"La relation entre la France et l'Arménie, ce n'est pas qu'une relation politique entre gouvernements, c'est aussi une amitié profonde entre deux populations"

Opinions
16.11.2021

Madame Anne Louyot, Ambassadrice extraordinaire et plénipotentiaire de France en Arménie, a accordé une interview exclusive au Courrier d’Erevan.

Par Zara Nazarian, directrice de la publication

 

Madame, l’Ambassadrice, votre parcours témoigne d’une profonde implication dans le domaine culturel. A quel point ça peut aider ou, au contraire, compliquer votre mission d'Ambassadrice en Arménie où l'accent présent semble plus politique que culturel ?

Effectivement, j'ai exercé des postes de diplomatie culturelle mais aussi de diplomatie "classique", notamment à l'ambassade de France à Moscou. Pour la France, contrairement, peut-être, à d'autres pays, la diplomatie culturelle fait partie intégrante de la diplomatie au sens large du terme. Ce n'est pas un élément marginal. À la différence de la diplomatie classique qui implique essentiellement les gouvernements, la diplomatie culturelle a cette particularité de mobiliser les forces vives des populations des pays partenaires. Il s'agit de la promouvoir la relation bilatérale par d'autres moyens, qui engagent l'ensemble de la société civile, institutions culturelles, associations, universités, système éducatif, hôpitaux...

La relation entre la France et l'Arménie, ce n'est pas qu'une relation politique entre gouvernements, c'est aussi une amitié profonde entre deux populations. Les Arméniens connaissent et apprécient la France, les Français connaissent et apprécient l'Arménie. Les liens très divers de coopération entre les deux pays reflètent cette amitié, dans laquelle tous sont engagés, depuis l’Etat jusqu’au simple citoyen, en passant par les mairies, les régions, les associations ….

 

L’amitié entre deux pays est indissociable d’une coopération mutuelle. Est-ce vous avez des projets précis de coopération, notamment sur le plan économique, car on se rend compte que la comparaison des relations économiques franco-arméniennes et franco-azerbaïdjanaises n’est pas toujours favorable à l’Arménie ?

L'aspect économique est un enjeu majeur pour l'Arménie après cette période très difficile qu'a connue le pays l'année dernière. L'avenir pour l'Arménie repose notamment sur son développement économique, sur sa capacité à s'imposer comme un pays d’opportunités économiques pour les entreprises du monde entier, et notamment françaises. C'est le sens du plan de relance proposé par l’Arménie à l'Union européenne dans le cadre du "Partenariat oriental". Parmi les priorités figurent notamment les infrastructures et les hautes technologies, pour n'en citer que quelques-unes.

Au niveau bilatéral, nous nous inscrivons dans le cadre des priorités indiquées par le gouvernement arménien à l'Union européenne et cherchons à promouvoir une implication plus forte de la France dans ces domaines, en essayant de favoriser la venue d'entreprises françaises dans ces secteurs. Dans ce but, nous devons nous mobiliser ensemble, les deux gouvernements, les deux ambassades, les chambres de commerce, pour démontrer que l'Arménie peut être une terre d'opportunités pour le secteur privé, par le biais par exemple de forums économiques ou de présentation aux entreprises françaises du contexte économique arménien et du cadre légal dans lequel leurs activités peuvent se déployer. Il est important d’expliquer, de rassurer, d’encourager les entreprises à investir.

 

Lors de votre récente rencontre avec le Premier ministre arménien, vous avez évoqué les fonds communautaires européens - 2,6 milliards d'euros. Est-ce que le dossier avance ?

Le sommet du "Partenariat oriental" qui se tiendra le 15 décembre constituera une étape importante pour la mise en œuvre concrète de cet appui. La Délégation de l’UE en Arménie y travaille d’arrache-pied, avec les autorités arméniennes et les Etats membres. Je peux déjà vous préciser que cet appui de 2,6 milliards d'euros sous la forme de subventions, de financements mixtes et de prêts, vise notamment à stimuler les échanges, à investir dans la connectivité, la transitions écologique et numérique et à renforcer la démocratie arménienne. Nous souhaitons que les entreprises françaises se mobilisent dans ces domaines, comme je l’ai déjà indiqué. L'AFD, l'Agence Française de Développement qui est l'un des opérateurs de l’Etat, échange régulièrement avec les différentes administrations arméniennes et j’espère que ces échanges pourront déboucher sur des projets concrets. C'est notre souhait.

 

M. Brice Roquefeuil a été nommé le 3 novembre dernier ambassadeur pour le partenariat oriental de l’Union européenne et de la mer Noire et co-président français du "Groupe du Minsk". Aujourd’hui, la question essentielle sur le statut du Haut-Karabakh qui permettra ou ne permettra pas d'envisager son avenir, reste en suspens. Avez-vous eu des échanges avec M. Roquefeuil sur le sujet ou sa visite est-elle attendue ? Quels développements vont être portés sur ce sujet précis ?

Mon collègue Brice Roquefeuil s’est immédiatement mis au travail et suit naturellement la situation de très près.

La France travaille à relancer l’action du Groupe de Minsk, en accord avec le gouvernement arménien qui a réaffirmé la légitimité de ce cadre. Comme vous le savez, les deux ministres des affaires étrangères arménien et azerbaïdjanais se sont réunis à New York en septembre sous son égide. Cette rencontre devait être suivie d'une visite des coprésidents dans la région : malheureusement, elle n'a pas encore pu avoir lieu, mais nous ne désespérons pas. Comme vous l’avez vu, une nouvelle réunion a eu lieu à Paris le 10 novembre en format Groupe de Minsk, ouverte par le Ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian. J'espère que de nouvelles avancées pourront être concrétisées prochainement.

 

Dans un récent entretien avec nos confrères d’Armenpress, vous aviez parlé d’une formation de spécialistes de restauration du patrimoine culturel arménien. Celui du Karabakh fait-il partie de l'objet de ces missions ?

Comme vous le savez, je suis en charge des relations entre la République française et la République d'Arménie, qui, sur le plan du droit international, n'inclut pas la région du Haut Karabagh. Le programme franco-arménien en matière de formation et de restauration du patrimoine n'inclut donc pas celui de cette région. Néanmoins, nous sommes tout à fait conscients de son importance et avons manifesté auprès de l'Unesco notre soutien à l'idée d'une mission dans cette région. Monsieur Mirzoyan, Ministre des Affaires étrangères, a eu des échanges à l’UNESCO lors de son déplacement à Paris,  nous espérons que cette mission pourra se tenir dans les meilleurs délais. En ce qui concerne le programme que nous allons mettre en œuvre et dont nous annoncerons très prochainement les détails, il portera surtout sur la gestion du patrimoine, avec un volet important consacré à des actions de formation, et des programmes de restauration d’éléments de patrimoine qui se trouvent en Arménie, dans le sud de l'Arménie plus particulièrement.

 

L'Arménie est dans une phase ou elle fait des efforts dans la démarcation et la délimitation de ses frontières, le plus souvent au détriment de ses propres intérêts. Or, il y a quelques jours, on a été témoin de l'assassinat, sur un territoire neutre, d'un ouvrier arménien par un officier azéri, et trois de ses collègues ont été grièvement blessés. Pensez-vous que l'Arménie va arriver à surmonter cette haine qui persiste de l’autre côté ?

Je pense que oui. Je crois que l'Arménie et les Arméniens ont surmonté de telles difficultés tout au long de leur histoire qu'ils ne peuvent pas perdre espoir. Je suis convaincue qu’ils vont  continuer à entretenir et attiser la flamme de l’espoir. Ce n'est pas uniquement une formule lyrique de ma part, je pense que cela fait partie du génie des Arméniens. S’agissant de la délimitation et de la démarcation des frontières, elle ne pourra intervenir de manière sereine tant que des incidents de la gravité de celui que vous venez de mentionner continueront à se produire. C'est la raison pour laquelle j'espère vraiment que des progrès pourront être réalisés, notamment dans le cadre du groupe de Minsk, pour mettre fin à de tels actes et établir un climat de sérénité absolument indispensable pour pouvoir mener à bien une opération de délimitation et de démarcation. Pour surmonter les traumatismes et réparer les dégâts infligés par le conflit, il faut du temps.  Chaque partie doit y mette du sien. Toute la région, toutes les populations du Sud Caucase ont besoin de stabilité. La population arménienne bien évidemment, mais les autres aussi, toutes aspirent à ce que la vie reprenne son cours, avec ses échanges, ses déplacements, ses interactions… L'activité normale d'une région naturellement ouverte sur le reste du monde puisque c'est une région de passage. Je comprends bien que les populations aient envie que ça aille vite. On va y arriver mais ce sera long et progressif.

 

Est-ce que l'Arménie peut compter sur le soutien de la France pour les questions de défense de son intégrité territoriale ?

Le droit international condamne les violations du territoire d’un Etat souverain. C'est la raison pour laquelle il est crucial de délimiter formellement le territoire de la République d'Arménie et de l’Azerbaïdjan et de procéder à leur démarcation, afin de faciliter l’identification des violations éventuelles de territoire.