Le legs de l’architecture soviétique en Arménie: interview de Paul WOLKENSTEIN

Opinions
13.07.2021

L’architecture est l’une des formes d’art les plus intéressantes en Arménie. Les églises, richement ornées, en sont l’une des expressions les plus éclatantes. Cependant, le pays dispose d’un patrimoine architectural soviétique encore trop méconnu... En effet, comment peut-on procéder à une lecture de l’Arménie et Erevan via son patrimoine socialiste ? Par quel biais revaloriser, actualiser ces architectures du passé ? L’architecte doctorant Paul Wolkenstein nous éclaire ici sur les plus grands édifices de la capitale.

Paul Wolkenstein est architecte HMONP, diplômé de l'Institut d'Architecture de Moscou (2015) et de l'École Nationale Supérieure d'Architecture de Paris - Val de Seine (2018). Il possède également une Maîtrise en Histoire et Civilisation russes de l'Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO) à Paris. Aujourd'hui, il est doctorant contractuel au CREE à l'INALCO, sous la double direction des Pr. Taline Ter Minassian, spécialiste de la Transcaucasie, et Pr. Catherine Poujol, spécialiste de l'Asie centrale. Sa recherche se focalise sur le modernisme socialiste dans les capitales de Transcaucasie et d'Asie centrale soviétiques sous Brejnev (1965-1985).

Par Aurélia Bessède

 

Pouvez-vous présenter le sujet de votre thèse : « Le modernisme arménien appliqué à la question nationale brejnévienne (années 1960-1980) » et expliquer ce qui vous a attiré dans ce sujet ?

- Ma thèse traite des grands équipements des capitales des Républiques soviétiques de Transcaucasie et d’Asie Centrale. Et mon terrain actuel s’applique à étudier les grands équipements d’Erevan - culturels, sportifs, les infrastructures de transports etc. - dans la période bréjnévienne, donc globalement de 1960 à la chute de l’Union soviétique en 1991.

Le terrain arménien est particulièrement propice à mon étude, car se focalise sur le national dans l’architecture soviétique. En effet, l’influence inédite de l’architecture pré-coloniale (avant l’arrivée des Russes en 1828) et notamment de l’architecture religieuse arménienne du Moyen-âge sur l’architecture soviétique est particulièrement visible.

 

Qu’est-ce que le national dans l’architecture soviétique ?

- Pendant l’époque soviétique, les dirigeants du Parti désiraient que l’art soit à l’image du slogan stalinien prononcé dans les années 1930 : « national dans la forme, socialiste dans le contenu ». Alors, dans les 15 Républiques soviétiques, tous les artistes, y compris les architectes, devaient respecter ce slogan à travers leur art. Moscou, qui tenait à ses Républiques, n’interdisait pas leurs artistes de représenter plastiquement ce qui pouvait représenter les spécificités de leur peuple - donc de leur « nationalité » dans le contexte soviétique. Le parc d’exposition VDNKH - ou centre panrusse des expositions - de Moscou, créé en 1939 l’illustre bien. Chaque République y respecte le style stalinien mais représente, à sa manière, ses spécificités. Pour exemple, le pavillon ouzbèke met en avant une architecture à la fois islamique et médiévale inspirée par la route de la soie.

 

Quelles sont les influences qui ont marqué l'architecture arménienne de l'ère brejnevienne (1964-1985) ?  Quels sont les legs architecturaux de cette période et en quoi cela constitue une spécificité régionale ?

"L’architecture est toujours liée au politique"

L’architecture soviétique, notamment sous la période bréjnévienne, ce n’est pas que des blocs en béton. Il y a des références cachées et les architectes contextualisent toujours leurs oeuvres. De plus, l’architecture est toujours liée au politique. Ainsi, pour comprendre la période bréjnévienne, il faut comprendre les périodes précédentes. Et afin d’aborder Erevan par l’architecture, il faut comprendre que l’architecture soviétique se décompose en quatre périodes bien distinctes de 1917 à 1991. Ces dernières sont d’ailleurs délimitées par leur dirigeant. Et les architectes arméniens n’ont cessé de se se plier aux règles de chacune d’entre elles, sans jamais cesser d’apporter des spécificités religieuses. On peut également souligner l’adaptation des architectes au relief ainsi qu’au climat continental arménien.

Ainsi, la première période prend racine au moment de la révolution, sous Lénine. C’est l’époque du constructivisme (1917-1924). Elle comprend de grands architectes tel que Ervand Kotchar et Mkrtich Mazmanian - qui a notamment construit la maison échec à Erevan dès les années 1920.

Par ailleurs, on ne peut omettre le leg d’Alexandre Tamanian, dont la statue, installée en 1974 aux pieds de Cascade -  la falaise de fontaines géométriques aux anneaux de marbre - tient les plans de la ville d’Erevan entre ses mains. Né à la fin du XIXe dans l’empire russe, il a fait ses classes à Saint-Pétersbourg et a su s’appuyer sur les communistes pour réaliser son rêve : construire une ville jardin pour la capitale arménienne[1]. Après la validation de son plan pour la ville en 1924, c’est lui qui créé le schéma directeur d’Erevan dans les années 1930.

Ensuite, l’arrivée de Staline en 1924 met un coup d’arrêt aux constructivismes russe et régionaux. C’est le début de la période stalinienne (1924- 1953) dont le style est imprégné de références néo-classique et néo-gothique.

La troisième période est une rupture profonde. C’est l’époque Khroutchevienne (1953 - 1960’). Marquée par la grande la crise du logement, Khrouchtchev y encourage une politique de la préfabrication de logement en masse. Il dissout l’académie d’architecture soviétique et fait voter un décret en 1955 « de l’abolition des excès dans l’architecture ». Il met un terme aux commandes d’équipements trop onéreux et achète le « brevet Camus » - inventé en 1956 en France, dans le but de fournir un bâtiment léger, opérationnel, facile à monter et à démonter - qui est déployé dans les usines soviétiques. L’architecture arménienne évolue donc, à l’époque de la monotonie khroutchévienne dans l’ascèse et le modernisme pur et dur.

Ainsi, la dernière période permet de comprendre ce lien entre l'industrialisation de la production architecturale soviétique et la question nationale arménienne. En effet, les années 1960’, marquées par la stabilité brejnévienne, encouragent les architectes à fuir la monotonie jusqu’alors imposée. Ils tentent de bousculer les procédés préfabriqués et le retour en force de l’architecture national devient particulièrement visible. Les architectes négocient constamment avec Moscou afin de diversifier le paysage, jugé trop monotone. Et les grands équipements de cette époque suivent toujours le plan de la ville tracé par Tamanian.. Ce qui doit également être souligné, c’est que l’architecture médiévale arménienne - plutôt pure et « rustre » - est assez laconique, tout comme le modernisme de cette période. Ainsi les deux se marient très bien.

 

Quels sont les bâtiments qui, selon vous, représentent le plus l’architecture de cette période ?

- Selon moi, la salle de musique de chambre Komitas, plutôt modeste, construite en béton avec des carrés agrafés en tuf rose est un bon exemple. Le bâtiment, situé dans le Parc circulaire est construit par l'architecte St. Kyurkchyan en 1977. Il n’a rien de préfabriqué et l’on se croit dans une église. Aussi, on remarque des lumières zénithales qui apportent une touche solennelle.

J’apprécie également le bâtiment triangulaire en tuf rose de la maison des joueurs d’échecs du nom de Tigran Petrosian[2]. Créé en 1970 par l’architecte Zhana Meshcheryakova, le bâtiment comporte des références au musée d’Erebouni et ses ruines.

Bien sûr, les deux mémoriels ont largement amorcé le modernisme soviétique arménien. Il faut retenir d’une part, l’anniversaire en 1968 des 2750 ans de Erevan et de la découverte des ruines d’Erebouni. Et d’autre part, le rassemblement (réprimé) à l'occasion du 50e anniversaire du génocide arménien du 24 avril 1965.

Les arméniens obtiennent in fine, l’édification du premier mémorial du génocide arménien conçu par Kalashyan et Tarkhanyan de 1965 à 1967 grâce aux efforts du secrétaire du parti communiste Kotchinian. Suite à son édification, les arméniens n’ont plus jamais vu l’architecture de la même manière.

Par ailleurs, le mémorial de Sardarapat, conçu par Raphael Israélyan et inauguré en 1968 commémore la première République arménienne (pas du tout soviétique).

 

Quel est l’impact et le leg de cette architecture des années 1960’ sur la population soviétique et contemporaine ?

- J’essaye d’avoir trois angles d’approche sur l’architecture arménienne, car l’architecture comporte trois facteurs : la maîtrise d’ouvrage ou le commanditaire du projet - en l’occurrence le parti communiste -, la maîtrise d’œuvre - donc les architectes arméniens soviétiques - et, les utilisateurs - la population soviétique. Il est très difficile de savoir comment la population percevait et perçoit désormais ces grands équipements. Quel est leur rapport, le désir de les conserver ou non...

De mes recherches, j’ai pu constater que les grands bâtiments déjà évoqués ont été appréciés dès leur ouverture - et puis il y a l’importance d’avoir un lieu pour commémorer le génocide et Sardarapat.

Quant aux usages de la population, prenons par exemple le palais de la jeunesse (qui ressemblait à un épi de maïs). Ce dernier accueillait les komsomoles qui venaient visiter l’Arménie, abritait un palais des mariages ainsi qu’un restaurant tournant au dernier étage. Les jeunes allaient y danser, rencontrer les touristes, se marier...

Détruit en 2006, il y a une certaine nostalgie, pour l’ancienne génération, de voir ces bâtiments s’effacer sans que rien ne soit reconstruit à la place. Du moins rien de comparable. Certes, cela coûte cher à maintenir et sauvegarder, d’autant que les matériaux utilisés étaient de mauvaise qualité. Mais ce n’est pas une raison, une fois qu’ils sont là, de les détruire ...

Il y a ainsi une sorte d’engouement de la population d’Erevan pour dire : ‘’ ne nous enlevez pas notre aéroport, notre cinéma Rossia qui était le deuxième plus grand de l’URSS ‘’. Car le soviétique fait partie de l’histoire arménienne et détruire ces bâtiments, c’est aussi emporter un bout d’histoire.

 

Un bâtiment qui vous a surpris ?

- Je suis tombé fou amoureux d’un bâtiment, d’autant plus que je ne m’y attendais pas. Pour me rendre au lac Sevan, je suis parti depuis la gare routière du nord. Une sorte de palais en marbre blanc à l’intérieur et tuf rose à l’extérieur. Curieux, je franchi la porte ouverte de ‘’ l’avtovagzal ‘’. Deux escaliers en marbre blanc, un jeu de double hauteur et une gestion de l’espace que je n’imaginais pas... complètement vide ! Les panneaux sont inchangés depuis les années 1980. Je suis donc allé me renseigner sur ce bijou surprenant avec cette question : comment peut-on laisser un tel lieu à l’abandon ? Je vous invite donc à visiter ce lieu dès que l’occasion se présente.

 

Comment et par quel biais revaloriser ce patrimoine soviétique selon vous ?

- Un certain nombre de choses sont mises en place. Il y a des associations de sauvegarde, y compris arméniennes, qui essaient de mettre ces équipements sur des listes de labélisation patrimoniales. De plus, certains bâtiments tel que le palais des sports ont le droit à une restauration.  Les lieux peuvent aussi être utilisés pour certains événements culturels, à l’image du cinéma Rossia qui abrite certaines soirées techno. On trouve également de nombreuses publications de la part d’arméniens ainsi que des guides d’Erevan spécialisés en architecture pour faire connaître ces bâtiments et les mettre en avant.

Moi, je défends ces architectes et leur droit d’auteur. Ils se sont battus à une époque où construire quelque chose qui sort du lot était particulièrement difficile. Je trouve que la prise de conscience de l’importance de ce patrimoine est déjà particulièrement avancée en Arménie par rapport à d’autres anciennes Républiques socialistes comme le Turkménistan par exemple. Je considère aussi que les bâtiments devraient garder leurs fonctions initiales et lorsque je parle aux familles d’architectes, à leurs enfants, je remarque qu’ils s’appellent « confrères » entre eux et qu’ils vivent la démolition de ces bâtiments comme un drame.

L’un d’entre eux, Karen Balian, a fait une série d’architecture sur ces bâtiments - aéroport Zvartnots, stade Razdane, les mémoriels, les groupes d’architecte etc. - en russe disponible place Charles Aznavour. Il a d’ailleurs écrit une thèse sur le national dans l’architecture arménienne à la fin des années 1970 et a beaucoup contribué à ce que la population arménienne prenne conscience de la valeur de ces ces équipements historiques afin qu’ils ne soient pas détruits. Il compare d’ailleurs la politique des grands travaux de François Mitterrand à Paris avec l’agenda du premier secrétaire du parti communiste arménien dans les années 70-80. Sous son mandat, il a impulsé la construction de la Cascade, l’aéroport Zvartnots, le métro, la Maison de la musique de chambre, le cinéma, le palais des sports ...

Il y a donc un parallèle avec le dirigeant bâtisseur qui veut équiper la capitale arménienne comme si un jour, elle pourrait devenir la capitale d’un État indépendant.  Ça, on ne pourra jamais le dire. Quand je pose la question à des arméniens, s’ils se doutaient qu’en 1985, l’URSS allait imploser... Ils répondent que non mais qu’ils désiraient une ville équipée comme une capitale moderne.

NB : Guide de Erevan spécialisé dans l’architecture :  https://dom-publishers.com/products/yerevan


[1] - A. Tamanian s’est inspiré du théoricien de l’urbanisme hygiéniste anglo-saxon Ebenezer Howard afin de faire rentrer la nature dans la ville

[2] -  Baptisé ainsi en1984 suite à la victoire du championnat du monde d’échec par Tigran Petrosian