Concluant deux jours de débat consacrés aux résultats de son gouvernement dans la mise en œuvre du plan quinquennal, Nikol Pashinyan s'est lancé, le 11 avril, dans une très longue diatribe devant le parlement contre ceux qui lui reprochent ses choix géopolitiques et de brader la sécurité et la souveraineté de l'Arménie.
Par Olivier Merlet
Il s'agissait avant tout d'une réponse aux députés de l'opposition qui, depuis trois jours, n'avaient eu de cesse de le questionner, ses plus proches ministres tout d'abord et lui ensuite, non seulement sur les nouvelles orientations de sa politique étrangère et sa rupture consommée avec Moscou, mais aussi sur ce qui leur apparait comme de larges concessions à l'Azerbaïdjan dans la recherche d'une paix à tout prix.
Avec le lyrisme et les métaphores qui lui sont siennes dans de tels moments – un sens certain de la tribune – Nikol Pashinyan a repris dans son très long discours d'hier, le thème qu'il avait commencé à développer ce mardi de deux Arménie qui s'opposent : l'historique et la réelle. Partant de cette vision, chacun s'accordera ou non sur les moyens qu'il envisage, mais sa finalité fait au moins consensus : pour une Arménie indépendante qui écrit elle-même son destin. L'histoire jugera.
Si pour en alléger la lecture, les lignes qui suivent ne reprennent qu'une partie de l'allocution du Premier ministre, le lecteur pourra la retrouver en intégralité sous ce lien.
« Lorsque je dis "examinons notre sécurité nationale", je pense que nous devons d'abord questionner notre identité nationale. En fait, ce que j'ai dit hier depuis cette tribune, dans mon discours au parlement, au gouvernement, dans mes discours conceptuels en divers lieux, est en fait la concrétisation de cette thèse, car ce que je dis et ce que j'essaie de présenter comme un programme est le résultat de notre examen de l'identité nationale.
Et je dis encore aujourd'hui que nous descendons de la Cilicie, nous descendons du Plateau Arménien, nous descendons du Royaume de Van. Ce n’est pas là le problème, ou plutôt si : le problème est celui-là, et c’est l’essence de notre débat. Faut-il regarder le monde d'aujourd'hui depuis la tour du Royaume de Van ou depuis la tour de la République d'Arménie ? C’est en cela que réside notre débat conceptuel.
Une question très pertinente a été soulevée : comment peut-il y avoir une église du VIIe siècle à un endroit et qu'à quelques mètres de là commence l'Azerbaïdjan ? Comment peut-il y avoir une église du VIIe siècle et la Turquie à quelques mètres de là, car Khor Virap, notre source du christianisme, est située dans un endroit où la Turquie n'est qu'à quelques mètres. Le débat conceptuel est désormais là. Acceptons-nous ou non que la Turquie soit à quelques mètres de Khor Virap ? Je dis que le gouvernement de la République d'Arménie et la majorité politique reconnaissent que la Turquie est à quelques mètres de Khor Virap, et pour le gouvernement de l'Arménie, ce fait dicte la mesure de sécurité la plus importante. C’est là que réside le choix stratégique. Quand on dit qu’il n’y a pas de Turquie à quelques mètres au-delà de Khor Virap, on choisit l’Arménie historique. Quand on dit que la Turquie est à quelques mètres de Khor Virap, on choisit la Véritable Arménie. Et c’est cette même approche que j’aborderai.
La même approche s'applique à Voskepar. Lorsque vous n'acceptez pas de fixer une frontière entre vous et quelqu'un d'autre, vous n'interférez pas avec cette autre personne et vous n'interférerez pas avec cette autre personne. Je veux dire, tout d'abord, de peur que cela ne ressemble soudainement à une ambiance nazie, à la sécurité politique, et c'est ce que je dis, que les routes par lesquelles nous quittons le territoire souverain de l'Arménie, dans notre esprit, politiquement ou parfois non politiquement, celles les routes permettent à d'autres d'entrer de la même manière dans notre territoire souverain. Je dis que nous devrions fermer cette route, et je veux que ce soit très clair, je ne dis pas que c'est nécessaire maintenant, nous le disons, maintenant c'est nécessaire, nous disons à quelques mètres de Khor Virap C'est la Turquie, alors ça devrait être le cas, nous ne le dirons pas.
J'ai dit dans mon discours que nous devrions enregistrer cela comme une permanence stratégique. J'ai dit que nous devrions constater l'impossibilité stratégique de revenir à la logique de l'Arménie historique. C'est là que se situe réellement notre débat, et c'est un débat important.
[…] Concernant la délimitation de la frontière, la faction "Hayastan" dit que la délimitation devrait être faite avec des cartes soviétiques et m'accuse ensuite de dire et de montrer du doigt que certaines zones sont azerbaïdjanaises. Je n'ai pas dit une telle chose. Je dis : au sein de République socialiste soviétique d'Arménie, c'est-à-dire sur les cartes qui, selon vous, devraient servir à la délimitation, il n'y a jamais eu de villages dont les noms sont mentionnés par l'Azerbaïdjan. Les villages de Baghanis-Ayrum, Ashagha-Askipara, Kheirimli et Kezl-Hajili n'ont jamais existé au sein de la RSS arménienne.
[…] Je ne me souviens plus qui a dit : ce n'est pas une question de 4 villages, c'est une question d'Arménie. Oui, c'est une question qui concerne la République d'Arménie. […] On ne résout pas la question des 4 villages. Nous résolvons la question de la République d'Arménie. Et l’essence de la résolution de cette question est la suivante. Nous disons que nous voulons avoir une frontière là-bas, ils disent, supposons, et qu'obtiendra l'Arménie ? L'Arménie aura une frontière.
L'un des représentants de l'opposition a dit à juste titre qu'il fallait des conditions politiques, militaro-politiques et diplomatiques pour garantir la sécurité. Et une telle condition est la frontière de l'État. Il n’existe tout simplement aucune condition juridique et politique pour une sécurité plus fiable de l’autre côté des frontières nationales. Nous y allons pour la démarcation et, d'ailleurs, je le répète, la République d'Arménie a été créée sur le territoire exact de la République socialiste soviétique d'Arménie. Et ce territoire ne peut être contesté par personne. Mais nous devons également comprendre qu’il s’agit d’un processus, et que ce processus ne peut se faire en une seule action.
[…] J'ai dit dans mon discours : ne pensez pas que vous aimiez l'Arménie historique plus que nous. Non. N'aimez pas trop cette Arménie historique, mais je refuse d'aimer moins l'Arménie réelle, ou d'aimer l'Arménie historique plus que l'Arménie réelle. En tant que Premier ministre de la République d’Arménie, je refuse d’aimer autre chose que la véritable Arménie. Je refuse d’aimer quoi que ce soit de plus, même à des kilomètres de plus près, que la véritable Arménie, son peuple actuel et ses intérêts.
Aujourd’hui, on parle beaucoup du fait que nous nous sommes écartés de notre programme préélectoral, et cela concerne principalement le Haut-Karabakh. Quelle est la réalité, et la réalité est que lorsque le programme préélectoral a été enregistré, nous avons suivi ces dispositions de toute notre force et de toute notre sincérité.
En particulier, on parle constamment des processus qui se sont déroulés dans le cadre du Groupe de Minsk de l'OSCE. On nous critique pour cela, personne ne remarque que de nombreux coprésidents du Groupe de Minsk de l'OSCE étaient en conflit les uns avec les autres après 2014 et se font la guerre depuis 2022. C'est ce qu'ils nous montrent, d'autres disent aussi que nous transformons l'Arménie en un théâtre de compétition géopolitique, je suis désolé, mais qu'était le Groupe de Minsk de l'OSCE, sinon une compétition géopolitique légitime sur la République d'Arménie ? Ça c'était quoi ?
En d’autres termes, pensez-vous que les intérêts de la France, des États-Unis, de la Russie et des pays membres du Groupe de Minsk coïncident ? Si nous regardons cette logique, nous sommes à l’opposé. Il dit : "Donc, vous n'êtes pas un sujet de géopolitique, mais, je ne sais pas, ils ont été jetés dans un filet, etc., etc." Désolé, ce n'est pas une bonne chose à dire, mais pendant 30 ans, comme dans un filet, nous avons été projetés d'un côté à l'autre. Ils sont venus nous voir et nous ont dit de dire cela, ils sont allés à l'OSCE et ont voté différemment. De quoi s’agissait-il sinon d’une rivalité géopolitique ?
Au contraire, nous voulons retirer l'Arménie de cette compétition, disons, mes amis, voici un pays, voici un gouvernement, voici un peuple, voici une vision.
[…] Nous avons commencé par l'histoire, terminons par l'histoire. Chers collègues, je dirais qu'un pourcentage du contenu de l'histoire du peuple arménien qui existe aujourd'hui, permettez-moi de me tromper s'est formé à 70 ou 80 pour cent pendant l'Union soviétique. Elle se concevait dans une certaine logique de perceptions géopolitiques qui, compte tenu de certaines bases objectives, faisaient tout ce qu'il faut pour que ce peuple ait peur de vivre dans sa région sans patronage. Aujourd'hui, 90 pour cent du contenu de l'histoire du peuple arménien poursuit cet objectif politique et une grande partie des récits d'aujourd'hui, les récits de l'Arménie historique, s'inspirent de la politique régionale de l'Union soviétique, c'est-à-dire de l'empire.
[…] cette histoire a été écrite par l’empire pour nous dans le but que nous ne soyons pas un État, juste un avant-poste. […] Nous ne savons pas écrire l'histoire par nous-mêmes, depuis le Moyen Âge, nos histoires ont été écrites par des empires. Ces grands noms que vous avez cités, tous ces grands noms étaient directement liés à l’empire et font partie de la socio-psychologie et de la tradition de l’empire.
Et nous, oui, nous écrivons parce qu'ils ne nous ont pas permis d'écrire notre histoire. […] Nous écrivons notre histoire aujourd'hui et le message principal de ma présentation était à ce sujet : « les gens, sortons de l'histoire écrite pour nous par d'autres et formulons, écrivons, créons notre propre histoire ».