Quand la géopolitique est rattrapée par les mythes

Arts et culture
23.11.2018

Historienne, spécialiste des minorités nationales de l'URSS, Taline Ter Minassian détonne et surprend en publiant en cette rentrée littéraire un thriller géopolitique palpitant (1) à l’écriture vive et élégante qui nous emporte de l’Arménie à l’Inde, en passant par un Moyen-Orient en ébullition. Entretien avec l’auteure.​

Propos recueillis par Tigrane Yegavian (France Arménie)

Comment expliquez-vous qu’à ce stade de votre carrière universitaire et après avoir publié des ouvrages de sciences humaines, vous vous soyez lancée dans l’écriture d’un roman ? Dans quel contexte est né votre projet ?

Taline Ter Minassian : Votre question comporte deux aspects. C’est vrai, j’ai atteint un âge qui me donne le sentiment de ne plus avoir grand-chose à attendre de la carrière universitaire. Il ne s’agit pas seulement de la réalité dérisoire de « l’avancement » ou du prestige supposé de ma fonction de professeur des universités. Ce n’est pas vraiment le sujet de notre entretien, mais je considère que le milieu universitaire français traverse une crise profonde. Un moment donné, il est devenu vital pour moi de tenter de secouer la chape d’une pensée convenue et de la langue de bois, l’une comme l’autre dangereusement répandues dans tous les secteurs des « sciences humaines ». L’idée d’un roman m’a permis tout d’abord de trouver un espace pour me défouler. Un espace de liberté pour échapper à la « torsion du réel » que nous inflige par exemple quotidiennement le traitement médiatique de l’actualité internationale. Pour une historienne, un roman c’est un espace de liberté ! On peut littéralement débattre avec soi-même en fractionnant son point de vue dans la parole des différents personnages. Et il y a beaucoup de personnages dans Les Galaxies Markarian ! J’ai travaillé autant et de la même manière que pour écrire un ouvrage d’histoire : j’ai dévoré des rayons entiers de la BULAC (2) et j’ai même fait de véritables enquêtes de terrain jusqu’au Glacier des Bossons à Chamonix ! Mais c’est un roman en ce sens que j’ai inventé des chaînes de causalités entre des événements. Cela dit, on retrouve un peu tous mes centres d’intérêts précédents dans ce livre : le Caucase, l’Arménie, Erevan, le Moyen-Orient, l’architecture, les réseaux d’espionnage… et le rôle des minorités dans les relations internationales. L’idée de ce livre est née à l’Observatoire astrophysique de Byurakan en Arménie, un soir d’été il y a quelques années. Au départ, c’était un projet à plusieurs dont nous avons parlé en sirotant de la vodka sur un balcon avec Jean- Robert Raviot et Anne Kazazian. Nous étions en vacances, on montait souvent à  la forteresse d’Amberd et on allait se baigner dans le petit torrent glacé en contrebas. L’idée du roman est née cet été-là, de divagations à bâtons rompus, lors de nos promenades dans le massif de l’Aragats, sur les Kurdes, les Yézidis, le zoroastrisme… autant d’éléments qui entrent dans l’intrigue du roman, roman à la fois géopolitique et roman d’espionnage.

L’héroïne est une jeune journaliste arménienne qui nous entraîne successivement de l’Arménie en Iran, en passant par le Kurdistan, le Liban. Pourquoi l’avoir fait voyager à la manière d’un grand reporter pressé ? Et pourquoi cette longue pause en Iran ?

Le voyage, ou plutôt les voyages, sont au cœur de l’histoire que je raconte. Il s’agit d’abord et avant tout d’un récit d’aventures. Donc, je ne pouvais pas condamner l’héroïne à l’immobilité en la cantonnant en quelque sorte aux seules rubriques de la politique intérieure arménienne. Evidemment, j’ai mis dans ce livre beaucoup d’observations issues de mes nombreux séjours en Arménie ou moins nombreux au Liban. Mais j’ai aussi voyagé spécialement pour ce projet. Comme mon héroïne, je me suis rendue à Yazd au coeur de l’Iran, lieu de survivance des Zoroastriens. Pour développer mon intrigue, je ne pouvais pas imaginer une héroïne statique, il fallait qu’elle voyage, qu’elle se « coltine » des réalités inconnues, qu’elle déambule dans des architectures nouvelles. Qu’elle séjourne aussi, en femme seule, dans des pays aux moeurs patriarcales, pour ne pas dire plus. Bref, l’idée est de promener le lecteur à travers une série de pays tout en suivant le mystérieux fil conducteur du zoroastrisme. Les Galaxies Markarian sont ainsi une occasion de voyager dans le temps et dans l’espace, en évoquant une religion venue du fond des âges, ressuscitée par une actualité brûlante.

Pourquoi ce titre ? Pourquoi avoir choisi de mettre le zoroastrisme au coeur de cette intrigue ?

Il n’y pas de lien véritable entre le titre du roman et le zoroastrisme, sauf par le biais de sa couverture. J’avais été inspirée en effet par ce personnage de Markarian, un des physiciens de Byurakan. Les Galaxies Markarian sont le nom de galaxies reconnues et répertoriées au début des années 1960 par l’un des astrophysiciens, à l’époque où cette institution était à l’apogée de sa gloire. Mais le choix de ce titre est aussi une métaphore qui renvoie dans mon esprit aux galaxies des personnages et des réseaux qui apparaissent dans le roman. L’énigme nous plonge au coeur de plusieurs microcosmes et au milieu d’un petit monde très particulier, aujourd’hui grandement oublié, celui du zoroastrisme. Il fut la religion dominante en Iran et dans une grande partie du Caucase avant la conversion de ces régions du monde au christianisme ou à l’islam. Aujourd’hui, les Zoroastriens ne sont plus qu’une infime minorité religieuse un peu exotique, mais ses réseaux s’étendent jusqu’en Occident et en Inde. La minorité parsie, influente et riche, est au coeur du pouvoir indien. Ce « premier monothéisme » de Zarathoustra, cette religion antique, longtemps persécutée par les monothéismes triomphants chrétien et islamique qui voulaient l’anéantir, constitue un univers méconnu et captivant !

On s’aperçoit que d’immenses enjeux constituent le ressort de groupes numériquement insignifiants. Quelles leçons tirez-vous du rôle des minorités quand on connaît le sort funeste aujourd’hui qui est celui des chrétiens d’Orient ou des Yézidis ?

Je ne tire pas de leçons particulières, je constate simplement que les minorités sont effectivement agissantes ! Cette idée qui a ses adeptes en sociologie n’est pas neuve pour moi, puisque j’ai effectivement consacré ma thèse au rôle des minorités dans la politique soviétique au Moyen-Orient. Ici, j’ai poussé le bouchon encore un peu plus loin, en imaginant qu’une minorité vraiment réduite à une infime poignée d’individus, ce qui est le cas des Zoroastriens, se dote d’un projet d’envergure planétaire. Et au passage, je profite de l’occasion pour faire le tour des minorités plus ou moins apparentées à cette religion dans l’ensemble de la région moyen-orientale : le lecteur est donc amené à rencontrer des Yézidis du Sindjar qui furent les victimes d’un effroyable massacre au moment de l’avancée de Daesh dans la région. J’évoque aussi bien sûr les chrétiens d’Orient, en parlant de l’Arménie mais aussi d’un Liban qui m’a paru crépusculaire.

Roman d’espionnage s’il en est, Les Galaxies Markarian appartiennent à une catégorie hybride que l’on qualifiera de “thriller géopolitique”. Avez-vous été inspirée par les romans du Britannique John Le Carré ? Dans quelle tradition s’inscrit votre roman ?

Dans aucune tradition précise. Au départ, il s’agissait d’un roman d’espionnage. C’est vrai, en écrivant la biographie d’un espion anglais, je me suis rendue compte que la réalité dépasse toujours la fiction. Pourquoi dès lors, ne pas l’utiliser directement dans un roman ? Bien sûr, j’ai lu quelques oeuvres de John Le Carré, et si je suis entrée en contact avec lui lors de la parution de mon livre sur Reginald Teague-Jones(3) , je me suis surtout intéressée au personnage en tant qu’ancien espion au service de Sa Majesté ! Les Galaxies Markarian commencent en fait comme un thriller classique puis se déploient ensuite en un roman géopolitique et un récit d’aventures. Il y a de tous ces genres à la fois avec l’ambition de distraire et en même temps d’instruire le lecteur.

Les lecteurs avertis s’amuseront en décryptant les noms de personnages bien réels, en particulier dans le cas de l’Arménie. Vous n’êtes pas tendre avec l’héritage arméno-soviétique et vous posez, avec un humour corrosif un autre regard sur l’actualité géopolitique du Moyen-Orient. A quel public s’adresse ce livre en priorité ?

Certes, Les Galaxies Markarian frisent dangereusement la réalité. Pour ne donner qu’un exemple, j’ai en effet campé le personnage d’un président arménien aux prises avec les mouvements de protestation de la société civile d’Electric Yerevan. J’ai tenté de dépeindre certaines réalités sociales de ce pays pour lequel j’éprouve un amour intense, sans pour autant porter des jugements moralisants. Néanmoins, on trouvera dans le roman une peinture de la société post-soviétique arménienne dont les tensions ont conduit à la « révolution de velours » d’avril 2018. Cet ouvrage s’adresse bien évidemment  au public le plus large. L’éditeur a fait appel à l’excellent « bédéiste », Nicolas Wild, qui a conçu une couverture à la fois percutante et humoristique, ainsi qu’une magnifique carte pour aider le lecteur à s’y retrouver. Ce roman est destiné aux lycéens et aux étudiants de tous âges et bien entendu au grand public. 

               
(1) Taline Ter Minassian, Les Galaxies Markarian, éditions Le Félin, 388p. 20 e
(2) La Bibliothèque des langues orientales (3) Reginald Teague-Jones, Au Service secret de l’Empire