Téhéran- Riyad : vers la guerre ?

Région
03.10.2019

Ancien officier supérieur au sein des services français de renseignements extérieurs, Alain Rodier a longuement servi dans des pays de l’aire régionale moyen orientale. Directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R), il suit en particulier le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée. Dans cette synthèse didactique, il revisite les principaux enjeux et thèmes brûlants qui font l’actualité du Moyen Orient. L’occasion pour lui de partager son analyse à partir de sources de première main et de partir de ce constat : après des décennies d’immobilisme politique, la situation a considérablement évolué depuis le déclenchement des soulèvements arabes de 2011 ; la tension larvée qui existait entre l’Arabie saoudite et l’Iran depuis la révolution islamique de 1979 s’est progressivement transformée en guerres par procuration qui en Syrie tourne à l’avantage de l’Iran.

Par Tigrane Yégavian​

Chaos en Syrie, affrontements au Yémen, tensions à Bahreïn, en Irak, au Liban… à l’évidence la situation se dégrade de jour en jour, à telle enseigne que selon l’auteur il n’est pas interdit de penser que si un accident dégénère, ces deux puissances régionales pourraient entrer en confrontation directe, quitte à dégénérer en affrontement généralisé opposant les mondes sunnite et chiite. Un tel scénario catastrophique aurait des répercussions désastreuses au plan économique si les approvisionnements en hydrocarbures s’en retrouveraient perturbés. Mais aux yeux de l’auteur l’opposition sunnite / chiite est une vision trop simpliste. Si rivalité il y a, celle-ci est davantage historico politique que religieuse.

Le régime en place à Téhéran est persuadé d’être menacé dans son existence même par les États-Unis, encouragés par Israël et, désormais, par l’Arabie saoudite et la coalition qui regroupe la majorité des pays de la Ligue arabe.

En effet, tous les chiites ne sont pas forcément aux ordres de l’Iran comme certains médias peu versés dans la complexité tendent à l’affirmer. En 2006 au lendemain de la guerre menée contre Israël, le secrétaire général du Hezbollah libanais avait vu sa popularité dépasser de loin les contours du fameux « arc chiite ». Du reste, la rhétorique antisioniste de l’Iran populaire est toujours populaire dans le monde arabo-sunnite. Prenant l’exemple du Yémen, Alain Rodier comprend que si Téhéran soutient les rebelles Houthis pour des raisons géostratégiques, ce soutien n’est pas massif comparé au rôle que joue l’Iran en Syrie, au Liban et en Irak. Autrement dit, le Yémen n’est pas considéré comme stratégiquement vital pour les mollahs, mais uniquement comme un pion à jouer, voire à sacrifier si le besoin s’en fait sentir.

Il n’en reste pas moins que le régime en place à Téhéran est persuadé d’être menacé dans son existence même par les États-Unis, encouragés par Israël et, désormais, par l’Arabie saoudite et la coalition qui regroupe la majorité des pays de la Ligue arabe. Ce sentiment d’encerclement se justifie par le maillage de bases américaines dans quasiment tous les pays frontaliers de l’Iran. Or, rappelle l’auteur après une période de terrorisme d’Etat dans les années 1980, l’Iran prône désormais la retenue et n’a jamais envahi militairement un autre pays bien qu’il se soit livré à du prosélytisme politico-religieux. Ainsi, c’est une confrontation entre deux régimes (les Saoud et les Mollahs) qui a lieu. Trait commun : tous deux craignent pour leur survie et connaissent des situations intérieures extrêmement volatiles. De son côté Riyad est empêtrée dans une stratégie à court terme et ne peut se passer d’appuis étrangers pour garantir sa propre sécurité, quitte à en payer le prix fort.

Si le Prince héritier et homme fort de l’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane Al Saoud se félicite de l’attitude de l’administration Trump à qui il achète des armes, c’est qu’une fois installé sur le trône à la place de son père, il pourra verrouiller son pays et rassembler autour de lui les dirigeants des pays arabo-sunnites pour s’opposer frontalement à l’influence irano chiite, mais aussi aux Frères musulmans. Illustrant son propos l’auteur cite le cas de l’Egypte du maréchal Sissi qui ne peut prétendre la comparaison à son illustre prédécesseur Nasser, contrainte par les subsides de Riyad. 

Malgré d’incontestables victoires militaires, la guerre menée contre le « califat de l’Etat Islamique » semble loin d’être gagnée. Elle change tout simplement de forme en abandonnant les combats « classiques » pour redescendre au niveau de guérilla et du terrorisme dans la ceinture du Sahel en Afrique et au Moyen Orient. Pour Alain Rodier, si l’outil militaire de Daech a bien été entamé, son idéologie salafiste- djihadiste continue à infiltrer les sociétés musulmanes en rejetant tout ordre établi.

L’auteur s’intéresse également à la Russie qui selon lui profite de la situation chaotique et de « l’indécision chronique des Occidentaux » pour s’implanter durablement dans la région. En témoignent les bonnes relations nouées avec l’Iran, la Turquie, l’Arabie saoudite, l’Egypte et Israël. Ce succès de la diplomatie russe s’explique notamment par le refus d’inscrire la morale dans les relations internationales et la mise en avant des intérêts communs qui peuvent être partagés. Très critique à l’égard de la gestion des conflits syrien et irakien par les chancelleries occidentales, A. Rodier observe une vision géostratégique à long terme chez Vladimir Poutine. Quant à la Turquie empêtrée dans le bourbier syrien, elle a finalement raflé la mise en  représentant l’opposition syrienne dite « modérée »  dans les différents forums de discussions qui ont lieu entre Sotchi/Astana et Genève et ce au dépend de la diplomatie saoudienne.

Les risques de désordres importants, ou encore de guerres interétatiques dans cette région du monde demeurent très élevés tant la situation y est complexe et les intérêts divergents.

Malgré d’incontestables victoires militaires, la guerre menée contre le « califat de l’Etat Islamique » semble loin d’être gagnée. Elle change tout simplement de forme en abandonnant les combats « classiques » pour redescendre au niveau de guérilla et du terrorisme dans la ceinture du Sahel en Afrique et au Moyen Orient. Pour Alain Rodier, si l’outil militaire de Daech a bien été entamé, son idéologie salafiste- djihadiste continue à infiltrer les sociétés musulmanes en rejetant tout ordre établi. Car selon lui, Daech est essentiellement un mouvement qui appelle de ses vœux la révolution qui doit mettre à bas tous les régimes pour les remplacer par sa vision de l’islam.  C’est là la principale et sans doute unique différence entre le salafisme djihadisme et le wahhabisme, qui lui refuse d’employer, - à l’instar des Frères Musulmans – des moyens violents, préférant utiliser des méthodes de persuasion plus feutrées et plus efficaces.

On l’aura compris, les risques de désordres importants, ou encore de guerres interétatiques dans cette région du monde demeurent très élevés tant la situation y est complexe et les intérêts divergents. Familier des situations de crise, Alain Rodier en appelle à un sursaut de la diplomatie française afin qu’elle puisse retrouver voix au chapitre. Et explore plusieurs scénarios de guerre déclenchés contre l’Iran à l’initiative de l’Etat hébreu. Une fiction d’un réalisme troublant.

Alain Rodier, Face à Face Téhéran- Riyad : vers la guerre ? éd.  Sophia Histoire & collections 144p. 17