« Nous avons laissé les lumières allumées dans les appartements en partant » : entretien avec une réfugié de l'Artsakh

Société
16.10.2023

En janvier dernier, Nune, une habitante du Haut-Karabakh, nous a parlé de la vie en état de siège et du refuge pour animaux sans abri qu'elle a créé dans l'Artsakh. En septembre, Nune a été dans l'un des derniers convois de réfugiés à quitter Stepanakert lorsque le Haut-Karabakh est passé sous le contrôle de Bakou. Une fois en sécurité en Arménie, Nune a décrit ce que les habitants de la République non reconnue du Haut-Karabakh avaient enduré au cours des derniers mois et des dernières semaines.

 

- Que s'est-il passé dans l'Artsakh ces derniers mois ?

- Après que les Azerbaïdjanais ont mis en place un point de contrôle dans le corridor de Latchine en avril et n'ont même pas autorisé le passage de l'aide humanitaire, un blocus brutal s'est mis en place. Si les premiers mois du blocus ont été marqués par une pénurie aiguë de produits de base, les derniers mois ont déjà été marqués par une terrible menace de famine. Nous n'avons pas vu de pain pendant des semaines, ils ont commencé à faire du pain avec le son que nous avions acheté pour les chiens du refuge, et ce pain de son était sur les coupons, et vous ne pouviez pas l'acheter sur coupons. Nous étions dans un désespoir total, la guerre et l'exil étaient les seules issues de cette situation.

 

- Y a-t-il eu des cas de décès par famine dans l'Artsakh pendant cette période ?

- Je n'en connais pas par moi-même, mais j'ai vu des enfants s'évanouir de faim, j'ai entendu des cris désespérés dans les files d'attente indiquant que des enfants mouraient de faim. Il est très difficile de mourir de faim dans notre pays, la moindre herbe sert de nourriture. Mais si vous avez cinq enfants, il n'y a rien : pas de pain, pas de céréales, pas de fruits ni de légumes, pas de sucreries... Dans les villages, bien sûr, c'était plus facile, ils avaient leurs propres fermes, mais dans les villes, c'était un véritable désastre.

Il n'y avait pas non plus de médicaments, de produits d'entretien, de couches.

Par exemple, des cigarettes qui coûtent 80 drams en Arménie ont été vendues dans notre pays pour 5 000 drams, et nous ne savons pas qui les a introduites en contrebande dans l'Artsakh.

L'électricité était fournie à l'heure mais pas toujours : les Azerbaïdjanais ont bloqué le lit de la rivière sur laquelle se trouvait notre centrale hydroélectrique, le réservoir a commencé à s'assécher et la centrale a cessé de fonctionner. Il n'y avait plus de gaz, plus d'essence, nous nous déplacions à cheval, à bicyclette ou nous marchions.

Les décès étaient plus souvent associés à l'absence de médicaments et de soins en temps utile. Par exemple, une jeune fille vivant dans le village, enceinte depuis longtemps, a commencé à ressentir des douleurs et il n'y avait pas de moyen de transport pour l'emmener à l'hôpital. Elle a fait une fausse couche et pendant que le mari mettait la voiture en route, la femme est morte à son tour. Un homme a été frappé par la foudre, un autre mordu par un serpent, il n'y avait pas de voiture pour les emmener à l'hôpital...

 

- Y a-t-il eu des possibilités d'évacuation à ce moment-là ?

- Des habitants d'Artsakh ont également quitté le pays pendant le blocus, bien que nous ne sachions pas exactement comment. La Croix-Rouge emmenait certains malades, les étudiants partaient. Certains auraient quitté le pays avec l'aide des forces de maintien de la paix, à grands frais.

 

- Comment la phase active des hostilités a-t-elle commencé ?

- Nous savions qu'il se passerait quelque chose parce qu'après sa rencontre avec Erdogan, Poutine a prononcé une phrase très étrange selon laquelle l'Azerbaïdjan voulait procéder à un nettoyage ethnique au Karabakh, mais qu'il essaierait de faire en sorte que tout se passe sans effusion de sang. Nous pensions malgré tout qu'il y aurait à nouveau une provocation : ils prendraient un village (nous savions même à peu près quel village ils pourraient prendre) et se tairaient. Et le 19 septembre, les enfants sont allés à l'école, les étudiants en classe, ceux qui n'avaient pas encore perdu leur emploi, au travail, une journée de travail normale. Je suis sortie de l'université après les cours et je pouvais déjà voir que les gens étaient inquiets : des parents des villages appelaient et disaient qu'ils allaient être déportés. Les soldats de la paix sont arrivés et ont dit : «  faites vos bagages, vite, et partez ! » 

Et puis, tout d'un coup, il y a eu de tels bombardements ! Chaque fois que nous rencontrions les forces de maintien de la paix, nous posions des questions : leur armée peut-elle entrer dans nos colonies ? Va-t-elle nous bombarder ? Ils ont juré qu'ils ne le feraient pas, riant même : « Pourquoi sommes-nous là, alors, s'ils vont bombarder ? Détendez-vous, ils ne vous bombarderont pas pendant que nous sommes ici ».

Soudain, il y a eu un bombardement massif. J'ai couru dans la première cave que j'ai trouvée, les enfants criaient « Papa, maman, je ne veux pas mourir ! ». C'était une véritable horreur. Les Azerbaïdjanais mentent quand ils disent qu'ils n'ont pas bombardé de bâtiments résidentiels - j'ai moi-même vu deux maisons et deux magasins détruits. Ils ont bombardé avec des drones, des "Smerch" - je connais bien leur son - et des missiles balistiques. Nous avons passé la nuit dans des caves, l'électricité a été coupée, il n'y en a pas eu pendant toute une semaine. Puis les Azerbaïdjanais l'ont rétablie, pour bien nous faire voir que nous étions en Azerbaïdjan maintenant.

Puis vinrent les déportés des villages. Ce n'était pas une évacuation, mais une déportation : le village était encerclé, on disait aux gens : « Sortez », ils sont arrivés en ville avec ce qu’ils avaient pu sauver.

Les gens ont raconté des choses terribles sur ce qui est arrivé à ceux qui n'ont pas pu s'échapper. Il y a tant de familles disparues, mais nous savons ce qui leur est arrivé : elles ont été massacrées. Comme ces deux enfants poignardés à mort et dont la grand-mère a miraculeusement survécu. Ces personnes ont été placées dans des écoles, à l'université, dans des hôtels - nous avions beaucoup d'hôtels de luxe, nous étions un centre touristique visité chaque été par des Arméniens du monde entier...

Par la suite, nous n'avons plus eu accès aux informations : il n'y avait plus d'électricité, les tablettes, les téléphones, tout était hors d'usage. Une personne est quand même parvenue à se connecter à l'Internet mais ce qui était diffusé tenait davantage de la rumeur et elles étaient contradictoires. Nous savions toutefois que tous les déportés des districts étaient rassemblés à l'aéroport. Plusieurs milliers de personnes s'y trouvaient. Lorsque nous avons pu recharger nos appareils mobiles là où il y avait des générateurs, nous avons commencé à contacter des gens à l'aéroport: Ils nous racontaient des choses terribles. Ils avaient été recueillis par des soldats de la paix russes qui leur promettait qu'ils seraient transportés en Arménie. Puis on leur a dit que l'Arménie refusait de les accepter. C'était un mensonge. Ils ne pouvaient pas partir, l'aéroport était entouré d'Azerbaïdjanais, ils ont été gardés à l'aéroport pendant plusieurs jours, ils n'ont pas été nourris, bien que l'on ait montré le contraire à la télévision. Même les toilettes étaient fermées à clé, les conditions étaient insalubres et tous ces gens ont été traités de manière très grossière. Les Karabakhtsis ont toujours été russophiles, mais les soldats de la paix ont très mal traité notre peuple.

Ils sont restés à l'aéroport jusqu'à la fin des négociations, puis on leur a annoncé qu'ils étaient emmenés en Arménie. Nous ne savions rien de précis sur les conditions proposées lors de ces négociations pour ceux qui décideraient de rester en Artsakh - selon les rumeurs, ces conditions étaient fantaisistes. Nous ne savons même pas qui les a mené de notre côté.

 

- Avez-vous été officiellement informé de ce qui vous attendait ?

- Personne n'a signalé quoi que ce soit. Seul un petit message du quartier général opérationnel indiquait que les personnes qui ne se sentaient pas en sécurité peuvent quitter l'Artsakh, la route passant par le corridor de Latchine étant ouverte. Qui pouvait se sentir en sécurité dans notre pays ?

 

- Que se passait-il dans la ville ces jours-là?

- C'était un peu surréaliste. La faim, l'absence d'essence, tout le monde cherchait à s'en procurer pour s'enfuir. Nous savions que l'armée azerbaïdjanaise était entrée dans la ville et dans certains villages adjacents qu'elle contrôlait. Mais les soldats du maintien de la paix leur ont interdit d'entrer dans le centre où il y avait environ mille quatre-vingts personnes avec les déportés. Il y aurait eu un massacre.

Des Azerbaïdjanais en civil sont apparus dans la ville - nous avons vu des étrangers. Leurs voitures de patrouille sont passées. Dans les faubourgs, ils faisaient du porte-à-porte et écrivaient sur les portes : « Sortez, Arméniens ! ».

Les forces de maintien de la paix ont désarmé les forces militaires et les milices d'Artsakh. J'ai le sentiment que la Russie est venue prendre notre équipement lourd, des centaines de chars que nous avions reçus de l'Arménie, des entrepôts d'armes. Nous ne savons pas grand-chose. Mais moi, par exemple, je n'ai pas voulu quitter ma maison avant le dernier moment.

 

- Quand avez-vous accepté l'idée de partir ?

- J'ai reçu un appel de l'université qui m'a dit : « Venez chercher vos documents, nous n'avons pas le droit d'avoir une université, si nous restons en Azerbaïdjan, nous n'aurons pas d'université ».

Et la dernière chose qui m'a fait comprendre que je devais partir, ça a été l'explosion. Nous n'en connaissons pas les causes, mais il pourrait s'agir d'un attentat terroriste : trois cents cadavres carbonisés de jeunes hommes, dont beaucoup avaient fait la guerre. Ils ont été envoyés dans ce dépôt de l'armée, et quelqu'un a dit qu'on leur donnerait de l'essence sans faire la queue. La zone était contrôlée par les Azerbaïdjanais, mais ils étaient apparemment partis autre part quand les Arméniens sont arrivés. C'est alors que tout a explosé.

Imaginez, dans le convoi, il y avait une voiture conduite par un garçon de quinze ans qui emmenait sa famille. Son père et son frère aîné avaient été tués dans l'explosion, ou plutôt, ils étaient considérés comme disparus. J'ai compris que si une station-service explosait aujourd'hui, demain, ce serait  un immeuble de plusieurs étages et on dira que c'est à cause du gaz.

Je suis partie le 28 septembre dans le dernier convoi. Après nous, il n'y avait que des voitures individuelles. Le fait est que les colonnes de réfugiés partaient du centre-ville et les gens attendaient 24 heures pour avancer. Nous sommes rentrés chez nous pour déjeuner et sommes retournés au centre pour monter en voiture. J'ai dit à mon fils que tant que la route vers Shushi ne serait pas dégagée, nous ne quitterions pas les lieux. Ma mère ne peut pas marcher, comment allons-nous conduire ?

Nous devions donc partir encore plus tard, mais tout le monde a commencé à recevoir des appels téléphoniques nous avertissant que des Azerbaïdjanais armés patrouilleraient dans la ville dès le lendemain. Nous nous rendions compte qu'aucune force ne nous protégerait : nous avons des passeports de citoyens arméniens, ils peuvent tout simplement nous tuer. Nous sommes montés de nuit dans la voiture et nous sommes partis. La route vers Shushi était libre et toute la nuit, les gens ont quitté la ville. C'est alors que le cauchemar a commencé, nous sommes restés dans les embouteillages pendant sept heures. Mais nous avons eu de la chance, nous avons parcouru quarante kilomètres en un jour et demi, alors que d'autres les ont mis deux jours et demi ou trois jours à le faire.

Dans les derniers moments de l'évacuation, la Croix-Rouge et notre médiateur ont recueilli toutes les données sur les personnes âgées et isolées qui auraient pu être oubliées dans la tourmente, ou qui étaient simplement assises à la maison sans savoir ce qui se passait. Ils ont été rassemblés et emmenés hors de la ville. Mais dans les villages, j'en suis sûre, des gens sont restés. Ils ont réussi à entrer en contact avec eux, à dire que les Azerbaïdjanais les maltraitaient, sans les laisser partir, et puis les connexions ont été coupées.

 

- Qu'en est-il de votre refuge d’animaux ?

- Notre employée qui est allée nourrir les animaux est d'origine russe, bien qu'elle ait grandi dans une famille arménienne. Lorsque les Azéris ont occupé les banlieues, le refuge se trouvait sur le territoire occupé par eux. Nous étions très inquiets qu'elle soit morte, mais, selon les rumeurs, elle a immédiatement annoncé qu'elle n'était pas arménienne et a été libérée. Nous ne savons pas exactement ce qu'il advient du refuge aujourd'hui.

 

- La route vers l'Arménie a-t-elle été difficile ?

- C'était l'enfer. Les gens mouraient dans le convoi à cause des conditions difficiles. Une voiture des soldats de maintien de la paix a percuté une autre voiture, tuant quatre femmes. Il y a eu quelques autres accidents, mais le plus important, c'est que si des personnes tombaient malades dans le convoi, il n'y avait aucune aide, les hélicoptères de secours envoyés d'Arménie n'étaient pas autorisés à nous rejoindre.

 

- Les gens comprenaient où ils allaient exactement, vers qui ?

- Vers l’inconnu. L'ONU dit : « Les Arméniens ont décidé de quitter le Karabakh ». Regardez, nous avons abandonné tous nos biens. Lorsqu'une personne décide de partir, elle essaie de vendre son appartement, de prendre au moins quelque chose du mobilier et de l'équipement. Nous avons pris des vêtements de rechange. Il était important de sauver physiquement la population.

Aujourd'hui, j'ai lu dans les médias qu'il n'y avait pas d'infraction sur la ligne de contact. Quelle ligne ? Nous n'avons plus d'armée, qui est en contact avec qui ? Ou encore « les soldats de la paix ont apporté de la farine à la population du Karabakh ». Quelle population du Karabakh ? Des chiens et des chats ? Stepanakert est vide maintenant. Et ils écrivent qu'en fait, cette farine était cachée dans des entrepôts. Bien que je ne supporte pas la lâcheté de notre gouvernement  , mais ce n'était pas le cas. Cette farine est restée bloquée au poste de contrôle et n'a pas été autorisée à nous  être délivrée.

 

- Comment s'est déroulée votre arrivée en Arménie ?

- Nous avons été très bien accueillis, nous avons pleuré - après la faim, le blocus, les menaces constantes à notre encontre, soudain des gens étaient heureux de nous voir. « Vous n'êtes pas des réfugiés, vous êtes nos compatriotes »: En distribuant des sacs de nourriture et des fruits aux voitures, ils disaient : « vous n'avez pas vu de nourriture normale depuis dix mois ».

Il y avait des postes médicaux, la ville la plus proche donnait des cartes SIM gratuites à tout le monde, hébergeait ceux qui n'avaient pas de logement, distribuait des vêtements... Notre famille avait un logement, nous nous rendions chez des parents.

Nos compatriotes nous ont merveilleusement accueillis, mais nous sommes toujours sans abri et sans patrie.

Savez-vous quel Stepanakert nous leur avons laissé ? Une ville magnifique construite par toute la diaspora arménienne. Quelle belle ville propre était-elle avant le blocus ! Nous avons quitté notre ville avec les fenêtres allumées : nous avons laissé les lumières allumées dans les appartements en partant.

 

- Que pensez-vous qu'il arrive à la ville désormais ? Les Azerbaïdjanais vont-ils occuper vos maisons ?

- Je pense qu'ils ne le feront pas avant longtemps : ils ont peur. Cela fait trois ans qu'ils ne se sont pas installés dans les zones qui leur ont été restituées. Peut-être y aura-t-il une zone morte pendant un certain temps.

 

- Je suppose qu'il est inutile de vous demander quels sont vos projets maintenant...

- Eh bien, quels sont les projets ?... Beaucoup de gens veulent obtenir le statut de réfugié. Certains ne croient pas non plus qu'il n'y aura pas de guerre en Arménie.... Les gens sont fatigués, depuis 1988, nous sommes pratiquement en guerr pour la troisième génération, alors les gens veulent obtenir un statut de réfugié dans un pays tiers.

Mais en fait, nous voulons rentrer. Nous pensons que le monde va connaître des bouleversements et qu'il est plus sûr pour nous de rester ensemble en Arménie. Mais si la prochaine re-division du monde se fait en notre faveur, nous sommes déterminés à revenir.Nous revenons toujours. Le Karabagh est le seul endroit en Arménie où l'histoire des Arméniens n'a pas été interrompue, nous ne l'avons pas quitté, nous sommes allés plus haut dans les montagnes, mais nous sommes toujours restés au Karabakh. Mais il y a trop de sang...

Lors de l'opération Cercle en 1991, trente villages arméniens ont été déportés par l'armée soviétique et beaucoup ont été tués. Quelques mois plus tard, l'URSS s'est effondrée. Nous pensons que nous avons une terre sacrée et que personne ne digérera le Karabagh.

 

Source : sotaproject.com