A quoi joue le Royaume Uni ?

Région
07.05.2021

S’il prétend rester neutre, le Royaume Uni a joué sans réserve la carte azérie pendant la guerre du Karabagh. Aussi étrange cela puisse paraître la presse arménienne reste relativement discrète sur l’action hostile aux intérêts arméniens de la Grande Bretagne, pays auquel le président Armen Sarkissian n’a pas renoncé à la citoyenneté. Quelles sont les motivations de Londres dans ce qui s’apparente à un nouveau grand jeu ?

Par Tigrane Yégavian (France Arménie)

 

Les Britanniques ont des intérêts directs en Azerbaïdjan ?  Quoi de plus normal. La « Perfide Albion » n’a jamais fait mystère de sa turcophilie et de sa proximité avec l’Azerbaïdjan pays où elle a investi des milliards à travers la British Petroleum pour extraire et acheminer le gaz et le pétrole d’Azerbaïdjan vers l’Europe. 

Des humanitaires avant tout au service de sa Gracieuse majesté

C’est une pièce qui pourrait se jouer en deux actes. Acte I : Marianne Clark Hattingh représentante de l’UNICEF de nationalité britannique a plié bagage.  Selon une dépêche de l’agence ArmenPress datée du 11 mars cette chargée de communication de l’UNICEF a été « remerciée » par le gouvernement arménien, officiellement « pour carences dans l’exécution de son mandat, et sa conduite peu coopérative » selon les propos tenus par la porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Anna Naghdalyan. Des médias sérieux comme Azatutiun, peu soupçonné de verser dans les fakes news ont évoqué d’autres motifs de son renvoi à commencer par des allégations d’intelligence avec l’ennemi azéri et le Royaume-Uni, pays dont elle est ressortissante. La porte-parole du ministère arménien des Affaires étrangères s’est gardée de confirmer les rumeurs d’espionnage de la représente de l’UNICEF qui était en poste en Arménie depuis juillet 2020, après avoir travaillé en Somalie, en Guinée, au Bénin et à Madagascar.

Acte II : L’affaire des cartes de HALO TRUST, organisation caritative britannique spécialisée dans le déminage, présente en Artsakh depuis 2000 qui aurait fourni aux services secrets turcs une carte des zones minées de l’Artsakh pendant le conflit. Grace accusation émise par le représentant spécial du président de l’Artsakh, Boris Avagyan à nos confrères de 24 news.  Le 30 mars le Tribunal de Stepanakert a ainsi ouvert un dossier d’enquête pour la transmission de la carte des mines anti-personnel sur le territoire de la République de l’Artsakh par l’ONG Halo Trust aux services turcs. L’organisation britannique a répondu par un démenti formel publié sous forme de communiqué le 11 mars. Affaire à suivre…

 

L’Azerbaïdjan où BP a beaucoup investi, s’inscrit parfaitement dans la stratégie britannique de containment de la Russie. 

 

Selon un rapport du Parlement britannique[1] les autorités de Londres ne font pas mystère du différentiel de traitement entre Erevan et Bakou. Les Arméniens s’étaient par exemple émus que Londres n’ait ouvert son ambassade à Erevan que trois ans après avoir inauguré leur ambassade à Bakou. Sans surprise, le déséquilibre du commerce bilatéral est aussi flagrant et fait pencher le cœur et la raison du côté des rivages de la Caspienne. Absente du groupe de Minsk, qu’il tient en piètre estime, le Royaume-Uni prétend être aussi un acteur diplomatique à part entière dans la résolution du conflit du Karabagh. Un conflit pour lequel la position britannique est loin de correspondre à la neutralité qu’elle arbore. Alors que la guerre faisait rage, le 19 octobre, le directeur régional de BP en Azerbaïdjan, Gary Johns, a publié une déclaration au nom de l'entreprise, approuvant de facto l'Azerbaïdjan et soulignant l'importance stratégique des communications énergétiques azerbaïdjanaises pour la Grande-Bretagne. Plus intéressant encore, le lendemain, le ministre britannique des Affaires étrangères, Dominic Raab, soulignait le caractère stratégique de la relation anglo-turque, qualifiant Ankara d’«alliée et amie», réprimandant en quelque sorte les tentatives de certains pays européens (comme la France ou l'Autriche) dans leur tentative de réévaluer la position européenne sur la Turquie. Que signifient ces déclarations ?  Il faut dire que l’attention de Londres pour l’Azerbaïdjan est traditionnellement étroitement liée à l’industrie pétrolière et gazière britannique : BP est depuis longtemps le principal opérateur occidental en Azerbaïdjan. Cette forte présence sur le terrain a suscité l'intérêt britannique pour le soutien de la stabilité et de la sécurité des approvisionnements dans la région. Dans un communiqué datant du 31 octobre 2020, le Foreign office s’est par ailleurs illustré au même titre que le Quai d’Orsay, par l’affichage d’une aide humanitaire d’un million de livres sterling destinés aux victimes du conflit en réponse à un appel du CICR.

 

Communion d’intérêts entre Londres Ankara et Bakou face à Moscou

Pour rappel, le chef de la diplomatie britannique était en visite à Turquie en mars 2020. Au cours de sa visite protocolaire au mausolée de Mustafa Kemal Atatürk, père de la nation, il a qualifié la Turquie, cliente de la Russie et partenaire de l’EI en Syrie et en Irak, « d’alliée fidèle de l’OTAN et l’un de ses plus grands contributeurs de personnel militaire ». Et de renchérir : « Le Royaume-Uni soutient la Turquie dans la lutte contre le terrorisme et reconnaît la grave menace posée par le PKK ». Le 6 octobre, D. Raab a averti que l’issue du conflit du Karabagh verra le renforcement de la Russie et de la Turquie dans le cadre de l’âpre bataille pour la reconfiguration géopolitique de la région. « Je crois que même si le comportement de nos partenaires turcs dans l'OTAN est parfois décevant, nous devons être très prudents avec le risque que la Turquie tombe dans les bras de la Russie ».

Parallèlement si on met de côté quelques personnalité, comme la baronne Caroline Cox célèbre pour son engagement aux côtés des Artsakhiotes, ou Lord Darzi, célèbre arméno britannique, né en Irak et directeur de l'Institute of Global Health Innovation à l'Imperial College de Londres, il n’existe pas à proprement parler de « lobby arménien » en Grande Bretagne, qui pour l’heure n’a toujours pas reconnu la réalité du Génocide de 1915.

C’est tout naturellement que l’approche britannique a permis à Londres de gagner une confiance significative de la part de Bakou. La déclaration de Raab sur la Turquie s'inscrit assez bien dans le cadre de la politique étrangère britannique post Brexit. L'élite dirigeante conservatrice actuelle est arrivée au pouvoir avec la promesse d'une « Grande-Bretagne mondiale », qui ambitionne de pallier le retrait de Londres de l’UE en développant de nouvelles alliances commerciales et militaires dans le monde entier. Objectif :  rendre à la Grande-Bretagne son lustre d’antan. Londres aspire à un rôle naturel en tant que puissance mondiale plutôt que régionale. Cette stratégie nécessite l'établissement de relations solides, y compris des accords de libre-échange et une coopération étroite avec des puissances régionales et émergentes comme le Japon, l'Inde, la Chine, le Brésil, etc. Dans cette optique, la Turquie et l’Azerbaïdjan ont naturellement toute leur importance. Outre son grand marché lucratif, la « porte d'entrée vers le Moyen-Orient » et la position proactive d'Ankara dans la région peut être utile pour Londres en termes d'influence sur les processus politiques dans la région. Un partenariat solide avec la Turquie revêt une importance cruciale pour l’une des grandes orientations stratégiques de la politique étrangère de Londres - contenir la Russie dans la mesure du possible. Ce n'est donc pas un hasard si Londres et Ankara ont porté leur coopération militaire avec l'Ukraine à un niveau qualitativement nouveau presque simultanément. Par conséquent, il est tout à fait compréhensible que le succès de l’Azerbaïdjan au Haut-Karabakh convienne aux intérêts britanniques à différents niveaux. En approuvant Ankara presque simultanément et en exprimant un soutien indirect à Bakou, le Royaume-Uni envoie un signal important aux pays (principalement la France) qui voudraient utiliser le conflit en cours pour isoler la Turquie et juxtaposer ses « ambitions impériales » aux intérêts occidentaux. Il peut également être interprété en termes de relation post-Brexit entre Londres et Bruxelles. Il est déjà évident que Londres refuse clairement de coordonner sa politique étrangère avec l'UE et essaiera plutôt de s'aligner sur les pays qui partagent des positions similaires sur un certain nombre de questions stratégiques, comme l'Italie, la Pologne et probablement l'Allemagne.

 

Un remake du Grand Jeu ?

La presse russe a eu à cœur de raviver le souvenir du Grand Jeu, cette rivalité opposant Russes et Britanniques en Eurasie au XIXe et au début du XX e siècles. Traditionnellement pro -russe, le Karabagh est perçu par les stratèges britanniques comme un grumeau dans un Azerbaïdjan où ils ont maintenu une présence militaire après la révolution bolchévique jusqu’à la soviétisation ; ce sont les Britanniques commandés par le colonel Thomson qui favorisèrent la nomination du gouverneur azéri Khosrov bey Sultanov pour le Karabagh en 1919 et barrèrent la route aux  troupes du général Andranik qui venant du Zangezour, fut contraint et forcé de rebrousser chemin arrivé aux portes de Chouchi…

En cela, la politique de Richard Moore, actuel patron du MI6 (Military Intelligence section 6), le service de renseignement extérieur britannique s’inscrit dans cette tradition profondément ancrée. Turcophone et diplomate chevronné, ce dernier a servi comme ambassadeur du Royaume Uni à Ankara de 2014 à 2017 et est un ami de longue date du président R.T. Erdogan. Trois jours après la signature de l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre, Richard Moore était à Ankara pour discuter Karabagh, Libye, Moyen Orient avec le porte-parole du président Erdogan, Ibrahim Kalin. Il va sans dire que la perspective d’une autoroute panturquiste transitant par Meghri dans le sud de l’Arménie en route pour la Caspienne sert également les projets néo impériaux britanniques. Le Royaume Uni a tout intérêt à une déstabilisation du flanc sud de la frontière russe, s’est abstenu de dénoncer l’envoi de djihadistes syriens dans la région par la Turquie. Signe fort, Londres a été le seul membre du Conseil de Sécurité de l’ONU à voter contre une résolution de cessez-le-feu le 5 novembre. Du reste, alors que l’offensive turco azérie avait été déclenchée le 27 septembre, le Parlement britannique adoptait une résolution « condamnant l’agression de l’Arménie ».[2]  Cohérente, la politique étrangère britannique accorde ses violons avec le projet panturquiste afin de renverser le statu quo dans le Caucase du Sud et évincer la Russie de son pré-carré depuis les guerres russo-persane du début du XIXe siècle.

La Turquie serait-elle le « bélier » dont Londres a besoin pour avancer ses pions ? Sans doute faudrait-il poser cette question au président Armen Sarkissian en personne. Ami du Prince Charles, lui-même ami personnel de Richard Moore. L’homme dont les prérogatives protocolaires sont d’un niveau comparable à celles de la Reine d’Angleterre travaille étroitement avec ses partenaires britanniques de la société Lydian Armenia qui exploite la mine d’or Almussar et par ricochet les mines d’Artsakh. Mais ceci est une autre histoire…