État, nation, mentalité nationale et étatique : un aperçu historique

Arménie francophone
13.05.2022

Les périodes de crise, de luttes et de défaites, mais aussi de victoires, ne manquent pas à l’histoire millénaire arménienne. Aujourd’hui, à l’heure cruciale, où le sursaut national se fait attendre, n'est-ce pas le moment de se mettre face à l’histoire et d’assumer enfin les manquements qui ont tendance à se répéter ?

Par Lusine Abgarian

Samvel Grigoryan, docteur en histoire au Centre d’études médiévales de l’Université Paul Valéry-Montpellier 3, mène actuellement des recherches sur l’évolution de l’État arménien de Cilicie et d’Isaurie et ses élites arméno-françaises. Dans les lignes qui suivent, il nous entretient de l’histoire de ces relations, de l’Arménie cilicienne et de ses surprenantes analogies à l'époque actuelle. Il évoque aussi la mentalité nationale arménienne, peut-être l’une des causes profondes qui explique, au moins en partie, la période chaotique que traverse aujourd'hui l’Arménie et les Arméniens.


Vos champs de recherche portent sur les rapports de la noblesse arménienne et franque à l’époque du royaume arménien de Cilicie. En quoi consiste notamment l’importance de cette recherche pour l’historiographie de l’Arménie et de la France et permet-elle de comprendre, voire de projeter la profondeur des liens historiques entre ces deux nations et ces deux pays ?

En Arménie méditerranéenne (on l’appelle généralement Arménie cilicienne, bien qu’elle ne comprenne pas seulement la Cilicie), une fusion des élites arméniennes et franques s'est opérée donnant naissance à une nouvelle entité, la noblesse arméno-franque. Les deux identités, arménienne et française, se sont beaucoup mélangées. Par conséquent, je préfère parler non seulement de liens et de relations, mais aussi de notre histoire commune indissociable. Il y a deux ans, le président français déclarait dans un discours que « l’histoire des Arméniens de France est une histoire française ». Permettez-moi d’exprimer une pensée similaire : l’histoire des Français en Arménie méditerranéenne fait partie intégrante de l’histoire arménienne, et leurs contributions polyvalentes à l’État arménien est particulièrement précieuse.

Peut-on justement se référer à ces épisodes historiques pour comprendre certains enjeux du présent ? Ce vécu historique de l’époque du Moyen-Âge peut-il être perçu, d’une certaine manière, comme une source d’intelligibilité du présent ?

Sans aucun doute, c’est possible. L’histoire de l’Arménie méditerranéenne est pertinente pour l’Arménie moderne pour de nombreuses raisons. Premièrement, il s’agit d’une expérience historique réussie de restauration de l’État après sa perte. Deuxièmement, le problème le plus important pour la République d’Arménie est la souveraineté, la capacité à prendre des décisions en toute indépendance. L’Arménie méditerranéenne est passée avec succès du stade de petites principautés vassales à celui d’État souverain.

Troisièmement, le problème fondamental de l’Arménie moderne est celui de l’isolement, le détachement des alliés et des communications, la faiblesse du travail diplomatique. L’Arménie méditerranéenne est un brillant exemple de résolution de ce problème complexe.

Quatrièmement, l’Arménie méditerranéenne montre comment se libérer des griffes des empires environnants, manœuvrer parmi des États forts, accumuler de la puissance, devenir un État fort, l’un des acteurs importants sur la scène internationale, et réussir dans une lutte géopolitique difficile et féroce. Il y a aussi des cinquièmement et sixièmement...

Bien évidemment, il ne faut pas se laisser emporter par les analogies historiques. Toutefois, la similitude entre les événements actuels en Arménie et ce qui s’est passé au XIe siècle est frappante. À mon avis, ni les dirigeants politiques ni les autres citoyens ne sont capables de prendre les bonnes décisions s’ils ne connaissent pas et ne comprennent pas l’histoire de leur État et de leur nation. Il s’agit ici d’une compréhension profonde, pas stéréotypée. L’expérience historique doit être prise en compte pour trouver des solutions aux problèmes extrêmement complexes auxquels l’Arménie moderne est confrontée. On peut et on doit profiter des enseignements de l’histoire. De plus, il faut savoir qu’elle est continue. En d’autres termes, le passé est toujours présent dans l’actualité et façonne l’avenir. À cet égard, j’aimerais citer les mots de William Faulkner : « Le passé n’est jamais mort. Ce n’est même pas passé ».

En tant qu’historien qui a étudié la mentalité nationale arménienne à travers l’histoire, quelles tendances de "répétition historique" observez-vous en lien avec cette mentalité ou conditionnées par la mentalité nationale ?

Si les leçons ne sont pas tirées des erreurs du passé, alors les tragédies se répéteront, c’est inévitable.

Lorsqu’un peuple traverse une catastrophe, en la revivant, en portant en lui ses souffrances, il fixe tout d’abord la culpabilité de celui qui a causé cette souffrance. Ensuite vient l’analyse de ses propres faiblesses et erreurs, qui ont provoqué l’impuissance face à la tragédie. Le troisième niveau consiste en l’élimination de ces erreurs, dans le développement d’une stratégie pour surmonter le traumatisme national. Le quatrième niveau est la fin d’une série de catastrophes par la formation d’une société moderne, dynamique, et d’un État efficace. Pour le peuple arménien, cette voie coïncide en grande partie avec le processus que l’on peut qualifier de "nation building" et de "state building".

Il me semble évident que nous sommes encore au premier niveau. Nous entrons parfois dans le second mais en revenant aussitôt en arrière. Nos trois omissions fondamentales aux XIXe et XXIe siècles sont les suivantes : nous n’avons pas créé une théorie de la restauration de l’État (après plusieurs siècles d’absence et l’énorme dispersion du peuple, c’était nécessaire), en tant que nation ethnique, nous ne sommes pas encore devenus une nation-État, et enfin, notre État existe, formellement, mais ne fonctionne presque pas.

Les raisons pour lesquelles nous n’apprenons toujours pas des erreurs du passé et ne pouvons surmonter le premier niveau, à mon avis, résident principalement dans cette mentalité. Les caractéristiques les plus problématiques de notre société que j’observe sont l’archaïsme, l’inefficacité et l’égocentrisme excessif.

Que devrions-nous changer dans la mentalité nationale arménienne selon vous, notamment dans le contexte de post-guerre en tant que pays qui a perdu ?

À mon avis, il faut garder seulement ce qui est lié aux qualités bienveillantes et au sentiment de liberté du peuple arménien tout le reste doit complètement être transformé et c’est un très long processus. Nous n’avons pas eu d’État depuis plusieurs siècles et nous n’avons pas encore construit celui-là, la nation-État n’est pas encore avenue. Par conséquent, il est nécessaire d’encourager dans la mentalité les qualités qui contribuent à la formation d’une "personne d’État".

Le nouveau type d’Arménien, efficace, moderne, organisé et en même temps courageux, capable d’autocritique et d’introspection, qui réfléchit et n’agit pas par réflexe, ne perçoit pas le monde à travers le prisme de son propre orgueil. Ce type existe et a toujours existé, mais il n'a aucune influence sur les processus. Un autre type domine, celui qui nous conduit d’un échec historique à un autre.

Je tiens à vous rappeler que l’ère brillante de l’Arménie méditerranéenne a été précédée par le XIe siècle, catastrophique, quand il semblait que l’État arménien était irrémédiablement perdu. Cependant, en assez peu de temps, il a été restauré et a atteint son apogée aux XIIe-XIIIe siècles. Je trouve que les principales composantes de ce succès étaient l’idéologie de la souveraineté arménienne et l’efficacité de ses vecteurs dans les sphères politique, militaire et diplomatique.

D’après vous, quelles expériences historiques devraient notamment nous servir d’exemple aujourd'hui et quels seraient les atouts dont nous devrions nous munir pour pouvoir affronter l’histoire contemporaine ?

Il n’y a rien de surprenant dans les événements récents : un mécanisme étatique inefficace et fonctionnant mal a perdu face à un autre, plus efficace. Il est nécessaire d’étudier et d’adopter l’expérience de nombreux États, y compris celles des adversaires d’hier. Un intérêt particulier devrait être porté à l’expérience des États dont les peuples en ont rétabli le statut  après des siècles, voire des millénaires d’absence. Notre problème ne réside pas dans le fait que nous ayons raté quelque chose dans telle ou telle sphère de la construction de l’État. De manière générale, pendant plusieurs décennies, nous n’avons rien fait du tout.

Nous n’avons pas d’institutions, de groupes de réflexion et d’analyse, de groupes d’experts autoritaires, qui auraient dû élaborer une stratégie pour construire et développer l’État arménien à un niveau scientifique sérieux. Compte tenu de la situation géopolitique complexe dans laquelle se trouve la République d’Arménie, cette absence est critique. Évidemment, ce vecteur devrait avoir la priorité dans le financement par l’État arménien et par la diaspora.

Sans groupe de réflexion puissant, dont le développement devrait devenir la base de prise de décision des autorités et des stratégies à long terme, nous ne pourrons pas faire face aux défis de notre temps. De plus, ils devraient être organisés non seulement en République d’Arménie, mais aussi en diaspora qui a un grand potentiel intellectuel.

Ainsi, dans le même temps, il sera possible de surmonter l’écart entre la République d’Arménie et la diaspora autour du sujet de l’État arménien. Les deux se retrouvent dans un cycle de dégradation et ils ne peuvent pas sortir individuellement du marais. L’intérêt commun de la République d’Arménie et de la diaspora est d’unir leurs efforts autour du problème fondamental de la nation arménienne afin de préserver son existence.