L’Arménie, l’art d’entrer dans l’UE en étant en insécurité territoriale : se hâter avec lenteur

Région
20.10.2025

Rejoindre une communauté économique, sociale et surtout politique n’est jamais chose aisée. C'est encore plus vrai dans un contexte de menace sur la souveraineté nationale et d'érosion des alliances séculaires. Pour l’Arménie, après le blocus du Haut-Karabagh et l’exode forcé de ses 120 000 citoyens organisé par l’Azerbaïdjan en 2023, la situation s'est accélérée. Face à l'inaction de la Russie et au silence de la communauté internationale, le pays est passé de simples déclarations médiatiques à l'approbation d'un projet de loi par le Parlement arménien pour demander officiellement à rejoindre l'Union européenne (UE). L’Arménie a ainsi répondu au premier pas du Parlement européen, qui la considérait comme une candidate envisageable à l’élargissement en 2024. Les dés sont lancés, mais les pas sont lents, la route est minée par ses voisins et la destination est incertaine.

 

Par Camille Ramecourt

Prospérité et renaissance de la nation arménienne sous le carcan de l'URSS

Le lien unissant la République d’Arménie à la Russie est historique.  Le territoire actuel de la République d’Arménie correspond à l’Arménie orientale, qui était d'abord sous contrôle perse après le traité de Zuhab (1639), puis russe depuis 1829. Une brève République arménienne indépendante a suivi (1918-1920), récupérant brièvement, par le traité de Sèvres (1920), quelques régions d’Arménie occidentale occupées par les Turcs. La même année, enterrant le rêve de réunir ses deux moitiés, turque et russe, occidentale et orientale, la République démocratique d'Arménie a subi un processus de soviétisation et est devenue la République socialiste soviétique d'Arménie, intégrée à l'URSS.

Si l’URSS a anéanti les espoirs d’indépendance de la nation arménienne pendant 70 ans, les Arméniens orientaux ont conservé une certaine confiance dans l’URSS, en comparaison avec le génocide des Arméniens de Turquie. Outre le meilleur traitement dont ils ont bénéficié sous la Russie tsariste au XIXe et au début du XXe siècle, l’URSS a été synonyme de travail et de prospérité économique en Arménie. La RSS d’Arménie était l’une des plus riches de l’URSS, un haut lieu industriel qui multipliait les constructions d’usines pour transformer les matières premières importées d’un bout de l’URSS et les exporter à l’autre.

À l'aube de l'effondrement de l'URSS, l'Arménie a dû faire face à la perte d'emplois, car les flux n'étaient plus organisés, à l'adaptation à un nouveau modèle politique, à la première guerre du Haut-Karabagh et aux efforts monumentaux nécessaires à la reconstruction des dégâts causés par le tremblement de terre de Spitak en décembre 1988. Le grand frère russe était donc nécessaire à la survie du petit pays nouvellement indépendant, qui gardait le souvenir des années prospères de l’URSS.

 

Depuis l’indépendance, l’Arménie a donc dû ménager l’Europe et l’Asie

Parmi ses voisins ou quasi-voisins alliés, l’Arménie se trouve à la croisée de deux axes perpendiculaires : Téhéran-Moscou et l’UE en expansion vers l’est. Cela implique une politique diplomatique très souple. Jusqu'à récemment, l'ambition de l'Arménie était d'être un pont entre les différents blocs asiatiques et européens. D'un côté, elle est membre de la Communauté des États indépendants (CEI) depuis 1991 et membre fondateur de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), une association de défense des pays de la CEI. De l'autre, elle s'est progressivement ouverte à l'ouest depuis les années 2000. Elle a rejoint le Conseil de l’Europe en 2001, puis le Partenariat oriental de la politique européenne de voisinage en 2009. Depuis 2023, une mission civile de l’Union européenne (EUMA) est également présente sur son sol. Sa mission est d'observer et de rendre compte de la situation sur le terrain, le long de la frontière arménienne avec l'Azerbaïdjan, à la suite de l’offensive azerbaïdjanaise au Haut-Karabagh.

La Russie demeure le principal partenaire économique de l’Arménie et ces liens se sont même renforcés depuis l’invasion russe de l’Ukraine en 2022. Le nombre d'Arméniens vivant en Arménie est équivalent à celui de la population arménienne en Russie (3 millions), et une vague d'émigrés russes s'est temporairement installée en Arménie depuis le début de la guerre, profitant du fait que la majorité de la population arménienne parle russe.

Cependant, l’annexion du Haut-Karabagh et l’inaction de leur grand allié lors de l’invasion ont ouvert les yeux de l’Arménie sur la nécessité de diversifier ses partenariats.

 

Détachement de la Russie pour se rapprocher de l’Union européenne ?

Dans son rôle de médiatrice régionale et de « grande sœur » de l’Arménie, la Russie possède deux bases militaires sur le territoire arménien et contrôlait, depuis 2020, le corridor de Latchine qui reliait le Haut-Karabagh à l’Arménie. Cette non-intervention a donc été perçue comme une trahison par l’Arménie, provoquant un refroidissement immédiat des relations entre les deux pays. L’adhésion à la Cour pénale internationale (CPI) et l’intention de l’Arménie de quitter l’OTSC ont marqué un tournant diplomatique en 2024, achevé en mars 2025 par l’adoption d’une loi en faveur de l’intégration européenne.

Bien que les relations entre l’UE et l’Arménie aient commencé avant 2023, c’est en prenant conscience de son isolement que l’Arménie a répondu au premier pas du Parlement européen concernant sa candidature en adoptant le projet de loi précité. Depuis 2022, l’Arménie suit un agenda de réformes en faveur de la démocratie et du respect des droits humains, en partenariat avec le Conseil de l’Europe. L’objectif d’alignement sur les standards européens en la matière est public et assumé depuis quelques années.

Mais peut-être la distance avec les critères était-elle trop grande, ou peut-être y avait-il des pressions politiques ; quoi qu'il en soit, le gouvernement arménien a toujours semblé pousser sa politique vers l’UE sans jamais franchir le pas de la candidature. La Russie, qui s'était déjà opposée à l'adhésion à la CPI, car Vladimir Poutine, qui fait l'objet d'un mandat d'arrêt international, pourrait désormais être arrêté s'il se rend en Arménie, s'oppose également au projet de rejoindre l'UE. Pourtant, le texte de mars 2025 n'apparaît encore que comme un premier pas timide, lorsque l'on imagine les étapes restantes : référendum populaire, candidature effective, reconnaissance de celle-ci, puis négociations et acceptation de la demande par les États membres européens.

 

L’Arlésienne européenne

Après la loi en faveur de l’adhésion européenne de mars 2025, une esquisse de traité de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan a été annoncée en août, sous l’égide des États-Unis, rebattant à nouveau les cartes des alliances de l’Arménie. Les petits pays ne sont pas maîtres de leurs alliances. Erevan est conscient de la nécessité de diversifier ses alliances internationales, sans pour autant se faire d'illusions sur l'engagement véritable de ses éventuels nouveaux alliés.

Le manque d'unanimité de l'UE concernant le soutien à l'Ukraine et l'ambiguïté des instances européennes montrent clairement à l'Arménie et aux Arméniens qu'il faut faire preuve de pragmatisme. La résolution du Parlement européen de mars 2024 indiquant que l’Arménie serait une candidate qualifiée pour l’entrée à l’UE condamnait également les félicitations du Conseil européen et de la Commission européenne à la réélection d’Aliev, ainsi que la qualification trompeuse de l'Azerbaïdjan comme « partenaire fiable ». Cependant, ces responsables européens auraient-ils pu faire autrement ?

L’UE compte en effet de plus en plus sur le gaz azerbaïdjanais pour diversifier son approvisionnement énergétique, après avoir sanctionné les sources fossiles russes. Cette diversification est toutefois limitée, car la production gazière azerbaïdjanaise ne couvre qu’à peine la demande intérieure. Le gaz exporté vers l’UE tend à n’être que celui de la Russie sanctionnée, l’Azerbaïdjan servant de zone de blanchiment gazier. Le pays ne produit pas suffisamment pour répondre aux besoins européens et importe lui-même du gaz russe.

Si la moitié de la population arménienne indique souhaiter adhérer à l’UE en 2025, cette proportion est moindre qu'en 2024, et la stabilité et la paix sont les principales raisons invoquées pour justifier ce souhait. Or, l’invasion de l’Ukraine et les sanctions à l’encontre de la Russie ont montré que l’Arménie ne pouvait rien attendre de l’UE l’année suivante concernant le Haut-Karabagh. L’UE d’aujourd’hui n’est pas la solution à cet enjeu, et au regard des nouvelles sanctions prononcées contre la Russie et de l’approfondissement de la coopération entre l’UE et l’Azerbaïdjan dans le domaine du gaz, la dépendance européenne à l’égard du voisin hostile de l’Arménie fait planer un large doute sur la possibilité d’intégration, si tant est que le processus aboutisse.