La littérature sur les traces de la mémoire - l’histoire d’une thèse doctorale

Arménie francophone
20.06.2022

Le 14 avril 2022, Lusine Abgarian, - journaliste au Courrier d’Erevan, engagée dans les échanges culturels entre l’Arménie et la France, - présentait sa soutenance de thèse en littérature comparée à Paris, sur un sujet aussi terrible que passionnant : « Les représentations du génocide des Arméniens au tournant du XXe siècle en France : récits post-mémoriels, fictions narratives, romans graphiques ».

Par Aurélia Bessède

 

La thèse, réalisée en cotutelle entre la Sorbonne Université et l’Université d’État Brusov à Erevan, est le fruit d’une recherche qui s’inscrit aux carrefours de deux pays, entre le présent et le passé, où les faits historiques peuvent être traités à travers la fiction et même transposés graphiquement.

Son travail s’appuie sur des années de recherches sur la condition humaine et la littérature, suite aux crimes contre l’humanité qui ont traversés le siècle dernier et résonnent encore. Il met en lumière la contribution de la littérature à la sensibilisation à ces crimes. Cette littérature, abondante au tournant des XX et XXIes siècles, permet de porter le sujet dans l’arène politique jusqu'à la reconnaissance officielle du génocide des Arméniens par la France en 2001, puis du centenaire de sa commémoration en 2015.

Lusiné introduit son travail par ces mots : « Le XXe siècle, l’« ère des génocides » fut un tournant dans l’histoire mondiale. La succession des crimes contre l’humanité a engendré de nombreuses ruptures et mutations. De nouveaux questionnements existentiels ont été mis en avant et traduits à travers l’écriture et la littérature ». Ce travail explore le ''pouvoir de dire'', à travers les problématiques qui résultent du génocide, plusieurs décennies après l’événement.

Le jury d'examen était composé de professeurs français et arméniens dont les deux directeurs de thèse, Ani Djanikian et Bernard Franco, secondés par Arnaud Rykner, Romuald Fonkoua, Denis Pernot et Nathalie Khatchatrian, la présidente du jury.

Le Courrier d’Erevan profite d’un entretien avec Lusiné Abgarian pour élargir la compréhension de son travail...

 

Pouvez-vous revenir sur la genèse de votre sujet. Pourquoi ce choix et que représente ce thème pour vous ?

L’opportunité de faire de la recherche s’est présentée après mon mémoire de Master 2 en littérature comparée, dans le cadre d’un double diplôme entre les universités Paris Sorbonne et Brusov. Il portait sur le mythe biblique de Salomé et m’a permis de me familiariser avec les exigences de la recherche. Très vite, je me suis concentrée sur un sujet central qui lie l’Arménie et la France : la condition humaine dans la littérature, au sortir des crimes contre l’humanité. 

Ces années de recherches sont profondément ancrées en moi. Ce sujet, particulièrement douloureux, reste avant tout un partage intellectuel avec une communauté universitaire. Un partage teinté d’appréhension, entre la réalité et sa transmission. À l’image de la littérature étudiée, partagée dans l’espace spatio-temporel entre réel et fiction, ma démarche s’inscrit dans le partage entre deux cultures. Je désirais mettre en avant une certaine fonction de la littérature : sa puissance à repenser le monde et raconter l’indicible. La littérature possède en effet une voix politique et sociale rare qui mérite d’être écoutée.

Ce travail doctoral, s’est forgé autour des interrogations révélées par une horreur de l’histoire : le génocide des Arméniens. Il s’agit ici de l’historicité dans la littérature, sa compréhension, son modelage et sa représentation. À ce titre, le doctorat en France et en langue française - qui n’est pas ma langue maternelle -, m’a donné le privilège de mener à bien cette recherche. Notamment parce que les études croisées sur ce génocide dans différentes disciplines - l’histoire, la psychanalyse, la sociologie et les arts - sont effectuées en français et que la France a été particulièrement sensible à la question de ce génocide, tant au niveau de sa littérature, qu’à travers ses chercheurs, d’origine arménienne ou non.

 

Avez-vous rencontré des difficultés le long de vos recherches entre la France et l’Arménie? Quelles sont les premières personnes que vous avez contactées pour commencer ce travail ?

La première difficulté, c’est l’aspect émotionnel qu’évoque le génocide des Arméniens, la mémoire générationnelle et les récits de ma famille. Dès le début de ma recherche, le recul et la distance étaient nécessaires pour me concentrer sur le matériau littéraire de l’événement historique. J’admets que les lectures interminables de scènes de violence extrêmes m’ont valu plusieurs cauchemars. Il m’est aussi arrivé de me perdre entre les réalités des écrivains, de leurs œuvres et de leurs personnages, et le fait historique. C’était à la fois proche et lointain mais il fallait à tout prix préserver le fil conducteur du travail académique et sa problématique. Ce recul est devenu possible avec le temps.

L’autre difficulté était liée au manque d’ouvrages littéraires, ce qui explique mes nombreux déplacements entre Paris, Gyumri et Erevan. À la fin de chaque séjour, je repartais avec de nouveaux livres et de nouvelles pistes.

Quant aux premières personnes que j’ai contactées pour réaliser mon travail, en dehors de mes directeurs de recherche, il s’agissait d’auteurs qui avaient décidé de se tourner à un moment précis de leur carrière vers ce sujet, qui les rattache à leur origine ou non.

 

Comment expliquez-vous l’évolution de littérature sur le génocide des Arméniens à travers les générations de rescapés en France ?

Les survivants qui venaient de vivre une « rupture d’humanité », apatrides, ont dû faire face au choc de l’exil, à la reconstruction mais aussi à la sauvegarde d’une identité. La mémoire, ainsi que son déni, constituaient un repère dans la quête de cette nouvelle identité. Et le délaissement de la culture d’origine au profit de l’intégration n’a pas été immédiat chez les écrivains réfugiés. Ils avaient une responsabilité de sauvegarde, celle de la langue arménienne et de l’identité nationale sur leur terre d’exil.  L’arménien a continué à être utilisé en France parmi les rescapés et l’intelligentsia immigrée du Caucase dans les milieux littéraires pendant une cinquantaine d'années. Cette "littérature de l’exil" s’est développée à partir des années 1920 jusqu’au début des années soixante-dix. La volonté des écrivains rescapés n’était pas de se positionner comme des victimes ou de livrer un témoignage brut des événements, mais de « produire une littérature tournée essentiellement sur la réalité contemporaine des Arméniens », comme l’exprimait Krikor Beledian. La « Catastrophe » occupait aussi une place particulière, mais implicite, dans cette littérature arménienne de l'exil.

Curieusement, l’émergence du sujet du génocide des Arméniens dans le champ littéraire occidental n’a eu lieu que tardivement, pourtant, la France fut l’un des premiers pays où les intellectuels ont élevé la voix, un "devoir de solidarité" universel, bien avant le "devoir de mémoire". En 1930, déjà, Paule Henry Bordeaux, publiait l’ouvrage précurseur : Antaram de Trébizonde1.

Grace à la reconnaissance par la France du génocide des Arméniens en 2001, l'adoption de la loi réprimant sa négation en 2006, et enfin la commémoration de son centenaire en 2015, c'est au XXIe siècle que l'intérêt historique de l'événement prend toute son importance. À partir de cette période, on assiste effectivement à une multiplication de la production littéraire sur le sujet. Par ailleurs, la disparition progressive des victimes et des bourreaux a contribué à libérer la parole. La disparition des témoins directs a "libéré" le champ de la parole et effacé "la honte arménienne" d’être victime.

Mon corpus d’étude comprend à la fois des auteurs français d’origine arménienne, et des écrivains français plus éloignés dans leur relation — bien qu’universelle — avec ce crime qui pâtit encore de négationnisme.

Y-a-t-il des œuvres qui vous ont particulièrement surprise ?

Les œuvres où s’entremêlent les différentes générations ont attiré mon attention. C’est l’objet même du concept de post-mémoire, qui exprime la relation qu’entretiennent les enfants des rescapés avec le traumatisme de leurs parents et de leurs ancêtres. Et tout cela à travers la « mémoire de leur mémoire2».

Je m’appuie sur les romans en forme de diptyque tels qu'"Étrangère" de Valérie Toranian, "Ma grand-mère d'Arménie" d'Anny Romand, "Lucine" d'Ondine Khayat ou encore "Tigrane" d'Olivier Delorme. Parmi les romans graphiques, je peux citer "Varto" de Gorune Aprikian, "Anahide", le quatrième tome de l'album “Les Fleury-Nadal“ de Frank Giroud, "Le Cahier à Fleurs" de Laurent Galandon et Viviane Nicaise ou encore "Mémé d'Arménie" de Farid Boudjellal, qui évoquent la question des Arméniens islamisés pendant le génocide, dont les enfants et les petits enfants découvrent les véritables origines refoulées... Plus d’une vingtaine d’œuvres forment le corpus de mon travail.

 

Sur quels axes souhaiteriez-vous continuer vos recherches à l’avenir ? 

Il y en a plusieurs. J’aimerais approfondir le sujet des relations entre la politique, la diplomatie étatique et la littérature, pour comprendre comment évolue la littérature face aux questions historiques et aux décisions politiques. Mon travail s’oppose à la politique négationniste de la Turquie.

Je pense notamment à l’étude des auteurs turcs réfugiés sur le sol français ou ailleurs. Il est nécessaire d’étudier le trouble résultant d’un retour sur un territoire désormais inconnu

Aux œuvres littéraires s’ajoute un important corpus filmographique. J’aimerais également m’ouvrir à l’étude du théâtre documentaire contemporain et post mémoriel. Cette étude peut aussi être approfondie par celle des autres génocides du siècle dernier.

 

Va-t-il y avoir un volet arménien de ce travail ?

Le travail est en cours de traduction grâce à Grigor Djanikian, traducteur de renom. La thèse sera éditée sous forme d’un livre en 2023 et une présentation de l’ouvrage aura lieu à la bibliothèque de Gumri à l'occasion sa sortie

 

  1. Paule Henry Bordeaux, Antaram de Trébizonde, Paris, Albin Michel, 1930. Le prénom Antaram qui figure dans le titre de l’édition originale est un prénom arménien porté par la protagoniste du roman et signifie « qui ne se fane pas », qui est « immortelle ». Dans la réédition du roman le nom fut traduit : L’Immortelle de Trébizonde, Marseille, Thaddée, 2014.
  2. « Mémoire de ma mémoire » est le titre du livre de Gérard Challiand, écrit en 2003. Il y traite non de ce qu’il a vécu, mais de la tragédie dont il a hérité enfant et qu’il a voulu oublier. Soit le drame vécu par les Arméniens de l'Empire ottoman entre la fin du XIXe siècle et les lendemains de la Première Guerre mondiale.