Huit mois après l’explosion de Beyrouth : du choc à une lente reconstruction

Diasporas
23.04.2021

De nombreux efforts ont été faits pour la reconstruction de Beyrouth après l’explosion qui a ravagé la ville le 4 août dernier. La ville nécessite encore un soutien ferme et continu pour se reconstruire et reconstruire ses habitants, qui essaient de surmonter à ce jour les conséquences dévastatrices de la catastrophe. Le Courrierd 'Erevan vous présente quelques témoignages des Arméniens du Liban (à la demande des interviewés, nous ne citons leurs noms qu’avec des initiales).

Par Lusiné Abgarian

 

S.K. 

Quelques mois après, arrive-t-on à se reconstruire à la suite du choc psychologique de cet événement tragique ?

L’été 2020 a été la période la plus difficile pour le Liban, tant au niveau de l’instabilité politique et de la crise financière énorme qu’au niveau sanitaire. L’explosion du 4 août, c’est la cerise sur le gâteau, l’événement choc qui survient pour tuer toute lueur d’espoir.

Les Libanais se caractérisent par leur joie de vivre et par leur optimisme. Depuis cinq générations, chaque libanais a, au moins une fois dans sa vie, a connu des moments de crise et de guerre extrêmes, tout comme une prospérité absolue à tous les niveaux. Parfois même les deux en même temps. Après la pluie le beau temps, disait-on, toujours, et on vivait en attendant les jours meilleurs. Mais cette fois-ci, le désespoir est inédit. Aucun horizon en vue, aucun optimisme d’avenir. Quand le Liban perd l’espoir de son peuple, il perd tout. Il est facile de reconstruire les pierres si les banques lèvent le gel des avoirs financiers et si les aides internationales arrivent à destination, sans finir dans les poches des corrompus… Mais le 4 août, en même temps que le cœur du pays, le cœur de tout libanais a explosé. Le cœur, il ne se reconstruit pas si facilement, quand tout Libanais sans exception été affecté d’une manière ou d’une autre par cet affreux traumatisme.

Comment continue la vie ? Comment se déroulent les travaux de reconstruction ?

Pour notre part, nous avons, entre-autres, perdu notre résidence familiale, construite par mon arrière-grand-père dans les années 1930, à quelques mètres du port de Beyrouth. Cet immeuble, situé dans un quartier toujours prisé par des combattants, a connu de près la guerre civile libanaise, toutes les tensions internes et tous les affrontements israélo-arabes. Il a résisté, malgré les dégâts mineurs réparables à chaque reprise. Mais cette fois-ci, il n’a pas résisté. Les appartements se sont effondrés. Ma famille au Liban reconstruit, autant que possible. Mais les traces du 4 août ne disparaitront jamais. Nous vivrons toujours avec, puisque cette date restera gravée sur la façade de l’immeuble et sur tous les murs de chaque appartement, malgré nous …

Arrive-t-on à rêver quelques mois après un tel événement ?

Quand on est Libanais, on ne peut cesser d’aimer le Liban. Le proverbe local dit qu’on peut faire sortir un Libanais du Liban mais pas le Liban d’un Libanais.

C’est très particulier, une magie que je ne saurais expliquer. Quand le Liban va mal, nous nous y attachons instinctivement encore plus. Etant d’origine arménienne, je serai reconnaissante à vie au Liban, qui d’une part a accueilli mes ancêtres il y a une centaine d’années, et qui d’autre part a fait de moi la Libanaise et l’Arménienne que je suis aujourd’hui. C’est pour cela que pour ma part, je continue à rêver malgré tout, car mon grand amour pour le Liban et pour mon identité emporte sur tout. Il est d’ailleurs impossible pour moi de dissocier mes deux identités, de rêver en tant que libanaise uniquement ou en tant qu’arménienne uniquement. Cependant, au lieu de rêver d’un futur, je rêve du passé... Je rêve à l’envers. Ce n’est pas normal. Mais le rêve est un besoin vital. En l’absence d’une vision future, il vaut mieux rêver du passé que de ne pas rêver.

 

H.N. 

Quelques mois après, arrivez-vous à vous reconstruire à la suite du choc psychologique de cet événement tragique ? Est-ce un traumatisme qui nécessite beaucoup de temps pour la cure ?

Le choc a été terrible, inconcevable même. Comme si le temps s’était arrêté depuis. La reconstruction morale ainsi que matérielle va être très difficile, vue la situation actuelle. Les gens ne sont pas retournés chez eux. Les victimes sont oubliées, sauf par leurs proches qui réclament justice. Les assurances refusent de verser des dommages, vu que l’enquête est à la merci de la corruption et des différents courants politiques. Beyrouth, avec ses quartiers détruits, est actuellement une ville fantôme…

Comment s’est organisée la communauté arménienne pour surmonter les conséquences et réparer les dégâts ?

Face à la crise et à l’urgence, les Arméniens du Liban, les partis politiques et le Catholicossat, sont toujours bien soudés et organisés. Les premiers secours pour les blessés ont été administrés par des médecins arméniens volontaires, puisque les hôpitaux étaient surpeuplés. Des dispensaires ont été ouverts dans les quartiers de Bourj Hammoud. Les jeunes arméniens, tels que les scouts, les badanis et les yeridasartats, étaient le jour même sur le terrain pour sauver les victimes, les aider à déblayer, et à nettoyer le quartier.

Comment continue la vie ? Comment se déroulent les travaux de reconstruction de la ville ?

Le nettoyage a été très rapide grâce à l’aide de tous les volontaires, arméniens ou autres. Cependant, la reconstruction est très lente, notamment pour les maisons complètement détruites. Avec la crise économique et la dévaluation de la monnaie nationale, les prix ne cessent de monter et la population n’a plus les moyens monétaires. On fait avec ce qu’on a…

Il y a-t-il toujours des initiatives humanitaires qui aident à surmonter les conséquences dévastatrices ?

Heureusement que les aides humanitaires n’ont pas tardé. Des associations de bienfaisance arméniennes ont aidé à réparer les vitres et les fenêtres des maisons pas trop détruites, à fermer les espaces quand un mur était démoli, juste pour garantir un toit et des murs.

Arrive-t-on à rêver quelques mois après un tel événement ?

Le rêve est un grand luxe qui n’est malheureusement plus à la portée des Libanais.

 

V.N. 

Quelques mois après, arrivez-vous à vous reconstruire à la suite du choc psychologique de cet événement tragique ? Est-ce un traumatisme qui nécessite beaucoup de temps pour la cure ?

L’impact du choc psychologique est très variable d’un individu à l’autre.

Comment continue la vie ? Comment se déroulent les travaux de reconstruction de la ville ?

La reconstruction est très difficile, car aux dégâts matériels se sont associés une inflation de 600% et un chômage massif, ce qui conduit à l’incapacité des gens à reconstruire leurs appartements, et par conséquent à rester toujours délogés.

Il y a-t-il toujours des initiatives humanitaires qui aident à surmonter les conséquences dévastatrices. Comment s’est organisée la communauté arménienne pour surmonter les conséquences et réparer les dégâts ?

Heureusement que la communauté internationale s’est mobilisée et qu’il y a eu certaines associations ou ONG-s (l’UGAB comme association arménienne, ou les donations des associations de l’étranger) qui ont contribué à cette reconstruction. Mais devant l’ampleur des dégâts, cette aide est restée insuffisante. C’est pourquoi, dans les quartiers les plus dévastés, le trois-quarts de la population n’est toujours pas rentré chez elle.

Arrive-t-on à rêver quelques mois après un tel événement ?

On aurait pu rêver après un événement (un drame) pareil si on avait pu s’en sortir et voir le bout du tunnel. Malheureusement ceci est impossible car comme précisé plus haut, le chômage et l’inflation ont eu raison de la capacité des gens à reconstruire leurs appartements, retrouver leur quotidien et reprendre leur travail qui leur permet de vivre décemment.

Au Liban, et en particulier à Beyrouth, dévastée, les gens ne vivent pas. Ils survivent en essayant de limiter les dégâts autant que possible.

 

H.P. 

Quelques mois après, arrivez-vous à vous reconstruire à la suite du choc psychologique de cet événement tragique ? Est-ce un traumatisme qui nécessite beaucoup de temps pour la cure ?

Non, le temps atténue un peu, mais je suis toujours scandalisée par la situation. Je ne peux pas réponde à cette question. Je ne peux pas me mettre à la place des familles qui ont perdu des proches. Je ne sais pas comment elles tiennent le coup. Pour moi, le deuil, c’est une douleur de l’âme.

Comment continue la vie ? Comment se déroulent les travaux de reconstruction de la ville ?

La vie continue ? Oui, mais pour certains elle s’est arrêtée… à cause de l’injustice, de la cruauté. Les travaux de reconstruction avancent lentement. Les familles avec les ONG luttent avec acharnement et sans répit, surtout dans les conditions extrêmement difficiles imposées par le confinement du au Covid et la conjoncture socioéconomique du pays.

Il y a-t-il toujours des initiatives humanitaires qui aident à surmonter les conséquences dévastatrices.

Les initiatives humanitaires existent et elles aident beaucoup surtout quand il y a un traumatisme, ou des personnes ayant vécu un deuil.

Des psychothérapeutes, des éducateurs, des animateurs, des secouristes, des travailleurs sociaux… aident les familles à se poser de réelles questions sur le sens de la vie, sur le pardon, sur la vie après l’horreur, la trahison.

Arrive-t-on à rêver quelques mois après un tel événement ?

Rêver ? C’est un luxe pour les Libanais, surtout pour nous, Libanais d’origine arménienne. Dans le chaos qui nous entourent, surtout en ces temps-ci, entre nouvelles morbides relatives au Covid-19 et crises politico-financières interminables, nous oublions à quel point notre vulnérabilité humaine a soif de preuves d’amour, de présence, de transparence. Ce sont nos enfants, notre famille, qui sont les premiers donateurs d’affection gratuite et d’amour inconditionnel. Sans arrière-pensées…sans fard. Je rêve de pouvoir leur offrir « un souffle nouveau … ». Malheureusement, le Liban n’a pas de place pour nos jeunes…