La résilience est l’affaire de tous

Société
23.09.2025

La semaine dernière, la conférence « Comprehensive Security & Resilience Project » a été organisée à Erevan par le think tank Women & Global Security Architecture (WGSA). Au cours de six tables rondes, des experts, des personnalités politiques et militaires, nationales et internationales, ont débattu sans filtre de l'avenir et des besoins stratégiques de la défense arménienne.

 

Par Camille Ramecourt

À la fin de l'URSS, la défense arménienne faisait partie de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), dont l'objectif principal est de garantir la sécurité des États membres de la CEI. Cependant, ces cinq dernières années, l’environnement de défense du pays a été chamboulé, se redéfinissant presque chaque année par des guerres, des pertes d’alliés ou de territoires. En 2024, le Premier ministre Nikol Pashinyan a toutefois annoncé la suspension de la participation de l’Arménie à l’OSTC, puis son intention de se retirer du traité, en raison de l’inaction des forces russes présentes dans le Haut-Karabagh depuis 2020, lors de l’annexion de l’enclave. A ce sujet, Armen Grigoryan, secrétaire du Conseil de sécurité de la République d’Arménie, explique qu’une stratégie nationale est en cours d’élaboration, malgré la modification des règles du jeu apportée par l’année 2025, avec l’annonce d’un traité de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, organisé par les États-Unis, qu’il nomme laconiquement « 8 août ». 

 

La "colonne vertébrale" de la conférence, sinon son élément déclencheur, a été le besoin crucial pour l’Arménie d’une nouvelle stratégie militaire, en rupture avec son héritage soviétique, adaptée au contexte géopolitique actuel et à la situation particulière de l’Arménie. L’organisation interne, les alliances extérieures, les soutiens et l’industrie militaire doivent être revus dans un contexte de guerre hybride et de menace territoriale permanente, de manque de moyens humains et financiers. La place des femmes, la durée et les congés de la conscription, la professionnalisation de l’armée et la diversification des alliés sont autant d'éléments de la nouvelle armée arménienne. 

 

Le colonel Zhirayr Amirkhanyan, assistant du chef du personnel des forces armées, a appelé à s'inspirer de l'Occident, considéré comme le modèle militaire le plus efficace, et à s'éloigner des anciennes doctrines soviétiques. Il ne souhaite cependant pas faire table rase de son héritage, mais plutôt « rénover » et conserver l’expérience. Il décrit la trajectoire arménienne, avec le besoin de trouver leur propre place entre l'Est et l'Ouest, entre héritage et réforme modernisatrice. Ces réformes résonnent avec les propos du Premier ministre, qui affirme que l’Arménie doit défendre le soldat pour que le soldat défende l’Arménie. Pour attirer et mieux servir ses forces armées, les réformes prévoient de réduire la durée du service militaire (de 24 à 18 mois), d'augmenter la durée des congés des conscrits et d'investir pour recruter davantage de femmes. 

La présence de ces dernières dans les forces armées arméniennes est louée, notamment pour la plus grande discipline et la baisse de la corruption qu'elle engendre, comme le présente Vazgen Ghazaryan, président de la Commission de la défense et de la sécurité.

 

Un bataillon féminin a été créé sous le commandement de la major Armine Grigoryan. Il est opérationnel au combat, mais la lente adaptation des infrastructures, les stéréotypes de genre et le sort différencié auquel les femmes sont exposées dans les conflits, à l'image de ce qu'a subi Anush Apetian en 2022, sont autant de freins à l'attractivité du métier de soldate. 

 

La résilience est l’affaire de tous : par l’éducation, la préparation, les taxes, le service militaire, à l’exemple de la Finlande, comme l'a présenté le lieutenant-colonel Annukka Ylivaara. Pour allier démocratie et résilience, il faut changer l’état d’esprit de l’ensemble de la population. L’éducation peut notamment être utilisée comme vecteur d’union nationale. En particulier l’éducation aux médias, alors que la guerre hybride (tout ce qui se situe en deçà du conflit armé, notamment la désinformation) est devenue la norme. L’ambition de ces attaques étant de briser le lien entre citoyens et gouvernement, la cohésion nationale est le meilleur moyen de défense. Les représentants de la Finlande et de l’Estonie ont décrit leurs expériences nationales avec la propagande russe et l’inefficacité du média Sputnik, qui a cessé d’émettre après quelques mois, les Finlandais n’y prêtant pas attention. La Suède a présenté un dispositif de défense contre les menaces hybrides sans restriction démocratique : une campagne annuelle ou juste avant les élections « don’t be fooled », la préparation des journalistes avant les élections, le prebunking et le fact-checking, la communication proactive et le suivi du cadre de l’UE.

 

Le recrutement de la moitié de la population est essentiel à la défense arménienne, qui prévoit d'ores et déjà de pallier le manque de main-d'œuvre par des outils technologiques pour surveiller les frontières. 

 

Selon Roman Simonyan, PDG de ZGST, une entreprise de l’industrie militaire, seuls 5 % de la forte industrie de défense soviétique des années 1980 sont encore en activité. La résilience est un état d’esprit qui doit se diffuser dans la société et le récit commun ainsi que la cohésion du plus grand nombre autour de celui-ci sont des éléments clés de cette stratégie, même si, comme le reconnaît M. Grigoryan, celle-ci est plus difficile à atteindre qu’initialement prévu. L’aide européenne potentielle fait partie de la réflexion autour de cette nouvelle sécurité arménienne, mais le secrétaire du Conseil de sécurité met davantage l’accent sur les valeurs suivantes : le maintien de la démocratie et de la liberté d’expression, même sous la pression et comme bouclier contre les menaces hybrides. Pour Kristine Grigoryan, directrice des services de renseignement extérieur, la démocratie est la meilleure technique pour assurer la sécurité nationale, qu’elle compare à un sport d’équipe rassemblant toutes les couches de la population. La démocratie a été un mot d’ordre partagé par toutes les tables rondes, indépendamment des pays représentés. À la question de savoir si l’accord de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan pourrait avoir un effet délétère sur la cohésion nationale, Armen Grigoryan a répondu par la démocratie et les futures élections. 

 

Pour une enclave de taille limitée et sans ressources économiques, les moyens de défense sont la cohésion nationale et la faculté d'adaptation, deux objectifs déjà recherchés par l'Arménie qui lutte contre la corruption et modernise son appareil de défense.

 

L’objectif est de reproduire l’exemple des États-Unis entre les deux guerres : une armée restreinte, mais professionnelle et déployable très rapidement, expliquait Zhirayr Amirkhanyan. Le système de formation militaire porte déjà ses fruits, produisant des experts capables de former, via une académie militaire modernisée avec l’aide de l’OTAN notamment, des militaires. Au-delà des moyens intérieurs, une partie non négligeable des moyens de défense arméniens réside dans des soutiens extérieurs. En la matière, de nombreux représentants de l'UE, partenaire de taille de l'Arménie, participaient à la conférence. Après l’annonce du traité du 8 août dernier, la présence de la Mission de l’UE en Arménie (EUMA), un déploiement civil de la politique de sécurité et de défense commune de l’UE, est souhaitée par les États-Unis, comme l'explique son directeur, le Dr Markus Ritter. Cependant, l'orientation du pays vers l'ouest est ralentie par un manque de personnel qualifié pour traduire les législations européennes en implications concrètes, selon un expert local. L’entente avec l’UE a par ailleurs été tempérée par une tentative d’entrer dans le groupe de Shanghaï, mais aussi par la vision de la situation en Ukraine, les Arméniens faisant moins confiance à l’UE, qu'ils estiment incapable de fournir un soutien clair et unanime au pays agressé. En réponse à cette défiance, l’ambassadeur européen S. E. Vasilis Maragos soulignait que l’UE devait mieux appréhender les attentes des populations concernant l’adhésion et ses bénéfices, et qu'il ne s'agissait pas d'une panacée universelle conçue pour répondre à tous les problèmes.

Cette realpolitik était perceptible tout au long de la conférence. Certains acteurs arméniens de terrain ont rappelé que s'ils ne s'aidaient pas eux-mêmes, personne ne le ferait à leur place. Ainsi, l’Estonie a rappelé que son intégration européenne avait été une véritable lutte pour ne plus être considérée comme « l’arrière-cour de Saint-Pétersbourg ». Ils ont également souligné que la diplomatie pragmatique des États-Unis était devenue transactionnelle, comme en témoigne la route Trump prévue dans le Syunik.

La conclusion des deux jours d'échanges entre les experts et les politiques arméniens, britanniques, finlandais, estoniens, suédois, de l'OTAN et de l'UE fut un accord sur le besoin de trouver des objectifs communs dans un monde multipolaire, d'approfondir leur coopération, mais aussi, pour reprendre les mots de l'organisatrice Armine Margaryan, de « faire preuve de pragmatisme », car la véritable force de la sécurité arménienne réside dans sa faculté d'adaptation de sa stratégie et de sa démocratie, même en temps de pression.