Retour sur la première édition de la Nuit des Idées

Arménie francophone
03.12.2025

Vendredi 21 novembre, l’Institut français d’Erevan accueillait la toute première édition arménienne de la Nuit des idées, organisé par l'Institut français d'Arménie en partenariat avec la Fondation SIREH. Inaugurée par Olivier Decottignies, ambassadeur de France en Arménie, cette soirée avait pour thème « Le patrimoine à l'ère numérique », une réflexion qui embrasse toute la diversité du pays, du patrimoine plusieurs fois millénaire à la « Silicon Mountain » d'aujourd'hui.

 

Par Zacharie Mauboussin

Pour l’Arménie, le numérique est bien plus qu’un simple outil : c’est l’un des leviers majeurs de la modernisation économique et de la transformation sociale. Il transforme la manière dont les citoyens voient, comprennent et s’approprient leur patrimoine.

L’ambassadeur a rappelé que cette initiative s’inscrivait pleinement dans la coopération culturelle entre la France et l’Arménie. L'exposition « Dialogues sacrés », actuellement présentée au musée national d'Erevan, met en lumière cette coopération.

Un représentant du ministère de l’Éducation, de la Science, de la Culture et des Sports est également revenu sur l’importance de la transformation numérique pour l’Arménie et sur le rôle clé du partenariat franco-arménien, tant sur le plan scientifique que politique.

 

Le numérique, un moyen de transmission ?

La première table ronde, intitulée « Numériser pour mieux transmettre : enjeux de médiation et d’accessibilité », a débuté avec l'intervention de Céline Danion, qui a participé à la création du Pass Culture en France. Selon elle, le numérique facilite la transmission des savoirs, mais ne peut pas pallier le sentiment d'illégitimité vis-à-vis de la culture : « On n’aime une bibliothèque que si l’on aime lire. Pour que la culture reste vivante, il faut redonner le goût de la curiosité. »
Elle a également évoqué le risque de folklorisation de la culture.

 

Problème pour la transmission des savoirs : la transmission peut-elle être viable et efficace si elle est centrée autour de quelques plateformes ?

 

La question de la culture met en lumière l'enjeu des communs numériques, espaces numériques partagés. Si le commun peut rassembler, il y a un risque d'uniformisation des pratiques culturelles.
Si le numérique peut aider à transmettre, il tend à archiver la culture. Céline Danion a souligné le risque de folklorisation des pratiques et des produits culturels. La culture est un produit vivant. Cela est d'autant plus vrai pour les patrimoines immatériels : le numérique peut conserver des pratiques, mais il a tendance à les figer.

 

Intégrer le numérique dans la création culturelle

Ashot Marabyan, responsable des expositions au musée Ervand Kochar, a présenté la manière dont son institution utilise les technologies visuelles et sonores pour enrichir l'art contemporain : « L'art est un pont inachevé entre la vie et l'infini. » Depuis 2017, le musée intègre des créations lumineuses et sonores numériques, permettant ainsi une nouvelle lecture des œuvres.
 

Numériser pour préserver un patrimoine menacé

Hulé Kechichian, directrice générale de l’Institut du patrimoine culturel arménien, a présenté le programme de numérisation 3D lancé en 2020, à la suite de la guerre du Haut-Karabakh. Plus de 275 monuments ont été reproduits numériquement, dont plus de 80 seulement trois semaines avant la prise de contrôle azérie. L'objectif premier était de continuer à faire vivre le patrimoine tombé aux mains des Azéris, qui risquait d'être endommagé, comme le rappelle MEDIA.

Ce projet, mené en collaboration avec TUMO et l’entreprise française ICONEM, permet au public de découvrir ces sites grâce à la réalité virtuelle. Les modèles 3D seront prochainement mis en ligne sur le site de TUMO.

 

Numériser pour mieux transmettre

Aujourd'hui, TUMO poursuit ce projet en se concentrant sur les monuments les plus exposés aux risques sismiques. L’objectif est non seulement de réaliser une reproduction, mais aussi de transmettre ce savoir-faire aux jeunes Arméniens. L’institut propose ainsi des ateliers dans lesquels les élèves apprennent à utiliser les outils de modélisation, à scanner des objets et à comprendre les techniques de préservation virtuelle du patrimoine.
Le patrimoine n'est pas un trésor inaccessible, mais doit être redécouvert et assimilé.

Dans cette dynamique, TUMO explore également l'usage de l'intelligence artificielle pour concevoir de nouveaux bâtiments, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles manières de penser la création artistique. Jacqueline Karaaslanian, PDG de la Fab Lab Foundation for Education, a présenté le travail de son Fab Lab, dédié à la formation des jeunes aux technologies numériques. Selon elle, le numérique peut véritablement démocratiser l'accès au patrimoine en stimulant la créativité. Les participants y apprennent notamment le scan 3D : l'un d'entre eux a ainsi reconstitué un modèle numérique du tombeau d'un roi arménien, permettant de faire revivre un élément du passé grâce aux outils contemporains.

Le numérique permet également de valoriser le patrimoine : certaines créations issues du Fab Lab sont en effet mises en vente sur la plateforme Etsy, permettant ainsi aux élèves de tirer un revenu de leur travail. Cette démarche s’accompagne d’une sensibilisation à la propriété intellectuelle. Les apprenants peuvent revendiquer la paternité d'une œuvre uniquement s'ils modifient les sources originales à plus de 60 %.

 

On ne part pas de nulle part quand on crée. Si il y a copyright, il y a aussi les Creative Commons pour créditer les sources.

 

Numérisation et IA au service du patrimoine écrit : conservation, accès, valorisation

Le deuxième panel s’est ouvert avec l’intervention de Syuzanna Khojamiryan, directrice du musée d’Art et de Littérature Yeghiche Tcharents. Elle a présenté les avancées permises par l’intelligence artificielle dans le déchiffrement de manuscrits anciens en arménien, un travail essentiel pour rendre accessibles des textes parfois illisibles ou incomplets.

Chahan Vidal-Gorène, cofondateur de l’entreprise Calfa, a ensuite présenté l’outil d’IA développé par sa société. L'objectif ? Faciliter la lecture des textes écrits dans des langues non occidentales. Au-delà de la transcription, Calfa ambitionne d'extraire des données structurées pour créer de véritables bibliothèques de savoirs accessibles, un projet mené en collaboration avec TUMO pour encourager la diffusion des connaissances auprès du grand public.
Ce problème ne concerne pas uniquement l’Arménie. Marie Carlin, conservatrice à la Bibliothèque nationale de France (BNF), a partagé ses réflexions sur l'utilisation de l'IA pour la gestion et la démocratisation des patrimoines écrits. Elle souligne l'enjeu de l'accessibilité des données : seules 5 % des collections disponibles sur Gallica sont réellement consultées. L’intelligence artificielle pourrait simplifier l’accès aux documents et permettre au public de naviguer plus facilement dans les millions de pages numérisées.

Toutefois, ces avancées ont un coût. Marie Carlin a insisté sur la nécessité de financer ces recherches. À cet égard, l'Arménie est un exemple à suivre : Ara Gasparyan, de l'Institut Mesrop Mashtots, a présenté le rôle de la fondation SIREH, qui a soutenu l'acquisition d'un supercalculateur pour l'université d'État d'Erevan, une infrastructure stratégique pour le développement local de l'intelligence artificielle.