"L'Ara-gate", ou les péripéties d’un investissement français en Arménie

Société
31.05.2022

"Aragate", projet économique majeur entre la France et l’Arménie, n’a pas été approuvé par le gouvernement arménien. Il proposait pourtant d’offrir des opportunités inédites d'investissement et de développement du tourisme international en Arménie.

Par Olivier Merlet et Lusiné Abgarian

Les avantages et bénéfices notoires pourtant évidents de ce projet n’ont pas semblé être inscrits aux priorités du gouvernement arménien. Examiné par une commission aussi discrète que suspecte, il lui a été préféré un autre projet - "RID" - porté par une société russe de développement immobilier-"Rutsog-Invest"- dans la même région et sur le même territoire, et ceci un peu moins de trois mois après la signature par Aragate d’un mémorandum de coopération avec les autorités de l'État arménien, en janvier 2020.

Mais dans l'ombre et le bruit de cette compétition commerciale douteusement orchestrée, un troisième acteur que l'on n'avait pas vu venir semble apparaître comme le véritable fossoyeur du plus gros projet d'investissement français en Arménie. Aux dernières nouvelles cependant, en passe de confirmation officielle, l'étude de l'ensemble des projets pourrait prochainement faire l'objet d'un réexamen de la part du gouvernement. Retour en détail sur une étrange affaire.

 

La plus grande station de sports d'hiver du Sud-Caucase

Le projet proposé par "Aragate" est réellement ambitieux, l'idée dépasse largement la création d'une station de sports d'hiver intégrée. Le projet s'envisage en fait comme un vaste complexe de loisirs sportifs quatre saisons appelé à devenir en termes de volume, étude de marche à l'appui, l'une, voire la principale destination touristique du Sud Caucase. Elle prévoit l'accueil annuel de 276 000 visiteurs par an lorsque Bakuriani, en Géorgie, n’en attire que 115 000. Seul le complexe olympique de Rosa Khutor à Sotchi, inauguré en 2014 apparaît comme le rival régional le plus proche…

Située sur les pentes du sommet sud du mont Aragats, à cinquante minutes d'Erevan et de son aéroport de Zvartnots, à 150 kilomètres à peine de Tbilissi, la station en projet est conçue pour répondre aux dernières normes et standards internationaux, aussi bien de ses équipements que de ses structures d'accueil. Le domaine skiable de plus de 5000 hectares devrait disposer de 80 pistes cumulant une longueur de 125 km équipées d'une trentaine de remontées mécaniques. Un réservoir d'eau douce sera creusé, alimentant le village d'altitude et une centrale à neige artificielle si les précipitations venaient à manquer.

La ville nouvelle, dont le jumelage avec une station française est déjà prévu, abritera hôtels, restaurants et commerces variés, l'école de ski, bien sûr, labellisée ESF, l'École de ski français, la première au monde, ainsi qu'un centre d'alpinisme et d'escalade en montagne pour la saison d'été, de même qu'un camp d'entrainement de basket NBA.

 

Opérateur pressenti de la future station "Aragate", la "Société des Trois Vallées", gère en France en la célèbre station de Courchevel, son chiffre d'affaires en 2022 s'élèvera à plus de 70 millions d'euros. POMA, l’un des principaux fabricants mondiaux de transport par câble, DCSA qui en assure l'ingénierie et le contrôle, LVMH, le groupe Accor et Lov group, tous spécialisés dans l'hôtellerie de luxe sont autant de sociétés françaises leaders à l'international qui se sont portées garantes pour investir dans le projet.

 

Budget total prévu du projet : 270 millions d'euros, sans compter le développement urbain de la région, « le principal projet d’investissement français en Arménie » selon l’ancien ambassadeur de France en Arménie Jonathan Lacôte.

 

De Courchevel à Aragats

L'histoire démarre en France, à Courchevel où Nikolaï Sarkisov, homme d'affaires d'origine arménienne et patron de Reso, le numéro trois des assurances en Russie, vient régulièrement skier. Il est connu en Arménie pour des projets de bienfaisance comme la construction de maisons et d’écoles pour les réfugiés du Haut-Karabakh. À Courchevel, il fait connaissance de Pascal de Thiersant, président du directoire de la Société Des Trois Vallées, opératrice de la station.

Les deux hommes s'apprécient et nouent au fil des années des relations de confiance. Nikolaï parle à Pascal de l'Arménie, de son histoire, de ses gens et de ses montagnes. Il y connaît d'ailleurs un endroit, proche de la capitale arménienne, qui offrirait selon lui, toutes proportions gardées, des conditions naturelles aussi propices que celles de la Savoie pour la pratique des sports d'hiver. Il invite d'ailleurs son ami français à venir sur place s’en rendre compte par lui-même. En septembre 2019, ils se retrouvent en Arménie et parcourent à pied les pentes de l'Aragats. Pascal de Thiersant est séduit et convaincu.

Ils élaborent ensemble un pré-projet et déposent les statuts d'une société chargée de le mener à bien : Aragats Investments. Arsen Gasparyan, ancien diplomate possédant aussi une solide expérience du commerce international en est le directeur, la Société des Trois vallées le principal partenaire, aux côtés d'une autre société française, MDP consulting & engineering, chargée de l'étude et de la conception du site.

Une équipe locale dirige les études marketing et de préfaisabilité, une requête est adressée au Comité du cadastre, doublée d'une lettre au Comité du développement urbain. Fin 2019, son président est invité à Courchevel pour constater et comprendre par l'exemple des réalisations françaises, ce qui peut être envisageable de transposer au site arménien. Son voyage reçoit l'aval du Premier ministre arménien.

Le 13 Janvier 2020, il signe avec les sociétés françaises un mémorandum de coopération, première pierre du projet.

Conformément à la procédure pour ce type d'accord engageant la responsabilité du gouvernement, son document est transmis dès le surlendemain au chef de cabinet du Premier ministre qui le fait suivre au ministère de l'Économie, avec copies à l'Administration territoriale et des infrastructures et au gouverneur de la province d'Aragatsotn, ainsi qu'au ministère des Affaires étrangères, responsable du contrôle et du suivi de la participation des sociétés non-arméniennes. Le mémorandum inclut toute la chaîne d'information relative au projet et l'assistance du gouvernement pour le faire avancer jusqu'à signature finale, toutes les unités gouvernementales impliquées sont bien sûr censées se coordonner entre elles.

Les documents ont-ils bien suivi la voie administrative ? Toujours est-il que deux mois plus tard, le 25 mars 2020, une société de développement moscovite, "Rutsog-Invest", signe un mémorandum séparé avec le ministère de l'Économie et celui des Infrastructures territoriales sur un projet à vocation essentiellement agricole et accessoirement sportif dénommé RID, sur le même site que celui promis à "Aragate".

Le projet russe prévoit la construction de trois cent fermes sur une superficie de 4000 hectares, d'un marché agricole, et, à l’instar d'Aragate, d'un réservoir d'eau potable, d'un complexe hôtelier et d'un domaine skiable d'une longueur de piste toutefois bien inférieure, n'excédant pas une trentaine de kilomètres (quatre fois moins qu'Aragate) Elles seront équipées de cinq remontées mécaniques contre les trente du projet français. Enfin, en termes d'employabilité, le projet russe prévoit la création de 1100 postes de travail contre les 2400 d'Aragate, dans sa seule première phase. RID bénéficie cependant de l'agrément du Conseil communautaire de la ville d’Aparan, sensible à son orientation éco-agricoles, loin de toute considération touristique. Montant prévu de l’investissement : 200 millions de dollars.

Deux projets se retrouvent donc en concurrence sur la même zone, chacun officiellement approuvé par des instances différentes du même gouvernement. Dans la balance, de par sa dimension et le montant de ses promesses d'investissement, le projet français semble largement l'emporter.

Ses initiateurs poursuivent d'ailleurs études et démarches, en plein accord avec les autorités arméniennes, comme en témoigne une correspondance fournie entre Aragats Investments et divers représentants des ministères ou d'organisation gouvernementale. La Commission du développement urbain, le ministère de l’Économie, l’administration provinciale d’Aragatsotn et la Commission du cadastre, sont tenus informés en continu du déroulé des opérations. Une autorisation de survol est même accordée à trois reprises pour des "déposes-hélicoptères" sur site, skis aux pieds, de représentants français venus en reconnaissance-terrain pour valider la faisabilité du projet.

 

Dans une lettre datée du 5 juillet 2021 à l'adresse de Nikol Pashinyan, Pascal de Thiersant confirme de nouveau l’engagement de la société des Trois Vallées à « développer une nouvelle station de ski de premier plan sur la montagne Aragats » et sollicite du Premier ministres « une implication personnelle pouvant accélérer les procédures finales ».

Il est suggèré dans le même temps au nouveau chef du Comité de développement urbain, Armen Ghularyan d’attribuer à chacun des deux projets en compétition des emplacements séparés, le second devenant fournisseur direct du premier en ressources agricoles et alimentaires. L'idée aurait pu être brillante; selon Pascal de Thiersant. Transmise au Premier ministre et au ministre de l'Économie, elle a été ignorée.

Dans le courant de l'été, enfin, le directoire d'Aragats Investments soumet pour examen avant signature à tous les ministères concernés (Économie, Finances et Justice), une convention de concession des terrains envisagés. RID LLC en fait de même de son côté. En septembre 2021, les deux concurrents sont informés que le ministère de l'Économie a été officiellement mandaté par le bureau du Premier ministre pour constituer une commission spéciale chargée d'évaluer leur projet respectif.

Un mois plus tard, en octobre 2021, la commission rend son verdict : Aragate passe l'évaluation avec 57 points, le projet RID en remporte 67. La commission déclare avoir évalué les deux projets en toute impartialité et estime que les retombées du projet RID et ses bénéfices escomptés seront plus profitables à l'Arménie, elle ne fournit en revanche la moindre répartition de ses critères ni aucune autre explication.

Les pouvoirs de cette commission restent malgré tout consultatifs, ses conclusions sont présentées au cabinet du Premier ministre.

 

Commission

Pour l'équipe franco-arménienne, c'est la douche froide. Le ministre de l'Économie, malgré le caractère tout à fait exceptionnel de ce type d'investissement en Arménie, n'aurait pas conduit en personne les travaux de cette commission, le vice-ministre des Sports en est également absent.

La liste des participants formant la commission compte quatre représentants du Ministère de l'économie et deux fonctionnaires du Ministère de l’administration territoriale cosignataires du projet RID. En revanche, aucun spécialiste ni administration de tutelle des domaines concernés, ni professionnel des industries liées à un tel projet, hôtelières notamment.

Sollicités par le Courrier d'Erevan à ce sujet, les ministères concernés n’ont pas encore donné suite à nos requêtes.

En revanche, Gagik Sarkissyan, président de la Fédération arménienne de ski, contacté lui aussi par le Courrier d’Erevan, confirme n'avoir « appris l’existence du projet d’Aragate que via les médias, tout comme celle de la commission chargée de l'évaluer ». Il ajoute que « la Fédération du ski arménienne n'a jamais été sollicitée pour donner son avis, qui aurait sans doute été favorable d'ailleurs. À ma connaissance, ni le vice-ministre des sports, ni aucun autre de ses représentant n'a pris part à cette commission. Ce projet a pourtant le potentiel de devenir l’une des vitrines touristiques et sportives de notre pays, et une école de ski de ce niveau pourrait revêtir une importance toute particulière, stratégique même, au regard de la formation de nos militaires aux techniques de montagne. »

Le 9 décembre 2021, un Forum économique franco-arménien se tient à Paris en présence d'Ararat Mirzoyan, ministre des Affaires étrangères. Le projet Aragate est à l'ordre du jour. D'après les informations recueillies auprès de sources ministérielles françaises, le chef de la diplomatie arménienne aurait déclaré à son homologue français manquer d'éléments de réflexion pour statuer sur le sort du projet mais il aurait surtout semblé surpris que le sujet revienne sur le tapis.

Effectivement, au cours de l'été précédent, toujours sur cette même province d'Aragatsotn mais sur un autre emplacement, un troisième projet, le "Mayler Mountain Resort" porté par une société arménienne éponyme dirigée par Tigran Harutyunyan a été très discrètement et très rapidement approuvé, en quelques jours seulement, celui d’une bien modeste station de montagne, « privilégiant un mode de vie sain et durable », en tous points conforme à la stratégie de développement économique et touristique du gouvernement arménien. S'étendant sur 2080 hectares près du réservoir d'Aparan, sur la commune de Yeghipatrush elle ne vise cependant rien de moins que 500 000 touristes par an ! Un décret ministériel lui concède à cette fin un droit exclusif sur le terrain convoité, son lotissement comprendra la construction… d’un casino.

Dans cette optique, et pour être bien sûr que sa fréquentation ne soit pas compromise, tout autre projet d'envergure susceptible de drainer à lui -de détourner ! - l'afflux de clientèle relativement fortunée n'est pas vraiment souhaitable.

 

Constatations

Nous sommes aujourd'hui en mai 2022 et côté arménien, aucune décision ne semble avoir été réellement entérinée. La construction du casino semble elle-même compromise, car selon Atom Janjughazyan, ministre des Finances, « les dispositions législatives en vigueur en Arménie impliquent, à l'exception de régions bien spécifiques, un montant d'investissement minimum de 40 milliards de drams ». Les 30 milliards envisagés par le projet Mayler ont suscité de la part du gouvernement « la proposition d'un acte législatif distinct » selon les termes employés, par ailleurs, l'obtention de la licence d'établissement de jeux est conditionnée à la construction des équipements de sports d'hiver. La presse arménienne rapporte, le 3 février dernier, les propos du ministre de l'Économie, Vahan Kerobyan, annonçant ce même jour au cours d'un forum d'affaires arméno-autrichien, la signature d'un contrat d'équipement de 24 millions de dollars entre Mayler et le constructeur autrichien de remontées mécaniques Doppelmayr, pour la fourniture de quatre lignes de remontée mécanique. Pascal de Thiersant, le président de la société des Trois vallées partenaire d'Aragate, dément cette information précisant au contraire que Tigran Harutyunyan, directeur de Mayler Invest en visite sur le salon Mountain Planet qui se déroulait en France à Grenoble, du 26 au 28 avril dernier, devait signer un contrat avec portant sur installations. Tigran Harutyunyan n'aurait jamais honoré son rendez-vous. …

 

Côté français, rappelle encore Pascal de Thiersant, les responsables de l’époque -le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves le Drian, du Commerce extérieur, Frank Riester, du Tourisme, Jean-Baptiste Lemoyne - tous ont été au courant du projet "Aragate – Trois vallées", et leur engagement était total.

La France soutient et encourage ses entreprises à l'international, c'est une règle d'or de sa politique étrangère et commerciale.

La lettre que Pascal de Thiersant avait adressée au Premier ministre Nikol Pashinyan n'a jamais eu de réponse mais l'ambassadrice de France en Arménie, Anne Louyot, et l'attaché commercial français pour la région, Francois Cloarec basé en Géorgie, auraient été dépêchés auprès du vice-Premier ministre, Mher Grigoryan, pour s'informer de l'avancement du projet. Enfin, peu avant les élections présidentielles d'avril dernier, le secrétariat de l'Élysée aurait été saisi, le dossier a été remis au président Macron qui vient d'être réélu. L'actuelle période de transition et de changement de gouvernement impose toutefois "le règlement des affaires courantes" comme les priorités du moment.

Pascal de Thiersant avait indiqué dans l’une de ses interviews : « Il me semble que c’est l’affaire des forces de l’ordre arméniennes et du public arménien de découvrir les véritables raisons pourquoi ce projet n’est toujours pas approuvé ».

En Arménie, des "sources bien informées", comme l'on dit, laisseraient à penser que l'ensemble des projets pourrait prochainement faire l'objet d'une prochaine réévaluation par le gouvernement…