Հայաստանի կանայք - Femmes d'Arménie: Izabella Abgaryan, bloggeuse engagée

Arménie francophone
27.12.2021

Elles sont professeur, journaliste, chercheuse, politicienne, Naïra, Ani, Constance, Thénie et les autres ont l'amour de la langue française en partage. Le Courrier d'Erevan les a rencontrées et leur a laissé la parole. Elles nous racontent leur histoire, en français dans le texte, simple et extraordinaire. Portraits de femmes, exemplaires, touchantes, dérangeantes, une autre image de l'Arménie. Aujourd'hui, on vous présente le premier portrait de la série: Isabella Abgarian.

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Ses parents voulaient qu'elle soit médecin, tradition familiale oblige… Elle, c'est du français dont elle voulait faire profession, « la langue de la culture, de la liberté et de l'indépendance ». Libre de parole, indépendante d'esprit, émancipée mais toujours engagée, Izabella Abgaryan a puisé dans la langue française les ressources qui ont forgé ses convictions. Professeure, traductrice spécialisée en français des affaires, journaliste, blogeuse, femme politique aux multiples facettes… Et maman célibataire. Elle se confie au Courrier d'Erevan.

Par Olivier Merlet

Tout commence, comme souvent, par une belle rencontre, celle d'une professeure de français extraordinaire à l'école russe où Izabella fait ses études, « mon idéal de femme », se souvient-elle, celle des chansons de Piaf ou d'Aznavour aussi. « Je les connaissais toutes par cœur » … Izabella "dévore" tous les livres en français qu'elle peut trouver « et même les dictionnaires, pour enrichir mon vocabulaire ! » Faculté de langue romano-germanique de l'université d'État d'Erevan, section française, tout naturellement, traductrice auprès du bureau du recteur, le parcours de future enseignante semble déjà tout tracé. Mais en Arménie post-soviétique, post-guerre, rien n'est facile. Dans le secteur public, l'heure est aux restrictions budgétaires, les places sont chères, davantage réservées aux proches des hiérarchies en place plutôt qu'aux spécialistes. La professeure est contrainte à se diversifier. « C'était un malheur pour moi de rester sans la possibilité d'enseigner, je ne m'imaginais plus sans auditeur, sans mes étudiants ». Cours particuliers à la maison, quelques traductions, Izabella découvre aussi le journalisme en ligne.

Lorsqu'en février 2008, le président Robert Kocharyan fait ouvrir le feu sur ceux qui manifestent contre ses manipulations électorales, elle fait partie de l'équipe des rédacteurs courageux qui bravent la censure. « 10 citoyens tués dans les rues d'Erevan, c'était encore des jours tragiques pour l'Arménie. Le gouvernement exerçait un strict contrôle de la presse, les rumeurs les plus folles fusaient dans tous les sens, et le manque d'information semait la panique parmi la population. Nous avons commencé à diffuser les nouvelles qui nous parvenaient du terrain, j'ai commencé à prendre position, à écrire sur les sujets politiques et j'ai compris que je ne pourrais plus m'en écarter. C'est au Livejournal, dont les articles sont attendus avec d'autant plus d'impatience que l'information officielle est très souvent déformée ou détournée, qu'Izabella signe ses premiers papiers de blogueuse.

En 2012, le parti d'opposition Jarrangutyun - "héritage" – l'invite à rejoindre la liste de Raffi Hovannisian, ex-premier ministre des affaires étrangères de l'Arménie indépendante de Levon Ter Petrossian, aux élections parlementaires. « J'étais inscrite en 9e position sur la liste parlementaire. C'était le début officiel de ma carrière politique » Le nombre de voix que recueille la liste n'est toutefois pas suffisant pour lui permettre de rejoindre les bancs de l'assemblée. Peu importe, les batailles politiques se gagnent aussi dans la rue, Izabella se forge une solide réputation d'activiste civile. Toujours accompagnée de ses deux enfants, elle participe aux grandes manifestations de l'époque, pour la protection des espaces verts ou des quartiers historiques d'Erevan. Mais la capitale est en pleine transformation, et « les projets immobiliers de ceux qui commandaient l'État étaient plus importants que de garder les bâtiments anciens. C'était une vraie tragédie. »

En 2013, elle soutient de nouveau Raffi Hovannisian qui brigue les élections présidentielles. Arrivé deuxième avec 37% des voix, il conteste les résultats et rassemble ses partisans sur la Place de la Liberté qu'ils occuperont pendant plusieurs semaines. C'est l'éphémère "Barevolution", "la révolution des bonjours". Le mouvement s'essoufflera de lui-même, et Serge Sargsyan y mettra un point final en amendant la constitution arménienne qui lui permettra de rester au pouvoir, Raffi Hovannisian quant à lui sera contraint à quitter le pays.

Le grand tournant pour Izabella intervient en avril 2018. Toujours très active sur son blog, elle se prend de curiosité pour cet ex-journaliste, Nikol Pashinyan, qui au cri de "Refuse Serge !", galvanise les provinces arméniennes. Elle se rend à Dilijan et le suit toute une journée au cours de sa marche vers Erevan. Ses tweets en français sont repris par des journalistes du Canada, de Belgique de Suisse ou de France. « Des journalistes francophones de tous les pays s'adressaient à moi pour savoir ce qui se passait. » La révolution de velours triomphe, les élites de l'ancien régime quittent le pouvoir, le maire d'Erevan démissionne au mois de mai, des élections sont annoncées pour septembre. « Le Contrat civil m'a proposé d'adhérer à sa liste pour les élections municipales, nous avons gagné à plus de 80 %. » Début octobre, c'est la première réunion du nouveau conseil municipal d'Erevan, Izabella y tient son siège.

 

Vous avez donc rejoint le "Contrat civil" ?

Pas du tout. Pashinyan symbolisait le changement et nous voulions le changement. Mais je n'ai jamais été membre de son parti politique ni d'aucun autre. Quand vous êtes membre d'un parti politique, vous êtes obligé de suivre la volonté de la majorité du parti. Je l'ai toujours refusé, pour moi le plus important c'est de garder mon indépendance, c'est seulement à cette condition que je peux rester fidèle à mes idées, à mes principes. Au conseil municipal d'Erevan, nous avons constitué une faction rassemblant des groupes de la société civile et c'est ainsi que nous avons pu nous commencer à nous concentrer sur les problèmes de la ville et même travailler conjointement avec l'opposition, il n'y avait plus de conflit.

Vous vous retrouvez au cœur du sujet, quelles sont alors les actions à mener ?

L'urgence était de réformer les systèmes existants et créer ceux qui n'existaient pas. La mairie d'Erevan ne contrôlait plus rien, il fallait créer de nouveaux systèmes de gestion qui devaient fonctionner. Les déchets, les transports, Il y avait des problèmes partout.

La société libanaise Sanitek, par exemple, l'opérateur en charge de la collecte des déchets ménagers à Erevan depuis 2014, avait décroché son contrat sans appel d'offres. Sanitek recevait l'argent public mais ne faisait aucun investissement pour assurer le service, elle n'avait même plus de véhicules pour assurer son service. La ville était dans une situation déplorable. Les déchets s'entassaient sur les trottoirs, jonchaient les rues d'Erevan, c'était catastrophique. Mais nous ne voulions surtout pas que Sanitek cesse le minimum d'activité qu'elle menait encore. On leur a dit : nous allons vous aider, nous allons vous fournir des véhicules et dans le même temps nous travaillions sur un système parallèle qui devait s'y substituer à terme. En 2019, Sanitek s'en est rendu compte et a mené de véritables actions de sabotage. Le ramassage n'était même plus organisé, une véritable crise sanitaire. Lorsqu'enfin nous avons reçu les Kamaz* que nous avions commandés, nous avons rompu le contrat qui nous liait à cette société pour en créer une nouvelle. Celle-ci appartient désormais à la mairie qui en assure le contrôle. Tout appartient à la ville d'Erevan et à ses citoyens.

 

Au niveau des transports que s'est-il passé ?

C'était également un problème très, très lourd. Nous attendions les résultats d'une étude menée à l'époque du maire précédent par une société anglaise, WYG, un audit complet dans les rues d'Erevan sur le fonctionnement des transports publics et son efficacité. Pour appliquer ses recommandations, la mairie avait besoin de fonds énormes dont elle ne disposait pas. Suite à la crise des déchets - c'était un problème prioritaire car il concernait la santé de nos concitoyens - nous n'avions plus les moyens de nous battre sur tous les fronts d'acheter des bus, des trolleys ou d'ouvrir une nouvelle station de métro… Nous avions besoin d'investissements. Ce n'est qu'en 2020 que la mairie est parvenue à acheter 100 microbus, vous les voyez dans les rues, et 220 bus chinois de 8,5m., déjà arrivés en Arménie et qui rentreront en service à partir de décembre. C'est le budget de la ville d'Erevan. Plus récemment encore, le gouvernement a consenti à un crédit pour la ville en vue de l'achat de 100 bus supplémentaires encore plus grand, de 11 m. J'espère que ça va pallier le manque que nous connaissons encore actuellement.

 

Malgré ces réalisations, vous dénonciez dans un discours en avril 2020 des problèmes avec l'Assemblée nationale.

Pas seulement avec l'assemblée nationale, avec le système législatif en général. J'avais senti un glissement. En 2018, le parti de Nikol Pashinyan n'avait pas de poids suffisant pour faire la révolution seul, il a bénéficié de larges soutiens de divers courants et notamment celui du premier président et des activistes de la société civile. Il devait créer la possibilité pour les autres forces qui ont participé à la révolution d'occuper des postes, de réaliser leur programme. Après la révolution, le "Contrat civil" a tout oublié, le parti de Pashinyan est devenu pareil à celui de Sargsyan : pour occuper un poste il fallait en être membre. On dit que celui qui a tué le dragon devient le dragon. Je le voyais de mes propres yeux, rien ne changeait. Les décisions qui concernaient la ville d'Erevan étaient liées à celles de l'Assemblée nationale, le conseil municipal devenait une entité fictive. Au mois de mai 2020, j'ai écrit un post sur la page du groupe parlementaire "Mon pas" de la mairie en disant que ce n'était pas pour cela qu'on avait fait la révolution, que nous avions mis de côté tous ses principes et nous occupions de n'importe quoi, sauf de ce que le peuple attendait. J'ai senti que je devenais comme… une opposition dans le pouvoir. J'ai dit que je devais abandonner mon mandat et quitter "Mon pas". Mais la guerre a fait ses correctifs.

Vous êtes donc toujours au conseil municipal aujourd'hui ?

Oui, je voulais démissionner, mais avec la guerre, beaucoup d'employés, dont le maire, sont partis au front. À la mairie on ne s'occupait plus que de cela : les bus d'Erevan transportaient les soldats ou l'aide humanitaire pour les populations d'Artsakh refugiées à Erevan. Tout était orienté vers l'effort de guerre ou vers le front, pour aider nos soldats, tous les autres services était paralysés. Nous avions aussi un devoir terrible à la mairie d'Erevan : celui de nous occuper d'enterrer les soldats. J'ai compris que je n'avais pas le droit de quitter mon poste. J'ai pris la décision de quitter la fraction mais de rester au conseil municipal. Nous sommes trois à avoir fait ce choix, le maire également, a quitté le "Contrat civil" après la guerre. Nous sommes désormais sous étiquette indépendante, je travaille à la commission chargée de l'éducation, de la culture et des affaires sociales et santé.

Le français garde-t-il encore une place dans vos actions publiques ?

Le français m'a beaucoup aidée à la mairie, à commencer par la communication, même pendant la guerre. Il fallait s'adresser aux villes françaises et les appeler à la reconnaissance de la république d'Artsakh. Il fallait envoyer des lettres, garder le contact, entretenir la communication avec elles. L'adjoint au maire de la ville de Nice est venu en Arménie et j'ai pu travailler avec lui, les villes françaises réagissaient. L'association des maires francophones est la première organisation à avoir octroyé une grande aide financière à la ville d'Erevan pour les réfugiés. Grâce à elle, nous avons pu acheter tout ce qui était nécessaire pour leurs soins. Elles n'étaient pas autorisées à reconnaître officiellement la république d'Artsakh, mais plusieurs d'entre elles ont lancé des appels au gouvernement français en sa faveur. C'était très important pour nous qu'elles parlent de ces problèmes et des dangers que vivait la population d'Artsakh. La mairie d'Erevan est très consciente et reconnaissante de ce qu'elle doit aux villes françaises.

 

Vous continuez de blogguer ?

Toujours. C'est un moyen que je trouve essentiel pour lier un lien direct avec les habitants d'Erevan et de recueillir leurs doléances, leurs conseils, les sujets dont il voulait discuter et les prendre en compte ensuite au niveau du conseil municipal. J'ai gardé ce lien pour ne pas rester enfermé mais de sentir les vrais besoins des habitants d'Erevan.