Katia Guiragossian : sur les traces d'une histoire, la résistance de Mélinée et Missak Manouchian

Arménie francophone
16.04.2024

Au cœur de l'histoire, certaines voix résonnent avec une force singulière, portant à la fois le poids des luttes passées et la promesse d'un avenir meilleur. Parmi elles, se distingue celle de Katia Guiragossian, petite-nièce de Mélinée Manouchian, dévouée à la préservation et au partage de l'héritage de résistance des membres de sa famille.

Propos recueillis par Darya Jumel

 

Dans le cadre d'une interview exclusive, nous avons eu le privilège d'explorer son univers, où son engagement a permis la panthéonisation de ses ancêtres, puis de découvrir son tout dernier documentaire de 52 minutes, Missak et Mélinée Manouchian. Un dévouement qui traverse les âges, nous avons cherché à comprendre toute l'importance de son œuvre. Voici le récit de notre échange avec cette gardienne de mémoire dotée d'une forte personnalité.

 

Tout a commencé dans la cour fleurie de la galerie Art Kvartal, où j'ai retrouvé Katia un beau mardi matin ensoleillé. Les habitants du tiers-lieu semblent encore plongés dans un sommeil profond. Au bout du chemin, je repère Katia, vêtue d'un superbe tailleur deux pièces, lunettes de soleil noire, à l'allure rock. Je connais peu de choses sur cette femme, si ce n'est son documentaire poignant sur sa grande tante et son mari, Mélinée et Missak Manouchian. C'est d'ailleurs pour cette raison que j'ai vivement souhaité la rencontrer.

Elle me salue d'une voix chaleureuse, et nous nous installons sur la terrasse du café encore fermé, sans "petit noir" pour accompagner notre conversation. Katia me confie son désir profond de s'installer en Arménie. Je comprends son attirance, ayant moi-même succombé au charme du pays en 2019. Sa détermination à honorer la mémoire de sa famille à tout prix transparaît dès les premières minutes. Malheureusement, au fil de son récit, je comprends que sa motivation est aussi le fruit de sa résilience face aux moments de tristesse et d'épreuves qu'elle a traversé. Persévérer jusqu'au bout pour mener à bien ce travail de recherche, sa quête inspire tous ceux dont les souvenirs ont été morcelés, souhaitant eux aussi reconstruire leur mémoire. J'écoute Katia me parler du commencement, un retour sur son histoire familiale et ses liens avec la résistance. Dès son plus jeune âge, la grand-mère de Katia, sœur de Mélinée, lui a partagé de nombreuses histoires, elle avait un don pour s'adresser aux enfants avec des mots simples et envoûtants. Après dix-huit ans en Arménie, Mélinée est retournée en France en 1962, offrant à Katia l'opportunité de la retrouver. Assise là face à moi, elle se remémore tout d'un coup les balades au marché de Belleville. Et alors que la grand-mère Armène était pleine d'humour, Mélinée est décrite comme une femme charismatique et de caractère. Un jour, Mélinée glisse à Katia un secret et lui murmure l'importance de garder les mystères bien scellés. À peine dit, le secret s'efface dans l'oubli, une disparition étrangement opportune. Pour Katia, cet instant marque le début d'une quête mystérieuse.

Elle poursuit ses études à la fac en lettres modernes option cinéma, où l'on lui dit qu'elle est faite pour écrire des histoires. Elle se lance dans le reportage et rencontre un étudiant dont le père possède une société de production. C'est ainsi qu'elle enregistre le témoignage de sa grand-mère, un récit qui dure trois heures. Dans les années 80, Mélinée reçoit la Légion d'honneur de la part de Mitterrand. En 1989, Katia l'invite à son cours d'histoire pour prendre la parole, malheureusement Mélinée est à l'hôpital et la situation devient critique. C'est à la radio que la nièce apprend que sa grande tante est décédée. Cet événement ne la détournera pas de son travail de mémoire.  En 2006, une exposition et une bande dessinée voient le jour. Elle intervient dans les collèges et poursuit ses recherches en Arménie. Il semble que Katia soit destinée à conserver tous les souvenirs et les archives confiés par ses proches, comme si sa famille avait toujours su qu'elle serait chargée de créer une œuvre monumentale. Katia porte attention au moindre détail, y compris les petits mots écrits sur du papier à tabac et les bouts de papiers de Mélinée.  En 2021, lorsque le projet du Panthéon se concrétise, elle voit là une opportunité pour faire valoir le nom de sa grand-tante.

« Suite à la validation de la panthéonisation de Mélinée et Missak, je travaille à la réédition des préfaces de Mélinée en collaboration avec les éditions "Parenthèses", qui réalisent un travail remarquable. Nous intégrons une partie des documents inédits que j'ai découverts par la suite. Certes, Mélinée n'est plus là, mais cette panthéonisation m'a motivée davantage à aller jusqu'au bout et à ne pas manquer ce rendez-vous que j'attendais depuis tant d'années ».

En effet, Katia a fortement plaidé pour que Mélinée rejoigne Missak au Panthéon, cette résistante immigrée d'origine arménienne a lutté avec tant de courage contre le fascisme. « Missak et moi étions deux orphelins du génocide. Nous n’étions pas poursuivis par les nazis. Nous aurions pu rester cachés, mais nous ne pouvions pas rester insensibles à tous ces meurtres, à toutes ces déportations de Juifs par les Allemands, car je voyais la main de ces mêmes Allemands qui encadraient l’armée turque lors du génocide arménien. » Mélinée Manouchian.

Curieuse d'en savoir plus sur cette femme au courage exceptionnel, Je demande à Katia de me livrer davantage de détails sur sa grande tante. Alors que la femme passionnée devant moi allume une cigarette, elle se plonge de nouveau dans son récit, telle une conteuse.

¨Mélinée venait de Constantinople, et Missak d'Adiyaman dans l'Empire ottoman.

Ils ont débarqué à Marseille, mais c'est à Paris qu'ils se sont rencontrés. Ils se sont croisés lors d'un gala organisé par le comité de soutien Le Hoc. Elle a été élue pour Belleville et lui pour le quartier Latin, et ils ont commencé à travailler ensemble. Dans un maladroit mouvement, il lui a marché sur le pied, alors qu'elle avait dépensé toutes ses économies dans sa tenue. C'est ainsi qu'ils sont tombés amoureux. Un jour, il lui tend un miroir, et lui demande si elle veut voir la femme qu´il aime ¨.

Au fur et à mesure, je reste bouche bée devant un récit aussi poignant et romanesque, qui éveille en moi un désir de révolte, mais je comprends que leur histoire est à la fois une épopée d'amour et de tragédies. Une idylle tragique et un hymne à l'amour, comme celui chanté par Edith Piaf pour Marcel Cerdan, mort brutalement dans un accident d'avion.

Le mercredi 21 février 2024, 80 ans après sa mort, Missak Manouchian a été honoré d'une entrée au Panthéon aux côtés de son épouse Mélinée. La veillée au Mont Valérien, où ils ont été exécutés, était particulièrement émouvante. Le cercueil a été porté par des soldats, symbolisant la force et la victoire au lieu même où ils ont sacrifié leur vie. Les 23 portraits des combattants du groupe Manouchian, parfois portés par des lycéens, ont contribué à la solennité de l'événement.

Désormais, au Panthéon, reposent des résistants communistes étrangers et apatrides de France. Et comme l'a si bien exprimé Missak Manouchian : « Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la joie de la paix et de la liberté de demain ». À une époque où les personnalités populaires sont souvent des influenceurs, je pense qu'il serait essentiel de mettre en avant des figures emblématiques comme ces deux combattants. La résistance doit demeurer une valeur essentielle dans nos vies et elle résonne profondément en moi.

Le documentaire réalisé par Katia sera diffusé le lendemain de la panthéonisation, le 22 février sur France 3. La réalisatrice est soutenue par la photothèque Roger-Viollet, un lieu dédié à l'image historique depuis 1938, et est accompagnée par 13 producteurs, dont Gilles et Cyrille Perez. En Arménie, Bars Média et le studio On-Off sont chargés de l'animation en collaboration avec Charlie Sansonetti pour les illustrations. Enfin, la participation de Simon Abkarian et Fanny Ardant vient enrichir le projet en prêtant leurs voix. Dans le documentaire, Katia se met en retrait et apparaît en silhouette, comme une métaphore visuelle de sa quête de toute une vie. À travers les mots, les citations, et les pensées griffonnées du couple, le documentaire, mêlant révolte et poésie, dévoile l'évolution de leur engagement dans la résistance jusqu'à l'arrestation de Missak Manouchian.

« C'était comme une course serrée, où tout le travail sur le panthéon et la préparation des documents se sont déroulés simultanément, cette année a été folle et très dense », me dit Katia. J'ai l'impression que son voyage en Arménie, cette fois-ci, est également une occasion pour elle de se reposer et de prendre du recul face à tous ces événements marquants. En Arménie, elle caresse le projet de créer un lieu chaleureux, loin de l'austérité d'un musée, où la bibliothèque de rêve de Mélinée et Missak serait accessible au public. Ce sanctuaire littéraire abriterait les livres qui ont captivé leur esprit et alimenté leurs rêves. Enfin, au centre de la capitale, place Buzan, se trouve un jardin nommé Manouchian, un coin de verdure chargé d'histoire mais totalement méconnu. Cela pousse encore une fois Katia à partager l'histoire de ces deux résistants avec les habitants locaux. Depuis lors, je n'ai de cesse de questionner mon entourage, et il est vrai que la plupart du temps, les gens ignorent qui sont ces héros.

Une projection au Festival du film Golden Apricot cet été serait parfait pour braquer les projecteurs sur ces deux protagonistes, Katia a posé sa candidature.