Livres : "La mort n'existe pas"

Arts et culture
20.01.2022

Komitas est une figure étrange du panthéon arménien, la figure triste pourtant puissante de son génie qu'il semble porter tout entier sur ses seules épaules fragiles. On le rencontre souvent dans les rues du centre-ville d'Erevan, immortalisé sur des affiches de tirages noirs et blancs passés, ceux d'un autre siècle, immobile et fixe, le regard lointain, illuminé presque mystique… Il veille sur son peuple. De sa vie, Henry Cuny en a tiré un livre.

Par Olivier Merlet

 

Homme de lettres avant tout, dont le talent et l'œuvre ont été salués par le grand prix de la francophonie de l'Académie française, Henry Cuny a consacré sa plume à l'Arménie. Il la connaît bien, il en a été l'ambassadeur de France pendant trois ans. Dans son livre sur Komitas, "La mort n'existe pas – Le chant sublimé de l'Arménie", l'auteur nous livre une biographie élégante et sobre, singulière dans tous les sens du terme puisqu'écrite à la première personne, de « mémoires imaginées » … d'outre-tombe.

Il "s'y raconte" son personnage, né en 1869 à Kütahya, dans l'ancienne Anatolie, fils de cordonnier modeste, orphelin d'une mère qu'il n'a jamais connue, frêle et morne, triste déjà, mais dont la voix d'or faisait des miracles. Henry Cuny coiffe le capuchon noir du "Vartaped", prêtre voué au célibat, et part battre la campagne arménienne pour en recueillir tous les sons, « du chant de ses laboureurs au travail, de nos rues de village, chants de bergers ou de bergères, de celui de nos saisons d'Anatolie ». Et il en recompose les mélodies, s'invite aux noces paysannes, aux fêtes païennes, et semble en être pénétré tout autant que le personnage qu'il habite. Du musicien ou de l'auteur, on ne sait plus qui est qui.

« De village en village, je guettais les fêtes, les chansons de rue et les travaux des champs. Je notais le moindre air entendu sur un simple calepin et le recueillais comme un chercheur d'or tamise l'eau d'une rivière à la recherche de la plus minuscule pépite. […] De retour au séminaire, le cœur oppressé, je me replongeais dans le Cantique des Cantiques, puis j'ouvrais le carnet que j'avais emporté pour enfiler sur papier ligné mes colliers de notes. »

Chantre de la musique arménienne, au propre et au figuré, Komitas s'était mis en quête d'en percer les secrets et de toute l'embrasser. Ceux de sa musique sacrée du Moyen-âge, muette sur de vieux parchemins faute de pouvoir en déchiffrer la notation. Ces "khaz*" dont il retrouve la clef - de nouveau perdue depuis - « avec la même fascination que celle de Champollion pour les hiéroglyphes », ceux de la tradition populaire surtout, dont il collectera plus de trois mille chants, arméniens, kurdes, circassiens ou ottomans.

Komitas, Soghomon Soghomonian de son patronyme civil, prêtre, chanteur, interprète, compositeur et poète, est sans doute, aux côtés de Mesrop Mashtots, la figure tutélaire de la culture arménienne, son héraut, le fondateur de sa musique classique à qui Claude Debussy s'adressait en ces termes au Congrès international de musique à Paris en 1906, « je m’incline devant votre génie ».

Son destin tragique - rescapé miraculeux des déportations organisées par le pouvoir Jeunes-Turcs lors du génocide de 1915 - a encore transcendé le personnage, devenu le symbole incarné du traumatisme d'un peuple dont il a épousé le sort et d'une nation à jamais meurtrie par l'histoire, ancienne et terriblement contemporaine

« C'est de notre mort dont il s'agit, non en raison de ce que nous sommes, de ce que nous avons fait, mais pour ce que nous portons en nous : cette Arménie dont nous accouchons chaque jour et qu'ils voudraient une fois pour toutes dévorer. »

Komitas ne se remettra jamais de sa déportation. Renonçant à ses facultés créatrices, il s'enfermera dans un mutisme profond dont il ne sortira plus jamais qui fera dire, même à ses amis, qu'il a perdu la raison. Dans la dernière partie de l'ouvrage, "l'envol de la grue", Henry Cuny retrace avec pudeur et grande sensibilité le dernier voyage du prêtre-musicien devenu ombre pensante de lui-même, d'asile en asile, de celui de Chichli à Constantinople, à Ville d'Avray dans la région parisienne, puis finalement à celui de Villejuif où Komitas s'éteindra en 1935. Entre les lignes, l'écrivain pose la question de la réalité de son égarement mental et de la pertinence de son internement. Était-il vraiment justifié ou intentionnel ?

« Vous ne soignez pas au bon endroit docteur : vous vous intéressez au cerveau mais c'est mon cœur qui est en lambeaux parce que notre peuple ne chante plus, parce que mes chants, pour la plupart, se sont perdus […]. J'ai prié pour notre nation. Je sais qu'elle revivra. Autrement, mais belle. De la beauté de mes chants. De leur soleil. Après le Golgotha, il y a la résurrection. La mort n'existe pas. Le monde est un cimetière et tout autant la vie. »

"La mort n'existe pas" d'Henry Cuny est publié aux éditions Sigest, 173 pages, et disponible en France dans les meilleures librairies au prix de 14,95 euros.

 

*Khaz : Sténographie musicale utilisée au Moyen Âge, sorte de neumes, indiquant la direction mélodique du plain-chant mais dépourvues de sens pour le musicien qui n'eut pas connu la mélopée sous-jacente, sa clef, la "pierre de rosette" de Komitas