Sa pièce "La promesse d’un chiffre" figure parmi l’une de nos références des œuvres post mémorielles. Elle a été jouée en France et en Arménie.
Propos recueillis par Lusine Abgaryan
Dans "La promesse d’un chiffre", vous exposez la façon dont un héritier de troisième génération du génocide vit un traumatisme transmis. Pourriez-vous parler un peu de cette transmission ?
Ma famille a émigré et s’est installée en France. Transmission a tout de suite rimé avec intégration. Transmettre tout en s’intégrant. En ce qui me concerne, je ne parlerais pas de transmission. Depuis toute petite, je pensais qu’être Arménienne cela voulait dire être massacrée par les Turcs. Comme si notre identité arménienne se définissait par le génocide. Pour moi la famille, l’éducation, la culture, tout était affaire de transmission. Et dans cette transmission, il y avait les traditions arméniennes, la culture, la cuisine, l’histoire, la religion… et le génocide arménien.
C’est très particulier ce rapport entre transmission et intégration. C’est aussi ce lien-là que auquel je fais allusion dans ma pièce. Comment grandir en France, se sentir française tout en cultivant ses origines arméniennes ? Et ne pas oublier ni ce génocide, ni ces massacres horribles qui ont touché mon peuple. Mais qui est ce peuple ? Celui qui m’a vu naître, là où je vis ? Ou celui de mes ancêtres, chassés et massacrés ? C’est comme si depuis le début on m’avait chargé d'une responsabilité immense : vivre, mais ne pas oublier.
Il faut aussi parler de dualité. Mes origines étrangères sont une richesse incroyable mais plus jeune, elles m’apportaient surtout d'énormes questionnements : qui suis-je ? Française ? Arménienne ? Génocidée ?... C’est le récit des massacres des Arméniens qui ont d’abord forgé mon identité arménienne. Bien avant que je ne m’approprie vraiment cette culture.
Je me suis toujours sentie Française, née en France et fière de mon histoire de France. Mes origines arméniennes, je les ai découvertes par l’intermédiaire de ma grand-mère et de ses récits. Cette transmission, je l'ai plutôt ressentie comme un fardeau pour commencer. Dans la pièce, j’explique ainsi que le récit de mes origines, par ma grand-mère, ne m’était pas des plus agréables ni des plus compréhensibles. Je ne comprenais pas ce que me racontait cette grand-mère : j’étais Française et je n’avais pas envie de souffrir pour des événements qui me semblaient totalement irréels. Avait-elle vraiment vécu ce qu’elle racontait ? C’était irréel et en même trop dur de penser que cela avait pu exister.
Votre grand-mère parlait-elle vraiment de son traumatisme ou se ressentait-il davantage dans son silence ? Comme une voix somatique…
Ma grand-mère était très bavarde sur son histoire ! Tout ce qu’elle n’avait pas raconté à sa fille, elle le confiait à ses petites-filles. J’ai toujours entendu ma grand-mère me parler de son histoire. Avant qu'elle ne décède, son pessimisme permanent, de la noirceur latente qui envahissait sa vie me révoltaient. Elle me répondait alors : « ce n’est pas de ma faute, regarde tout ce que j’ai vécu ». Quelques jours avant sa mort, j’étais près d’elle à l’hôpital, elle avait alors 102 ans et conservait sa pleine conscience. Mais sur la fin, elle ne rêvait plus que des Turcs, elle ne parlait plus que des Turcs. Elle avait peur qu’ils reviennent. Comme si en se voyant partir elle avait peur de les retrouver dans son grand voyage. Comme si elle n’avait pas assez parlé- et pourtant ! - et que tout ressortait, encore, avant qu'elle ne ferme les yeux définitivement.
Vous sentez-vous "témoin de témoin" ? Que pensez-vous du devoir de mémoire ? Est-il une obligation ou un choix ?
J’ai d’abord ressenti ce devoir de mémoire comme une obligation. Ma grand-mère n’a eu de cesse, sa vie durant, de me parler de ce qu’elle avait vécu. Des Turcs, des massacres. J’ai d’abord écouté sans entendre, et lorsque j'ai compris, je me suis rebellée. Pourquoi devais-je forcément me nourrir de cette histoire qui n’était pas la mienne ? Pourquoi devoir écouter ce roman noir à chaque visite de ma grand-mère ? C’était comme si je devais forcément souffrir de ce qu’elle avait souffert, haïr un peuple, qui à moi ne m’avait rien fait. Mais je n’avais pas le choix, il fallait que je sois fidèle à ma grand-mère et à mon peuple, que je le veuille ou non. Puis, progressivement, j’ai choisi de faire mien son récit, éprouvant le besoin de tout écouter et de tout retenir, pour ne pas oublier. En enregistrant ses paroles, en la filmant, je gardais à jamais ses souvenirs. J’avais aussi la sensation de garder des preuves. Je me suis alors sentie "témoin de témoin". J’avais conscience que cet héritage était lourd à porter mais que mon caractère, ma personnalité, émanaient également de cette histoire : ma perpétuelle culpabilité, la peur de déranger, la peur de réussir.
L’identité arménienne, pour vous, ne se réduirait qu'au génocide ?
Oui et non. Oui, parce que dès je parle de mes origines à des personnes que je rencontre, des collègues, des amis, des amis d’amis, le terme de génocide leur arrive aux lèvres sitôt que j'énonce ma qualité d’Arménienne. Pour eux, mes origines seront donc toujours associées au génocide. Pour nous, chez nous, c’est différent. Mon identité arménienne, je l’associe à de la chaleur, de la générosité, de l’altruisme, de la cuisine ! Mon identité arménienne, c’est une communauté. Et comme toute communauté, on se reconnaît entre nous, on se comprend, on s’identifie et on s’étouffe !
Avec ce récit, celui d'une descendante d’un survivant, vous devenez une artiste de la post-mémoire. Vous abordez ce sujet par l’écriture et le théâtre, bien sûr, mais qu’est-ce qui vous a amené à écrire sur ce sujet hautement traumatique. Y a-t-il eu un moment déclencheur ?
J’ai toujours eu un rapport conflictuel avec ma grand-mère, de par son histoire. Je la repoussais, dans tout ce qu’elle représentait du génocide. Ma grand-mère était souvent déprimée, pessimiste, triste. Je me suis toujours rebellée contre ce tempérament qu’elle avait d'ailleurs transmis à sa fille - ma mère- et qui forcément me le transmettait a son tour. Et à chacune de mes rébellions, on me disait «ce n’est pas de sa faute, la pauvre. Elle voit tout en noir à cause de ce qu’elle a vécu enfant. Elle a peur pour toi car elle at eu peur très tôt dans sa vie » ... J’ai donc commencé par repousser mon arménité avant de devoir l’accepter, malgré moi.
Et pour oublier tout cela ainsi que le mal-être d’une adolescente, je mangeais ! Beaucoup. Je mangeais pour oublier, pour adoucir les paroles de ma grand-mère, paroles toujours très noires. Je sentais une culpabilité en moi. J’ai fonctionné avec ce même schéma pendant des années. Jusqu’au moment où je n'en puis plus. Je sentais que j’atteignais le point de non-retour, moralement et physiquement. Je sentais que j’étais trop lourde et qu’il fallait que je me déleste de cette histoire pour aller mieux. J’ai commencé à écrire juste pour vomir. Vomir des souvenir, des maux. Les mots de ma grand-mère. C’était ma crise boulimique à moi : je mangeais et vomissais sur le papier tout ce que je ne pouvais plus digérer. J’étais alors déjà comédienne. J’ai fait lire mes premières pages, comme un journal intime, à un ami proche, comédien lui aussi. Il m’a tout de suite enjoint de continuer et d’en faire une pièce de théâtre. À partir de ce moment, j’ai réussi à me mettre à distance de cette histoire afin de mieux la coucher sur le papier et de mieux m’en éloigner encore. Le travail et la création sont alors arrivés. Je cherchais en moi tous les souvenirs qui pourraient nourrir mon récit et ma problématique : associer mon poids, ma lourdeur physique à celles de mes origines et des récits de ma grand-mère. Et faire suinter tous les souvenirs noirs berçait alors mon monde, celui des gros et des Arméniens.
Aborder le traumatisme par l’écriture est-il le fruit d'une délibération, d'une résilience, ou bien une mise à l'honneur de votre ancêtre ?
Ce travail s’est fait en plusieurs étapes : je tenais d’abord à ma détacher d’un souvenir trop douloureux. Puis à force de me relire, de me corriger, j’ai transcendé ces souvenirs pour en faire un objet artistique. Une fois la pièce terminée, j’ai alors réalisé mon envie, à travers mon texte, de rendre hommage et de cultiver mes origines. Avec ce "seule en scène", j’ai enfin fait la paix avec ma grand-mère. Comme si j’avais fini par comprendre et lui pardonner ce qu’elle m’avait répété toutes ces années, ces massacres, les Turcs et les autres, les remarques acerbes sur mon poids. C’était aussi une façon de faire la paix avec mon enfance et mon adolescence, d'aller mieux et d'avancer.
Cette pièce de théâtre est un immense cri d’amour à mes origines. Grâce à "La promesse d’un chiffre", je sais maintenant que pour rien au monde je ne changerais une ligne de mon histoire. J’ai enfin réalisé qu’au-delà de la douleur de ce passé, mes origines sont une richesse incroyable et une leçon de vie.
Quels ont été les principaux médiums qui vous ont accompagnés pour la constitution de ce récit ?
Pour être honnête, je n’ai rien re cherché pour la rédaction de mon texte que ce j'ai puisé en moi-même, en mes origines. Je n’envisageais pas mon récit comme une œuvre artistique. Pour moi il en allait de ma survie : j’écrivais pour aller mieux, comme on prend un antidépresseur.
Par la suite, lorsque j’ai décidé de jouer mon "seule en scène", mon metteur en scène et moi avons voulu nous provoquer des émotions communes, pour plus de créativité. Il n’est pas Arménien. Il était donc important de nous construire une culture commune avant de commencer à travailler la pièce. Nous avons écouté beaucoup de musique arménienne, du folklore mais aussi des groupes plus contemporains et bien sûr le grand Komitas. Le chant de la Doudouk nous a aussi beaucoup accompagné. La musique arménienne, quelle qu’elle soit a été très importante dans notre travail. C’est le seul média que nous ayons utilisé pour nous forger nos propres émotions. Il faut dire que les sons ont un rôle à part entière dans "La promesse d’un chiffre".