Le pouvoir par l’aiguille : la broderie pour les Arméniennes et leur pays

Arts et culture
22.10.2025

Dans la communauté arménienne locale ou de la diaspora, la broderie a le vent en poupe, à l’image du crochet ou du tricot qui connaissent un regain d’intérêt pour les nouvelles générations en Occident. La connexion avec leurs aïeules et un passe-temps au rythme lent attire les jeunes femmes des deux régions. Mais au contraire de leurs camarades européennes ou étatsuniennes, et de l’association faite souvent trop vite en Occident de tradition et conservatisme, les Arméniennes l’utilisent aussi comme outil d’émancipation et moyen de contribuer à un nouveau récit national. 

 

Par Camille Ramecourt

La broderie, précurseur de l’identité arménienne

La broderie fait partie intégrante de l’identité culturelle arménienne. Depuis des siècles, ce sont la religion et la langue qui unissent le peuple à travers les épreuves et continents, mais la broderie arménienne les précède. Si les textiles de plus de quinze siècles n’ont pas été préservés, des représentations de dragon existèrent en broderie, incarnant le culte ourartien de l’eau et de la fertilité (résistant mieux aux siècles, des pierres-dragons ou “vishap” en arménien, en sont des symboles encore visibles pour les intéressés). 

Désormais, la discipline est divisée en deux : ecclésiastique et laïque. Dès l’origine, les ornements brodés sur les vêtements de l’Eglise servirent comme support didactique les populations ne sachant pas encore lire. Si la broderie pour l’Eglise n’est pas celle communément répandue, elle est visible dans les cérémonies religieuses bien sûr, mais des pièces sont également régulièrement exposées comme en ce moment dans le cadre de l’exposition entre le Louvre et le Musée d’Histoire d’Arménie. 

Le patrimoine de broderie arménien est également riche par la diversité de ses écoles, issus de la vaste superficie territoriale de l’Arménie originelle. Ainsi, les techniques aujourd’hui célébrées et repopularisées par la jeune génération proviennent presque exclusivement d’Arménie Occidentale, actuelle Turquie, notamment des écoles de Marash, d’Anteb, d’Urfa, de Van Vaspurakan et de Cilicie, quand ce n’est pas d'Artsakh (Haut-Karabagh). Lizzy Vartanian, fondatrice d’Armenianembroidery explique : “La broderie arménienne n’a pas seulement plusieurs motifs, mais plusieurs techniques de point et c’est ce qui la rend unique : rien ne diffère plus du point de Marash que celui d’Urfa”.   

 

Tisser des liens avec ses aïeules et ses soeurs 

En Arménie comme en Occident, l’art de la broderie est intrinsèquement associé aux femmes. Les femmes devaient broder leur trousseau pour leur dot, et étaient jugées à la qualité de leur broderie. Dans la diaspora, ce sont les grands-mères déplacées qui ont enseigné aux filles, dont quelques-unes l’enseignent aujourd’hui aux petites-filles. Mais la tradition s’est largement perdue, et l’absence de plateforme et de guide pour apprendre fut certainement un frein à l’apprentissage de nombre d’Arméniennes et d’aficionados de broderie. 

Mais aujourd’hui, des initiatives émergent, à l’image d’Armenianembroidery et ArMbroider, fondé par Margarita Sirunyan. Lizzy a appris la broderie par sa mère, à Londres, et Margarita l’a appris seule. Après l’annexion de l’Artsakh, cette erévanaise d’origine raconte le besoin qu’eurent de nombreux concitoyens de se concentrer sur des idées et activités positives pour ne pas perdre totalement espoir. C’est comme ça que, déjà versée dans les arts, Margarita a commencé la broderie, passion qui la connecte à “la féminité et aux grandes femmes de l’histoire de son pays”.

Elle nous raconte l’histoire de Zabel Yessayan, figure politique et littéraire de l’Arménie de la première moitié du siècle dernier, incarnant force et féminité. Seule femme sur la liste de la Rafle des intellectuels arméniens du 24 avril 1915, écrivaine aux positions progressistes, dont Margarita fut agréablement surprise d’apprendre qu’elle brodait, voyant ses travaux de broderies exposés dans un musée. 

 

Pour les femmes, dans la tradition, le contraste du pouvoir 

Si on a tendance à associer broderie et vie rangée, parfois comme limitation aux libertés des femmes, la broderie traditionnelle a toujours été un outil de survie si ce n’est d’émancipation des femmes arméniennes.  Après le génocide, vendre ses confections fut le seul moyen de survie pour de nombreuses Arméniennes déplacées. Souvent seules avec leur famille à charge, elles brodaient pour les missionnaires étrangers de la région. Ces femmes déplacées notamment en Syrie ouvrirent ensuite des écoles pour enseigner, faire perdurer leurs savoirs et en tirèrent revenu. A la suite de l’éclatement de la guerre civile syrienne en 2011, une partie de la population arménienne de Syrie est s’est “repatriée”, rapportant avec elle des brodeuses des écoles d’Arménie occidentale, vivant de leur artisanat, et le diffusant en Arménie. 

Depuis quelques années, la broderie arménienne connaît un nouvel essor, et fait vivre une nouvelle génération d’Arméniennes, comme Lizzy.

Elle qui enseignait déjà à Londres par loisir a déménagé en Arménie, et c’est la broderie qui la fait vivre à l’image de ses mères. Elle et Margarita oeuvre à la visibilité de leur discipline sur les réseaux, vendent des kits, brodent des commandes et enseignent dans des ateliers “façon 21ème siècle ! ” dit Lizzy. La broderie agit comme un vecteur de sororité, à travers les générations et origines : les ateliers touchent autant les Arméniennes qu’une population étrangère, attirée par le travail de visibilité de la nouvelle génération. 60% de la première session organisée par Margarita n’avait pas d’origine arménienne, et elle s’en félicite, considérant ce partage comme sa part de responsabilité. Elle veut montrer que les femmes arméniennes sont puissantes par elles-mêmes, que leur voix a toujours porté dans leur pays et considère que l’identité nationale les protège et les rend fortes. 

 

La contribution à un nouveau récit national

En plus de l’aspect personnel de gagner sa vie, interpersonnel de créer du lien social et de la sororité, le pouvoir de la broderie pour les Arméniennes se situe également à un niveau national. Lizzy et Margarita veulent insister toutes les deux sur l’importance de la culture dans ce qu’elles veulent être le nouveau narratif arménien. Margarita souhaite mettre en lumière la broderie comme source de force pour les femmes, telle qu’elle le fut pour les celles déplacées de 1915-1917 dont le moyen de subsistance fut cet art, et ne plus seulement les montrer comme victimes. 

S’il est compréhensible que l’identité arménienne se crie souvent pour se faire entendre et qu’à l’étranger elle soit centrée sur le génocide, elle est aussi composée de beauté et de calme comme le souligne Lizzy. Elle trouve cela empreint de grandeur de transmettre cette culture à une nouvelle génération. Issue de la diaspora, dans laquelle le lien à la culture et aux traditions est plus fort pour maintenir un lien à la terre d’origine, elle pense qu’elle les aurait considérées comme acquises si elle était née en Arménie. 

Ainsi ces deux femmes jouent un rôle double dans la diffusion de la culture arménienne. D’abord pour les Arméniens, connectant les nouvelles générations à la culture de leurs racines, structurant la diaspora par des plateformes d’apprentissage anglophones, et tissant des liens entre Arméniens d’Arménie et de l’étranger. Ensuite, comme ambassadrices pour le reste du monde. Margarita ressent une responsabilité de faire connaître l’héritage d’Arménie occidentale, dont la majeure partie est passé sous pavillon turc lors du génocide. Pour elle “il y a beaucoup de choses que le monde, et même que les Arméniens, ne connaissent pas à propos de l’Arménie” en dehors de cercles de spécialistes. Or, la culture a une importance stratégique pour le pays, et en réaction aux prétentions azéris sur des pans de l’héritage culturel arménien, elle contribue à le protéger et le faire vivre, point par point.