Le legs empoisonné de Tavush

Région
30.07.2021

Hayk savoure la vie. À 8 ans, bien assis dans l'eau jusqu'au nombril, il croque à pleines dents dans une tranche de pastèque bien juteuse. Sur le bord, à l'ombre, sa mère lui en coupe une autre, sa grande sœur s'amuse avec une copine.  Scène ordinaire d'une journée d'été dans le Tavush… Pas tant que cela : "l'an dernier, ils nous tiraient dessus. Cette année, ça va, ils viennent aussi se baigner sur leur plage, de l'autre côté. Demain, on verra". "Ils", ce sont les villageois de Mezem, à juste 800 mètres de là, sur la rive azerbaïdjanaise du lac de Joghaz qui borde la province septentrionale de Tavush en Arménie.

Photos et texte par Olivier Merlet, notre envoyé spécial

Les échanges de "bons procédés" sont mutuels. En surplomb de la plage d'en face justement, un haut mur de béton blanc tout neuf borde une portion de route qui court à flanc de montagne. Les véhicules azéris peuvent désormais y circuler à couvert. Côté arménien, dans les années 2000 déjà, on a carrément préféré contourner les montagnes pour échapper à l'œil des snipers de Bakou. Dans les champs et les jardins, les travaux se font souvent de nuit, et surtout, en silence. Ça fait trente ans que ça dure. Sur la digue, à droite du lac, un poste arménien et un poste azéri se font face, à peine distants de 200 mètres.

La construction du réservoir de Joghaz remonte aux années 1970, lorsque pour résoudre les problèmes d'irrigation de la région, les autorités soviétiques décident d'inonder la vallée qui sépare le village arménien de Berkaber de celui de Mezem en Azerbaïdjan. De nombreux ouvriers sont recrutés sur place, Arméniens et Azéris y travaillent ensemble. "Avant la première guerre, nous vivions ensemble et nous entendions bien, très bien. On se retrouvait pour les moissons, ou pour les abricots, on jouait même au foot ensemble." Grisa Mantashyan est né à Berkaber il y a 82 ans, autant dire qu'il connaît bien l'histoire de sa région. Son voisin poursuit : " Je suis parti travailler à Moscou dans les années 90. Un jour, j'ai rencontré quelqu'un de Mezem que je connaissais bien. On a échangé deux-trois mots mais ni lui ni moi ne voulions continuer, on n'était pas à l'aise. Nous n'avons jamais cherché à nous revoir. Et puis vous savez, ils sont capables de tout." Bien plus que la haine, c'est la peur qui transpire, fondée ou non, entretenue par des histoires, des rumeurs que l'on colporte, vraies ou fausses, et les rhétoriques guerrières des irrédentistes.

Dans le Tavush tout comme dans le Syunik au Sud du pays, le relief et la soviétisation des frontières dans les années 1920 ont créé des situations complexes rendues inextricables aujourd'hui, à l'heure des négociations de leur nouveau tracé. Se jouant du relief, des hommes et de leur terre, de leur eau, elles coupent et recoupent d'un trait sur la carte, les routes, les lacs, les champs ou les forêts.

De ce legs empoisonné, la province de Tavush a été particulièrement bien lotie, héritant de surcroît de deux des trois enclaves azéries situées en territoire arménien. À équidistance du lac de Joghaz par l'Ouest et le Sud-Est - 8 petits kilomètres seulement - ces 2 lopins totalisant à peine quinze cent hectares focalisent toutes les attentions.

Des champs de blé à perte de vue et quelques murs, une voie ferrée désaffectée, celle qui en d'autres temps rejoignait Tbilissi sans détour par Gyumri… C'est tout ce qu'il reste des villages mitoyens de Sofulu et Bakhudarlu à 17 kilomètres au nord d'Ijevan, hameaux de 180 et 346 âmes à la veille de la première guerre, administrativement rattachés au district de Qazakh en Azerbaïdjan. 978 hectares de terres en balance. La route continue encore sur un petit kilomètre puis s'arrête, barrée par un talus de gravats au-delà duquel commence le territoire ennemi.

À 23 kilomètres de là, Voskepar, village arménien au millier d'habitants, se retrouve coincé entre la frontière et Yukhar Axipara, la deuxième enclave. L'église Surp Astvatsatsin du IVe siècle, la Sainte Mère de Dieu, veille une combe où s'alignent 16 maisons dont la construction entamée dans les années 80 n'a jamais pu s'achever. Elle est bordée d'un triple rideau de barbelés et surveillée de jour comme de nuit par quelques militaires en position sur une colline aménagée de baraquements sommaires. "Photos interdites ! Vous savez, maintenant, avec les drones et les ordinateurs, ils auraient vite fait de nous repérer. C'est dangereux pour nous". À croire que les soldats ne connaissent pas Internet, il suffit de rentrer le nom de Voskepar en recherche image pour trouver tout ce qu'il faut.

L'endroit est stratégique ceci dit : le retour de ces villages sous giron azéri reviendrait tout simplement à placer le route d'Ijevan à Novemberyan, l'un des deux axes d'Erevan à Tbilissi, à la Mer Noire et à la Russie, sous contrôle azerbaïdjanais.

"On  ne comprend pas", dit un chauffeur de taxi, - "il y a des villages avec des gens ici. S'il faut vraiment leur donner quelque chose, il ne faut pas que les gens en pâtissent, nous travaillons ici et nous voulons continuer à vivre ici. Et en sécurité. On ne peut pas prendre la route tous les jours ou aller travailler dans les champs avec la peur au ventre. Les frontières doivent être claires."