Interview de S.E.M. l’Ambassadeur Christian TER STEPANIAN, Délégué permanent de la République d’Arménie auprès de l’UNESCO

Région
29.04.2021

Les débats sur le sort des monuments arméniens restés dans les zones occupées par l'Azerbaïdjan continuent. Il y a deux jours, le journal français Le Monde a publié un article sur le sujet, en évoquant le rôle de l'UNESCO dans la protection du patrimoine arménien. Nos collègues de Les Nouvelles d'Arménie Magazine ont interrogé S.E.M. Christian TER STEPANIAN, Délégué permanent de la République d’Arménie auprès de l’UNESCO. Nous vous présentons l'interview qui avait été publié sur le site des NAM.

Nouvelles d’Arménie Magazine : Que fait et qu’envisage de faire l’Arménie pour obtenir une implication de l’UNESCO en faveur de la protection des monuments arméniens situés dans les zones occupées par l’Azerbaïdjan. 
 
Christian TER STEPANIAN : Je veux, en premier lieu, préciser que l’Arménie est maintes fois intervenue auprès de l’UNESCO durant l’agression turco-azerbaïdjanaise contre l’Artsakh dans un contexte ou le patrimoine culturel arménien - j’ai notamment à l’esprit les graves dommages causés à la cathédrale Sainte Sauveur Ghazanchetsots de Chouchi - faisait l’objet d’attaques intentionnées de la part des forces armées azerbaïdjanaises.
 
Après la Déclaration tripartite du 9 novembre 2020 qui a mis fin aux hostilités dans et autour de la zone de conflit du Haut-Karabagh, les autorités compétentes de la République d’Arménie, que ce soit le Ministère des Affaires étrangères, le Ministère de l’Education et de la Culture, la Commission nationale arménienne pour l’UNESCO ou encore les Défenseurs des Droits de l’Homme d’Arménie et d’Artsakh ont, à plusieurs reprises, exprimé à la Directrice générale de l’UNESCO leurs profondes préoccupations concernant les actes de vandalisme et destructions des biens culturels arméniens situés sur les territoires passés sous le contrôle des forces armées azerbaïdjanaises, mais aussi à propos des tentatives de l’Azerbaïdjan de s’approprier le patrimoine culturel arménien. 
 
Nous avons alors nourri le Secrétariat de l’UNESCO ainsi que les délégations permanentes des Etats membres auprès de l’UNESCO, de mémorandums, de documents photographiques et vidéos attestant les nombreux actes de vandalismes et de destructions délibérées perpétrés par l’Azerbaïdjan ; chacun gardera à l’esprit les dommages infligés à la cathédrale « Kanach Zham » (Saint-Jean-Baptiste) à Chouchi.
Dans cette action de sensibilisation, nous avons pu apprécier la mobilisation des organisations non gouvernementales, telles que Terre et Culture, l’UGAB ou le CDCA ainsi que des nombreuses personnalités intellectuelles internationales.
 
Eu égard les informations reçues et prenant en compte les différentes démarches effectuées, Madame Audrey Azoulay, Directrice générale de l’UNESCO, après consultations et accord des parties concernées, a pris l’initiative de proposer, fin novembre 2020, l’envoi d’une mission de l’UNESCO dans et autour du Haut-Karabagh en vue d’évaluer l’état des biens culturels de la région, en s’appuyant sur les dispositions de la Convention de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé et ses deux Protocoles. 
 
L’Arménie a accueilli favorablement cette proposition qui fût notamment discutée lors de l’entretien entre la Directrice générale de l’UNESCO et S.E.M. Ara Aivazian, Ministre des Affaires étrangères d’Arménie, lors de sa visite à l’UNESCO, le 8 décembre dernier.
L’Arménie s’est ainsi engagée d’une façon constructive dans sa préparation, notamment en fournissant au Secrétariat de l’UNESCO une liste exhaustive des biens culturels et religieux arméniens, plus de 4000 monastères, églises, pierres à croix (Khatchkar) et autres monuments, localisés en Artsakh et dans ses alentours qui témoignent de la richesse de ce patrimoine.

La proposition de l’UNESCO ne se résumait pas à l’envoi d’une seule mission mais d’une série de missions rendues nécessaires pour effectuer une évaluation aussi complète que possible de l’état des biens culturels dans le Haut-Karabagh et de ses alentours.
Dans cette perspective, la liste transmise contenait également une liste de monuments situés dans la région de Chahoumian qui, comme chacune le sait, recèle des trésors du patrimoine culturel arménien.

Une liste plus ciblée de biens culturels susceptibles d’être visités dans le cadre d’une mission préliminaire a également été communiquée au Secrétariat de l’UNESCO.
 
Cette proposition reçut également, au mois de décembre 2020, le soutien du Comité intergouvernemental pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé du Deuxième Protocole de la Convention de 1954 qui a adopté une Déclaration, avec l’accord de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, appelant à la protection des biens culturels au sein du Haut-Karabagh et ses alentours, et saluant l’initiative de l’UNESCO d’effectuer, dès que possible, une mission technique indépendante d’évaluation de la situation de ces biens culturels.
 
Vous aurez donc compris que cette mission de l’UNESCO se ferait avec l’implication et l’accord de toutes les parties concernées.
 
NAM : De quels moyens dispose concrètement l’UNESCO pour protéger ce patrimoine ? Que peut-on attendre de cette organisation ? 
 
CTS : La responsabilité de l’organisation de cette mission technique indépendante revient au Secrétariat de l’UNESCO qui peut s’appuyer sur une expérience, un savoir-faire technique et une logistique.
Il dispose ainsi d’une liste d’experts ayant des compétences dans le domaine de la protection des biens culturels qu’il est en mesure de mobiliser.
Tout aussi important, l’UNESCO est investie de la tache de mener les consultations avec les parties en vue de la mise en place de la mission, qui, dans le cadre de la Convention de 1954 et du format agréé de la mission, requiert l’accord des parties. 
 
NAM : Dans ce contexte, quelle a été la position de l’Azerbaïdjan ?
 
CTS : Bien qu’ayant donné son accord de principe, l’Azerbaïdjan n’a cessé, depuis le début, de créer des obstacles artificiels et motivés politiquement à la mise en œuvre de la mission, notamment en faisant trainer délibérément les préparatifs de la mission ou en essayant d’en changer son format.
 
Ce n’est pas un hasard si l’UNESCO, dans une communication datée du 21 décembre 2020, fait publiquement savoir qu’en dépit de sollicitations multiples qui se sont avérées infructueuses, « Seule la réponse de l’Azerbaïdjan est encore attendue pour que l’UNESCO puisse aller de l’avant avec l’envoi d’une mission sur le terrain ».
 
Force est aujourd’hui de constater que la situation est restée inchangée ; les discussions perdurent et la mission n’a toujours pas pu être effectuée. 
 
A l’évidence, les autorités azerbaïdjanaises redoutent que les experts de l’UNESCO puissent avoir accès à des sites culturels arméniens où des actes de destruction sont avérés ou pourraient être attestés.

Il est vrai que l’appel du Président azerbaïdjanais à supprimer les inscriptions arméniennes anciennes figurant sur les murs des églises arméniennes, lancé lors d’une visite à une église arménienne du XVIIe siècle dans la région d’Hadrout de l’Artsakh, le 15 mars dernier, est une véritable incitation au vandalisme et ne laisse présager rien de bon sur l’état des biens culturels arméniens dans les territoires passés sous le contrôle de l’Azerbaïdjan.
Quelle évaluation pourraient faire les experts de l’UNESCO si ceux-ci se rendaient aujourd’hui à l’emplacement de l’église arménienne de Mekhakavan (district de Jebrail) où le reporter de la BBC a pu clairement établir la disparition de cette église ?

De telles déclarations des dirigeants azerbaidjanais qui s’inscrivent dans une politique visant à nier toute présence arménienne dans l’Artsakh, ne constitue pas seulement une atteinte portée aux biens culturels du peuple arménien, elles sont aussi l’expression d’une haine tenace de l’Arménien, à l’instar de l’inauguration à Bakou du soi-disant « Parc des trophées », autre manifestation institutionnelle de la haine et de l’intolérance, qui exhibe des mannequins de militaires arméniens, les casques militaires et objets personnels des soldats arméniens et de l’Artsakh, souillant l’honneur des prisonniers de guerre et des personnes disparues, déshonorant la mémoire des victimes arméniennes de la guerre et violant les droits et la dignité de leurs familles.

 
NAM : La direction de l’UNESCO se montre-t-elle selon vous suffisamment sensible et réactive sur ce sujet ? Quel est, en définitif, l’enjeu d’une telle mission de l’UNESCO ? 
 
CTS : L’Arménie a toujours souligné l’urgence du déploiement d’une telle mission de l’UNESCO, consciente que le facteur temps était déterminant pour la préservation du patrimoine culturel arménien. 
 
La visite effective des sites culturels arméniens significatifs situés dans les territoires sous le contrôle azerbaïdjanais, notamment dans les parties de l’Artsakh aujourd’hui occupées par l’Azerbaïdjan, telles que Chouchi et Hadrout, présentés par l’Arménie, reste au centre de notre attention et devra être partie intégrante de la mission de l’UNESCO au même titre que le déplacement de la mission d’experts en Artsakh.
Ce sont là des éléments incontournables d’une telle mission.
 
La mise en œuvre de cette mission constitue un moment de vérité pour l’UNESCO et pour la communauté internationale au regard de la dimension universelle du patrimoine culturel et du devoir qui leur incombe de le protéger.
Ils ne peuvent assister sans rien faire à la destruction programmée des biens culturels arméniens situés sur les territoires sous le contrôle de l’Azerbaïdjan. Chacun doit garder à l’esprit le triste précédent qui a concerné le patrimoine arménien du Nakhitchevan où 89 églises, 5840 Pierre de croix et 22 000 pierres tombales furent détruits entre 1997 et 2006, et a fait ressortir la passivité de la communauté internationale dans son devoir de protection du patrimoine culturel.

Une telle situation ne doit pas se reproduire. Pour cette raison, nous attendons de l’UNESCO qu’elle poursuive et redouble ses efforts en vue de la réalisation de cette mission dans et autour du Haut-Karabagh dans le cadre du format agréé.
 
 
NAM : Outre l’Arménie, quels sont les pays qui se mobilisent sur ce dossier ?
 
CTS : La question de la préservation et de la protection du patrimoine culturel et religieux arménien figure effectivement parmi les priorités de l’Arménie ; le Ministre des Affaires étrangères d’Arménie ne manque aucune occasion pour souligner son importance et la nécessité d’une intervention de l’UNESCO pour faire face à la situation alarmante dans laquelle se trouvent les biens culturels arméniens dans les territoires contrôlés par l’Azerbaïdjan

Chacun sait l’engagement des Présidents français et russe en faveur de la protection des biens culturels situés dans le Haut-Karabagh et ses alentours.    Cet attachement pour la préservation de ce patrimoine culturel est relayé à l’UNESCO par la France et la Fédération de Russie. A cet égard, nous constatons, pour nous en féliciter, que cette question fait partie de la feuille de route des Co-présidents américain, français et russe du Groupe de Minsk de l’OSCE. De même, nous nous réjouissons que l’Union européenne et ses Etats membres appuie pleinement le déploiement rapide d’une mission de l’UNESCO dans et autour le Haut-Karabagh.