François Xavier Bellamy : « on ne peut pas distinguer l'avenir du Karabagh de celui de l'Arménie »

Opinions
14.02.2023

Depuis Goris où il s'est rendu le week-end dernier pour constater de visu la réalité de la situation autour du corridor de Latchin, l'eurodéputé François-Xavier Bellamy et par ailleurs numéro deux de la droite républicaine française a répondu aux questions du Courrier d'Erevan.

Souhaitant avant tout dissiper les doutes et contre-vérités instillées par la diplomatie azerbaïdjanaise en Europe, ce fidèle défenseur de la cause arménienne réclame de Bruxelles qu'elle assume ses responsabilités et adopte des sanctions claires contre Bakou, mais aussi qu'elle ouvre les yeux sur la menace à sa sécurité que laisse planer son allié turc.

Entretien préparé par Olivier Merlet

 

Quelles sont les raisons de votre engagement pour la cause arménienne ?

Il existe un devoir moral de l'Europe vis-à-vis de l'Arménie.

Le peuple arménien s'est relevé du premier génocide du XXe siècle. Ce serait une faute morale inouïe de ne pas réagir au moment où il est à nouveau menacé explicitement d'un projet d'épuration ethnique. Il faut entendre les dirigeants turcs et azéris dirent qu'il faut "finir" 1915. En restant silencieux devant une situation comme celle-là qui se produit aux portes de l'Europe, on montrerait une lâcheté indéfendable au niveau de l'histoire.

Le deuxième élément qui me paraît clef est aussi celui de notre propre sécurité, celle de l'Europe qui est en jeu. En réalité, derrière l'Azerbaïdjan, il s'agit bien sûr du comportement de la Turquie et de sa trajectoire profondément expansionniste qui se vérifie dans la déstabilisation qu'elle organise à toutes ses frontières. Ce sont des dizaines de milliers de déplacés en Syrie, la violation de l'embargo sur les armes en Libye et bien sûr, le soutien à l'agression de l'Azerbaïdjan pendant la guerre des 44 jours avec l'emploi de mercenaires djihadistes et de bombes à sous-munitions.

Regardons les choses en face : c'est une menace pour l'Europe elle-même.

 

Vous étiez déjà venu en Arménie six mois après la guerre des 44 jours. À un an et demi d'intervalle entre vos deux voyages, constatez-vous des différences ou une évolution dans la société arménienne?

Bien sûr, le blocage du corridor de Latchine, qui est la cause de ma venue aujourd'hui, est une situation nouvelle qui n'existait pas à ce moment-là, de même que l'agression azerbaïdjanise du 13 septembre dernier. Je retrouve cependant un sentiment commun qui est celui d'une grande vulnérabilité ou d'une énorme inquiétude en tous les cas : le fait que les Arméniens vivent avec la certitude que la guerre est toujours possible et dans le contexte actuel, ils se sentent tout à fait démunis.

Un deuxième élément rend également ce contexte tout à fait différent, c'est celui de la guerre en Ukraine qui a commencé et modifie bien sûr tous les équilibres géopolitiques.

 

On aurait d'ailleurs à ce sujet le sentiment que le Caucase devient une nouvelle zone d'influence où les États-Unis et l'Europe qui lui emboîte le pas cherchent avant tout à déstabiliser ou aller contrer les intérêts de la Russie.

Je pense que lorsque l'on essaie de se pencher sur la situation de l'Arménie, on n'a pas le droit d'exiger d'elle qu'elle choisisse son camp comme si elle n'était pas aujourd'hui dans cette situation de vulnérabilité. Il me semble que le choix que fait l'Arménie de dénoncer clairement les manquements de la Russie, c'est déjà un très grand courage. On ne peut pas essayer d'instrumentaliser l'Arménie pour une cause qui n'est pas la sienne.

Ce que l'Europe doit se demander, c'est comment elle peut appliquer d'une manière cohérente ses propres principes. L'Union européenne n'a pas le droit, quand elle condamne très légitimement l'agression de la Russie contre l'Ukraine, de rester complètement silencieuse ensuite sur les violations très graves du droit international causées par l'Azerbaïdjan avec le soutien de la Turquie,  ici, à Latchine, mais aussi en septembre dernier dans une attaque unilatérale complètement injustifiée contre le territoire arménien. Ces situations-là ne peuvent faire l'objet du silence complice de l'Europe, sauf à ce qu'elle se rende illégitime sur d'autres terrains où l'essentiel est en jeu.

 

Si je vous comprends bien, ce qu'il reste à faire, c'est une prise de sanctions de l'Europe contre l'Azerbaïdjan. Qu'est-ce qui l'en empêche aujourd'hui ?

La procédure est très connue et très régulièrement employée. L'Union européenne est l'un des grands acteurs de la politique des sanctions internationales, des dizaines d'États dans le monde en font l'objet, c'est devenu l'un des grands moyens de la diplomatie d'aujourd'hui. Il faut tout simplement suivre la procédure qui passe par le Conseil de l'Union européenne.

Non, le sujet n'est pas technique ou procédural, il est profondément politique. La grande question est de savoir si les Européens veulent ouvrir les yeux, d'abord, sur ce qui se passe en Arménie et ce que fait l'Azerbaïdjan, et s'ils veulent réagir avec courage au lieu de sombrer dans la passivité où nous la voyons aujourd'hui.

 

Au-delà de la question, avez-vous une réponse ?

La réponse est dans le travail que nous avons à faire. Je suis venu ici justement pour avoir le plus possible de moyens de pression pour pousser l'Union européenne à agir enfin. Il me semble que ce qui est important dans ce voyage, c'est d'une part de contribuer à attirer l'attention sur ce qui se passe ici, sur le corridor de Latchine et sur la situation désastreuse de l'Artsakh - nous avons entendu aujourd'hui les témoignages de ces réfugiés qui nous en parlaient - mais aussi de pouvoir revenir demain à Bruxelles, à Strasbourg, avec une voix forte et encore renforcée par l'expérience du terrain.

 

L'Europe n'en aurait pas encore pleinement conscience ?

Lorsque vous êtes confronté à une propagande azérie si forte, beaucoup de mes collègues du Parlement européen me disent depuis décembre à propos de Latchine :  « tu sais, ce n'est pas vrai, ce n'est pas bloqué, la circulation est normale, les Arméniens gonflent le problème »… Je n'ai jamais douté de la réalité de la situation. N'importe qui souhaitant s'informer auprès des bonnes sources, vérifiées, ne peut en douter et ne pas comprendre la gravité de la situation.

Le but de la propagande azérie n'est pas forcément de faire qu'elle soit prise au pied de la lettre mais de faire en sorte qu'elle sème le doute dans l'esprit des gens sur l'état réel de la situation.

Je voulais venir, pour voir - Il n'y a rien de mieux pour comprendre - et pour qu'à mon retour au Parlement européen, je puisse dire « j'ai rencontré ces gens, j'ai vu les réfugiés, j'ai vu la situation sur le terrain, et c'est très simple : les gens sont coincés, ils sont assiégés par les Azerbaïdjanais ».

 

Vous y êtes donc, ici et aujourd'hui, seul, mais au Parlement européen, il y a beaucoup de députés. Comment se fait-il qu'il n'y ait pas de mobilisation plus forte et immédiate contre ce qui est en train de se passer ?

Il y a malgré tout une mobilisation même si elle n'a pas toujours été au rendez-vous. Je me rappelle effectivement, pendant la guerre des 44 jours, d'une certaine forme de solitude. Nous étions quelques-uns, bien sûr, à dénoncer l'action de l'Azerbaïdjan contre l'Arménie et contre les Arméniens du Haut-Karabagh, mais nous avions le sentiment que cette situation laissait la plupart de nos collègues à peu près indifférents. Aujourd'hui, ce n'est pas le cas. La meilleure preuve en est que le Parlement vient d'adopter à une écrasante majorité une résolution qui condamne l'action de l'Azerbaïdjan dans le corridor de Latchine, malgré les trésors de lobbying et l'énergie invraisemblable que déploie sa diplomatie pour tenter de contrer les condamnations légitimes qui lui sont opposées. Ces condamnations finissent par tomber. Maintenant, la question est de passer de l'indignation à l'action et c'est cela le plus important.

 

Vous parlez de lobbying et disiez plus tôt ce matin qu'il était étonnant de voir à quel point l'Azerbaïdjan multipliait ses actions de lobbying, voire achetait des opinions au niveau européen, mais que l'Europe n'avait pas les leviers ou ne savait pas s'en servir pour agir contre. Pourriez-vous développer ce point ?

Oui, on peut dire sans risquer de procès en diffamation que l'Azerbaïdjan est un état qui s'est spécialisé dans la corruption puisque des procédures judiciaires ont déjà abouti à des condamnations très lourdes, notamment au Conseil de l'Europe où il a été avéré que des élus avaient été achetés par la diplomatie azérie…

 

La "diplomatie du caviar"…

C'est effectivement l'expression communément employée mais qui me gêne un peu en ce sens qu'elle pourrait donner le sentiment de petites boîtes de caviar que l'on offre en cadeau. Non, nous parlons de centaines de milliers d'euros qui ont été donnés individuellement à des députés. On parle même au final - un consortium de journalistes anti-corruption qui a travaillé sur le sujet l'a démontré – de dizaines de millions de dollars engagées pour des opérations de corruption dans l'espace public occidental. Ce sont vraiment des moyens extrêmement importants.

Ça dit aussi à quel point si l'Europe voulait, l'Europe pourrait. Parce que cet effort de "conviction", dans le meilleur des cas, de "corruption", dans le pire des cas, montre à quel point l'État d'Azerbaïdjan est attaché à l'image que les Européens ont de lui. Et donc, si l'Europe était prête à taper du poing sur la table, elle aurait toutes les chances de faire reculer l'Azerbaïdjan.

Ça a peut-être été déjà le cas lors de l'attaque en septembre dernier, sans doute. Monsieur Aliyev ne s'attendait pas à une réaction aussi vive de l'opinion publique et des gouvernements de l'Union européenne et c'est peut-être ce qui l'a empêché d'aller aussi loin qu'il le souhaitait.