disparu, la parole s’est libérée, le Rwanda est l’un des rares pays, peut-être le seul où bourreaux et victimes cohabitent après un génocide.

Le « boss » Kagamé

Considéré comme un stratège hors de pair, c’est lui qui a orchestré les deux guerres portées par son armée au Congo (1996-1997 et 1998-2002). Personnage honni par ses opposants et adulé de ses partisans, le président Paul Kagamé dirige le seul pays « où l’enfer et le paradis se touchent ». Souvent comparé à un PDG de multinationale, à l’origine du « miracle rwandais », le « Boss » comme ses compatriotes le surnomment, tient son pays d’une main de fer. Un pays, qui a réussi à se relever en appliquant, en apparence tout au moins, les recettes du capitalisme. Il a pour cela misé sur l’économie de marché et le libéralisme : services, high-tech etc. Vitrine du Rwanda, la capitale, Kigali, avec ses autoroutes flambant neuves et ses gratte-ciel de verre, inimaginables il y a encore vingt ans, ses hôtels de luxe et ses touristes occidentaux  venus admirer les gorilles des montagnes, parmi lesquels de plus en plus d’hommes d’affaires, est d’une propreté impeccable.

Obsédé par la réussite économique, Paul Kagamé est en passe de faire de son pays un pôle du high-tech africain. Et pour ce faire, il n’hésite pas à se rendre autoritaire, étouffant toutes voix contestataires. En échange, son pays peut se vanter d’être l’un des plus sûrs de l’Afrique. Et pourtant, dans le voisinage immédiat, la guerre fait rage au Kivu, province orientale du Congo. 

« Le président Paul Kagamé dirige le seul pays « où l’enfer et le paradis se touchent »

Futur Singapour du continent noir, le Rwanda se voit aussi comme un hub des communications et des transports en Afrique de l’Est. L’auteure ne s’attarde pas sur le lourd contentieux qui oppose Paris et Kigali sur le rôle de l’armée française sur place pendant le génocide. Pas d’allusion non plus à l’anglais au détriment du français. Mais surtout, on apprend qu’au Rwanda les femmes ont gagné en émancipation, s’investissant dans la vie de la cité. Ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence si les Rwandaises représentent 60% des parlementaires, ce qui est plus qu’exceptionnel.

Territoires en jachère où la francophonie doit se redéployer de façon créative et inclusive, voilà deux pays complémentaires, le Congo et le Rwanda, hélas tiraillés par des relations plus que complexes. Pourtant, après une rupture de dix ans, Kinshasa et Kigali ont rétabli leurs relations diplomatiques en 2009. Mais la tension entre les deux pays est loin d’être apaisée du moins tant que les milices qui se succèdent depuis la dissolution de la rébellion congolaise du M23 en 2013, et les rebelles rwandais du FDLR, actifs dans l’est de la RDC, ne seront pas désarmés.

La RDC

Par contraste avec le Rwanda, la République démocratique du Congo se trouve actuellement dans une situation politique délicate à la veille de l’élection présidentielle prévue le 23 décembre prochain. Sous la pression conjuguée des États-Unis et de l’Eglise catholique, le président encore en exercice, Joseph Kabila, a accepté de ne pas se représenter, mais il a désigné son successeur Emmanuel Ramzani Shadary. De plus, nouveauté pour le moins étrange, la Commission électorale a décidé de choisir ce scrutin pour inaugurer l’emploi sur tout le territoire d’une « machine à voter » électronique, provoquant un tollé de la part de l’opposition, qui parle de « machine à tricher ».

Territoires en jachère où la francophonie doit se redéployer de façon créative et inclusive, voilà deux pays complémentaires, le Congo et le Rwanda.

Quelle sera, dans ce contexte, l’attitude de l’Eglise catholique, donnera-t-elle discrètement des consignes même si elle se prévaut d’une neutralité, et ce bien qu’elle mette, notamment en province, ses infrastructures à la disposition de la Commission électorale ? Et comment va jouer l’opposition, qui doit se réunir incessamment à Genève ? Pourra-t-elle trouver une candidature unique comme elle s’y emploie ? Le printemps à Kinshasa risque d’être mouvementé.