Veillée des jeunes 2020 : un moment de vérité ?

Diasporas
24.04.2020

Alors que le confinement bouleverse nos habitudes et remet en question quelques certitudes, ce message à la jeunesse pour que le 24-Avril retrouve son sens revendicatif.

Par Tigrane Yégavian

J’appartiens à une génération qui n’a pas connu celle des rescapés, ceux qui parlaient, ceux qui bien trop souvent se taisaient, croyant protéger ainsi leurs enfants.

J’appartiens à une génération hybride, entre deux mondes. Une génération qui est née trop tard pour avoir vécu la renaissance de la Cause arménienne, initiée en France à l’aube des années 1960 par les comités de commémorations des jeunes du Centre d’études arméniennes, avant que ne se mette en place le CDCA. Je n’ai pas connu les années de plomb et d’effervescence politique rythmées par les attentats de l’ASALA et des CJGA (commandos des justiciers du Génocide arménien). Je n’ai pas connu l’absurdité des défilés séparés des factions rivales au plus fort de la Guerre froide. Je n’ai pas été témoin des violentes charges policières des CRS, forçant les portes de nos églises pour y « exfiltrer » les fidèles recueillis en mémoire de nos martyrs : séquence glaçante tombée dans l’oubli et heureusement immortalisée par le cinéaste Robert Guédiguian dans son Histoire de fou. Ma génération née trop tard, n’a pas pu saisir la portée historique de la renaissance de l’État arménien et l’épopée de la guerre de libération de l’Artsakh.

J’ai, par contre, connu et pris part aux veillées festives des jeunes dans ce Paris multiculturel et cosmopolite. Goûté à l’insouciance des premiers flirts printaniers sous un ciel clément. J’ai connu les défilés sur les Champs-Élysées aux allures de fêtes champêtres, où chaque association y allait de son flyer, où l’on s’étonnait de croiser un sosie de Super Mario, moustaches de fédahi, égaré au milieu d’une foule bigarrée, loin, très loin des sonos hurlant chants heghapoghagan (révolutionnaires) du couplant le sempiternel “ Turquie assassin ” ! Ceux qui s’évitent, ceux qui s’invectivent, ceux que l’on ne voit jamais, celles dont on aimerait avoir le 06… L’écoute semi-attentive, semi-ironique, des discours des personnalités. J’ai en mémoire ces moments grisants à l’écoute d’une bande-son martiale galvanisant les cœurs prêts à en découdre avec cet ennemi invisible ou fantasmé. Le sang se figeant à entendre égrainer les noms des foyers d’Arménie occidentale à reconquérir et ceux de l’Artsakh à défendre…

J’ai parcouru les rues d’Istanbul un 24-Avril de l’an II après l’assassinat de Hrant Dink. Les paroles étaient rares, nous n’étions qu’une poignée, Arméniens, Turcs, Kurdes, Français… à brûler de l’encens sur sa tombe du cimetière de Balikli. 

J’ai été un 24-Avril à Deir-ez-Zor et dans le désert de Marqadeh où la steppe brûlée charrie le sable et les ossements de déportés privés de sépulture, telles des âmes en transit, attendant le dernier vol pour le repos éternel. Deir ez-Zor et son musée ossuaire où quelques touristes allemands mal à l’aise croisaient cette année-là des cars de lycéens de Beyrouth, engourdis par la gueule de bois après les festivités de la veille.

J’ai, comme tant d’autres, arpenté la colline de Dzidzernakapert, mêlé à ce peuple arménien anonyme et à l’unisson, chanté quelque chant révolutionnaire, déposé mon œillet et jeté un furtif regard sur l’Ararat interdit derrière les barbelés.

Pour une reconquête de soi collective

Les rescapés, pour leur écrasante majorité, n’auront pas eu l’émotion et la fierté de voir un jour la République, celle qui, un siècle plus tôt, les abandonna en Cilicie et les accueillis à Marseille, inscrire le 24-Avril au calendrier des commémorations officielles. Ils n’auront pas vu ces graines semées fleurir, se faner et refleurir de plus belle dans cette France grande et généreuse où les Arméniens ont toute leur place. S’il faut considérer cette nouvelle réalité comme une incontestable victoire sur la négation, les commémorations officielles ont tracé un cadre dans lequel la demande de reconnaissance (au rabais) auprès de l’État turc est timidement abordée. Une bataille symbolique a été remportée mais à quel prix ? Que reste-t-il de l’esprit des pionniers ? Cette période troublée et angoissante qui nous est donnée de vivre est peut-être une occasion de repenser les fondamentaux. Et de se répéter cette évidence : il y a un temps pour le deuil, il y a un temps pour le sacré et il y a un temps pour la revendication. Malgré toute la bonne volonté des associations, force est de constater que la veillée des jeunes du 23 avril montre quelques signes d’essoufflement. Tout au plus a-t-elle perdu son esprit originel en se fourvoyant dans une redondance soporifique, une panne de vision, une quête de repères. Plus que jamais, nous avons besoin de retrouver un sens revendicatif à la veillée commémorative, à commencer par inscrire les réparations au cœur de l’agenda de la Cause arménienne, bizarrement éclipsées après 2015, la Guerre des quatre jours, suivie de la Révolution de velours ayant occupé tous les esprits.

À l’évidence, les manifestations du centenaire ont été marquées par une participation exceptionnelle qui, depuis lors, n’a cessé de flétrir, comme si 2015 avait constitué une sorte de « baroud d’honneur » avant l’assimilation, la fuite et l’extinction définitive.

Puisse ce confinement transitoire être vécu comme un temps de réflexion et de combat spirituel. Un combat vis-à-vis de soi, un temps où l’on apprend à faire la part des choses. Ce que nous sommes, ce à quoi nous aspirons à être, tous ensemble. Dans un monde où l’immédiateté règne sans partage, où la culture du zapping nuit à la connaissance de notre histoire, de notre langue et de notre culture, nous nous contentons de réagir, pas de penser. Or, l’urgence ne serait-elle pas de débattre de façon systématique sur ce que doit être l’identité arménienne au XXIe siècle ? Quel sens donner au tébi Azk (le retour vers la nation, compris comme entité matérielle et spirituelle) ? À défaut de mettre en pratique le slogan de tébi Yerkir (retour vers le pays) et le sempiternel rappel à la Turquie de reconnaître l’indicible ? En quoi pouvons-nous devenir une force positive de médiation dans cet archipel français traversé par toutes sortes de fractures ? Connaissons-nous vraiment la société turque en-dehors des représentations traduites par les sympathisants gauchistes ou kurdes de la Cause arménienne, mais aussi la société arménienne en-dehors de l’image que l’on veut bien retenir d’un séjour estival ? Autant de sujets à débattre autour de tables rondes et pourquoi pas de séminaires ouverts à tous dans les veillées de l’après-confinement. Ces « universités populaires » n’ont rien de neuf en soi. En 1968, d’autres jeunes tentaient déjà d’effleurer l’ébauche d’une troisième voie entre assimilation et communautarisme. Ils prendront conscience de tout l’intérêt qu’il y a à se projeter en une collectivité plurielle, délestée du poids des complexes, de la victimisation et dans laquelle l’école joue un rôle central.

Naguère concept fourre-tout et pollué par l’affect, l’arménité est devenue plurielle et en mutation accélérée au rythme des évolutions sociologiques en œuvre en Arménie et d’une interdépendance souhaitable, appelée à se développer entre la Diaspora et la Mère-Patrie. Mais pour que nous sautions de plein pied dans le XXIe siècle, encore faut-il que le logiciel de la transmission intergénérationnelle soit revu et corrigé. Que cette rénovation de l’intérieur permette aux jeunes générations d’apprendre du succès mais aussi des échecs de ceux qui les ont précédées. Une conscience d’être simultanément intégrés dans plusieurs sphères qui évoluent de concert dans le grand vent d’une mondialisation à redéfinir. À l’évidence moins individualiste, plus solidaire et en lien avec chaque foyer du monde où bat le cœur de la résistance et de la résilience arméniennes.

Qu’il nous soit permis de douter, de nous remettre en question pour mieux nous renforcer. Et d’exister pleinement dans le temps présent.