
L’aventure de KASA est née à la suite de la tournée en Arménie de l’Atelier vocal Komitas, créé en Suisse par Sirvart Kazandjian, une Arménienne d’Éthiopie qui avait voulu sensibiliser ses élèves à la musique arménienne. Pour fêter ses dix ans d’existence, cet atelier donna en octobre 1997 deux concerts à Erevan, qui suscitèrent beaucoup d'émotions. Arménienne d’origine, Monique Bondolfi accompagnait son mari Dario, qui s’était joint à la chorale par amour de la musique arménienne.
Par Béatrice Ramos
30 personnes voyageaient avec les choristes, avec dans leurs bagages des jouets, des médicaments, des vêtements, qu’ils distribuèrent à l’internat 5 et à l’internat 11. A leur retour, plusieurs participants, dont certains avaient découvert la grande désolation de Gumri, très touchés par le décalage entre le haut niveau culturel des Arméniens et leur précarité matérielle, décidèrent de fonder une association de soutien. En hommage à l’Atelier Vocal Komitas, ils l’appelèrent Komitas Action Suisse Arménie - KASA - et Monique Bondolfi en devint la présidente. Depuis lors, elle s’engage au quotidien avec le soutien total de son mari. En Suisse, KASA est une association, animée par un comité bénévole. En Arménie, elle est inscrite depuis 2001 comme Fondation, avec actuellement 40 collaborateurs et un conseil d’administration constitué de 5 membres.
Depuis sa création, KASA s’est construite en trois grandes étapes, qu’on peut résumer en termes d’avoir, de savoir, puis de pouvoir.
La première phase, centrée sur l’avoir, s’est inscrite dans l’urgence humanitaire des années 1990 à 2000 : nourrir les enfants des orphelinats, vêtir les familles démunies, offrir un toit à ceux qui avaient tout perdu après le séisme de 1988. C’est à cette époque que KASA s’est engagée dans la reconstruction de 40 infrastructures vitales – écoles, routes, centres culturels – et a posé les bases matérielles d’une société en reconstruction.
La deuxième étape, celle du savoir, amorcée autour de 2010-2011, a marqué une transition vers la formation et l’éducation non formelle. La fondation a alors misé sur le développement des compétences, de la créativité et de la pensée critique des jeunes Arméniens, pour qu’ils deviennent partie prenante des changements que requérait leur pays. Des projets autour de la citoyenneté, de l’engagement et de l’émancipation des femmes ont contribué à nourrir une génération plus consciente et responsable.
Enfin, la troisième phase, celle du pouvoir, a mis l’accent sur l’entrepreneuriat social et solidaire, et plus récemment sur l’importance de la résilience culturelle. KASA incite aujourd’hui les Arméniens à redécouvrir la richesse de leur patrimoine, à en être fiers et à se positionner dans le monde comme un pays aux considérables ressources humaines, culturelles et économiques.
Promotion d’une troisième voie
Au cœur de sa philosophie, KASA revendique une « troisième voie ». Il s’agit de concilier deux visions opposées : le collectivisme, qui mise sur le groupe, et l’individualisme, qui valorise la responsabilité et l’autonomie. KASA invite à tirer le meilleur de ces deux approches dans une synthèse de type personnaliste : encourager chacun à se prendre en main tout en préconisant d’unir les forces pour viser le bien commun. Il s’agit d’allier l’importance des relations personnelles, du JE et du TU, à la prise en compte du IL collectif, en valorisant au final la volonté d’œuvrer tous ensemble, au niveau du NOUS, miassine, comme le dit si bien la langue arménienne. Sur le terrain, cette philosophie se traduit par une éducation globale, qui valorise également le corps, le cœur et l’intellect. La fondation offre aux jeunes un espace pour exprimer leurs sentiments, leurs idées et leur vision du monde, loin d’un apprentissage purement théorique.
Pour concrétiser cette « troisième voie », KASA mise sur la créativité, la participation et la décentralisation. Loin de se limiter à œuvrer à Erevan ou Gumri, elle agit dans les campagnes arméniennes, là d’où les jeunes sont souvent tentés de partir. Nous arrivons dans un village, et nous nous demandons : « Quels sont vos besoins ? ». À partir de là, nous épaulons les jeunes qui le désirent pour qu’ils réalisent leurs propres projets, explique Monique Bondolfi. Ces initiatives locales favorisent l’engagement et la fierté d’être actifs sur leur lieu d’habitat. Le programme « Résilience culturelle » illustre parfaitement cette démarche : il encourage les jeunes à redécouvrir les richesses de leur patrimoine pour mieux construire leur avenir là où ils vivent.
Pour amplifier l’impact, KASA mise sur un effet multiplicateur : former des animateurs capables de créer à leur tour des clubs dans les villages, afin de motiver des centaines de personnes. La Fondation travaille aussi avec les enseignants, pour promouvoir une pédagogie active fondée sur la participation et pour redonner le goût de découvrir le pays à travers des projets éducatifs et culturels.
La « troisième voie » de KASA se déploie de surcroît par le biais de deux leviers économiques : l’entrepreneuriat social et solidaire, qui aide artisans et jeunes à créer un travail durable et utile à la communauté en proposant des outils concrets (plan économique, réseau de mentors), et le tourisme solidaire, qui permet de découvrir l’Arménie autrement : chez l’habitant, à travers ses villages, ses artistes et ses paysages. En soutenant aussi bien le développement local que la reconnexion culturelle, KASA trace patiemment un modèle de société grâce auquel les Arméniens peuvent, ensemble, forger leur avenir sans quitter leur terre.
Une fondation entre deux mondes, ancrée dans le politique
Près de trente ans après sa création, KASA se veut un pont vivant entre la Suisse et l’Arménie. Née à la croisée de ces deux cultures, l’organisation a su développer une double identité : association suisse de soutien et fondation arménienne d’action sociale, éducative et touristique. En Suisse, indique Monique Bondolfi, notre engagement principal consiste à faire connaître l’Arménie, à sensibiliser les Suisses aux défis que cette jeune nation rencontre, à leur donner envie de la découvrir, de la soutenir ou de partager des connaissances avec elle. Et en Arménie, continue-t-elle, loin des hiérarchies classiques, KASA propose un modèle de gestion horizontal et partenarial, inspiré du fédéralisme helvétique. Nous n’avons pas mis en place un système vertical, mais un écosystème où chacun peut s’épanouir, apprendre et créer. Cette liberté d’initiative, rare en Arménie, a contribué à forger une équipe soudée, dans laquelle les collaborateurs s’investissent bien au-delà de leurs fonctions.
KASA insiste sur la nécessité de s’impliquer dans LE politique - en le distinguant bien de LA politique.
Notre rôle n’est pas de faire de LA politique, en suggérant d’adhérer à tel ou tel parti. Mais d’encourager les individus à prendre conscience de leur responsabilité de citoyens en vue du bien commun, tient à préciser Monique Bondolfi. Récusant tout discours misérabiliste, l’organisation s’attache à valoriser les forces vives d’un peuple riche de sa mémoire et de ses talents. Longtemps centrée sur la transmission d’outils pour reconstruire, former et entreprendre, elle met davantage aujourd’hui l’accent sur le rôle de la conscience, ce ressort qui pousse chacun à agir pour son pays. Nous voulons que les Arméniens regardent leur histoire, découvrent leur richesse et se disent : « Je n’ai pas besoin d’attendre que tout tombe du ciel ; je peux être acteur de mon avenir. »
À travers des programmes comme « Résilience culturelle », KASA invite ainsi chaque jeune à puiser dans son héritage la fierté d’avancer. Sa mission : transformer l’information en formation, et la mémoire en moteur d’action, pour que chacun mette son destin individuel au service de la construction d’une destinée commune, libre et démocratique.
La jeunesse arménienne
La fondation mise particulièrement sur la génération née après l’indépendance en 1991, persuadée que la force de l’Arménie réside aujourd’hui dans l’implication de ses jeunes, plus susceptibles d’accueillir les nouveaux paradigmes. D’autant qu’au-delà des fruits de l’éducation et de l’engagement civique, elle fait également confiance à leur goût de vivre. Je suis émerveillée par le dynamisme des jeunes que nous rencontrons, par leur volonté, leur énergie et leur enthousiasme, se réjouit Monique Bondolfi. Bref, une jeunesse active sur le terrain et vectrice d’un rayonnement socio-culturel, susceptible de conduire l’Arménie vers un avenir à la fois résilient et créatif !
Site : www.kasa.am





