Filles indésirables, femmes anéanties : les avortements sélectifs

Société
12.06.2021

« La fille c’est un mur d’extérieur », « La fille part, le fils reste », « La famille n’est pas complète sans un garçon », « Le fils est la fierté des parents »... Plusieurs autres affirmations absurdes et horrifiantes peuvent compléter cette série dans les milieux familiaux traditionnels, notamment communautaires, en Arménie, classée aux premiers rangs dans le monde en termes de l’avortement sélectif. Cette pratique reste encore répandue malgré l’interdiction par la loi, reflétant les normes profondément enracinées de la valorisation, voire du culte du garçon, censé perpétuer le nom de famille, alors que la fille reste souvent perçue comme « une perte ».

Par Lusiné Abgarian

Dans la société arménienne, encore significativement patriarchale, où la femme a souvent une seule raison d’être respectée - celle d’être mère - une contradiction choquante réside : celle de forcer à une future mère de tuer sa fille. Une manière d’« écraser le rôle » déjà vulnérable de la femme dans certains milieux communautaires, en la rendant encore plus invisible.

Ceci dit, la naissance d’une fille n’est souvent pas un « heureux événement » en Arménie. Lorsqu’une fille se prépare à venir au monde, sa mère risque souvent d’être forcée par son mari et même la belle-famille, à avorter. La deuxième option reste néanmoins possible :  devenir mère célibataire, seule à élever une fille qui n’aura ni le nom, ni la reconnaissance de son père.

Ce fut le cas de Zhanna, une femme quadragénaire vivant à Gumri. Deuxième femme de son ex-mari, Zhanna attendait son bébé, il y a déjà 6 ans, quand son époux et sa belle-mère n’ont pas tardé à l’emmener à l’hôpital, pendant la 12e semaine de sa grossesse, pour découvrir le sexe de l’enfant. A leur grande « déception », c’était une fille. La petite Mariam qui s’apprêtait à venir au monde, n’était pas attendue par son père, ni par sa grand-mère, qui l’ont jugée « de trop », étant donné que son père avait deux autres filles de son premier mariage : « Mon mari et sa mère voulaient que je fasse un avortement. C’était un ex-militaire, quand il disait qu’il faut le faire, c’était définitif ».

En comprenant que Zhanna ne s’apprêtait pas à se séparer de sa fille, son mari et sa belle-mère l’ont fait subir une violence domestique, en battant la femme enceinte pour que la grossesse soit interrompue : « Ils m’ont battue, je suis tombée, mes dents se sont cassées, je ne les ai pas encore faites à ce jour. Mais mon bébé est resté avec moi »,- se souvient Zhanna d’une voix tremblante avec un petit sourire qui se dessine sur son visage.

Son ex-mari « au grand cœur » a fini par céder à la jeune femme et lui a offert la possibilité de choisir : soit elle devait avorter par sa propre volonté, soit elle pouvait garder l’enfant, qui n’aurait ni de toit, ni de nom, ni de reconnaissance, ni l’aide de son père : « Même le chien, les bêtes gardent leurs enfants entre ses dents, comment pourrais-je tuer mon enfant ? »,-dit Zhanna.

Rejetée et chassée par son époux à cause de sa décision, Zhanna n’a pas regretté une seule minute malgré les difficultés auxquelles mère et fille se heurtent : les conditions précaires dans lesquelles elle élève sa fille, et notamment la solitude qui caractérise son mode de vie.

Délaissée par son père, Mariam, figure emblématique de l’abandon, a déjà une histoire aux marges de la misère féminine de sa mère et dans l’opprobre social qui les entoure, à côté de tant d’autres histoires de filles. La petite qui questionne sa mère sur son père, ne saura jamais la vérité : c’est la décision de sa mère qui ne veut pas traumatiser encore plus sa fille. Zhanna est déterminée à rompre cette filiation traumatisante si cette même histoire arrive à sa fille : « Jamais je ne permettrai à qui que ce soit de forcer ma fille à « se libérer » de son enfant, de sa fille »,-déclare-t-elle.

Sans tutelle masculine, Zhanna essaie d’élever sa fille avec dignité. Elle travaille aujourd’hui dans un magasin comme vendeuse. Elles vivent dans un petit domik, et les nécessités sont multiples. Elle a beaucoup de projets liés à l’avenir de sa fille, dont la plupart ne se réaliseront pas, selon elle. Mais avant tout, Zhanna rêve d’élever sa fille dans un petit coin plus ou moins favorable, pour lequel ses ressources personnelles, son salaire, n’est pas suffisant.

Malgré le fait, que la loi interdit l’avortement sélectif, le sexe-ratio indique un écart significatif entre les filles et les garçons. En dépit de l’illégalité, cette pratique de violence faite aux femmes réside encore dans la société et devient une raison de la menace démographique suspendue sur l’Arménie. Selon les statistiques de 2018, 110 garçons sont nés contre 100 filles. 424 filles ne sont pas nées cette même année. 4000 filles ne sont pas nées durant les 7 dernières années faute de l’avortement sélectif, généré par les normes de cette mentalité déchirante du culte des garçons en Arménie.

 

Pour contacter Zhanna, voici son n° de téléphone : +37493017026