La guerre à la croisée de quatre générations

Société
28.04.2021

Après la signature de l’accord tripartite du 10 novembre dernier, une nouvelle période de -post s’est ajoutée à la série déjà longue du dernier centenaire de l’histoire arménienne : post-génocide, post-soviétique, post-séisme, post-guerre, et de nouveau, post-guerre. A la croisée de ces évenements, naissent et vivent des générations, touchées en tant que témoins ou porteurs de la mémoire des événements majeurs de leur ère.  Aujourd’hui, c’est de nouveau à un post-guerre que le peuple d’Arménie et d’Artsakh est en train de faire face depuis les événements connus de l'automne dernier. Quatre représentants de quatre générations - trois femmes et une jeune fille - en témoignent.

Par Lusiné Abgarian

Tatève

La plus jeune de nos témoins, Tatève, venait de fêter son 11ème anniversaire juste avant le début de la dernière guerre. Aujoujourd'hui, les histoires de guerre racontées par ses parents et ses grands-parents qui ont bercé son enfance ne sont plus seulement des récits pour elle. Elle a désormais ces propres souvenirs et sa propre idée de la guerre : « Les aînés de ma famille parlaient souvent de la guerre, de nos soldats qui sont morts pour nous, je savais qu’il y a eu des massacres, bien que je n’eusse pas une idée de ce que c’était en réalité. Maintenant, je sais qu’il n’y a que du mal dans une guerre » -, dit Tatève, en ajoutant que personne de sa famille ne pensait qu’il y aurait une nouvelle guerre. C’était tellement inattendu qu’en se réveillant à l’aube du 27 septembre d’un bruit horrible, elle a cru que son frère était en train de regarder simplement un dessin animé. Son père déjà en mission, a interdit à sa mère de sortir de la maison avec les enfants. Plus tard, ils ont rejoint la grande famille dans le sous-sol de la maison de ses grands-parents. Ayant ainsi trainé d’un abri à l’autre et dormi par terre sur quelques couvertures seulement dans l’humidité et le froid, avec ses nombreux cousins et cousines, Tatève s’est finalement retrouvée à Erevan, où elle vit aujourd’hui avec sa mère, son frère et ses cousins, le père toujours en service à Stepanakert.

« Cette guerre m’a pris mon grand-père que j’adorais (une victime civile), mon école, mes amis, mes dessins, mais j’essaie de ne pas y penser pour ne pas attrister ma mère » -, avoue Tatève. Petite fillette la veille de la guerre, elle s’en est sortie en tant que quelqu'un de très fort, le regard tourné vers l’avenir qu’elle envisage toujours dans sa ville natale, Stepanakert. Les rêves de Tatève, tout comme sa vie, se sont métamorphosés. Désormais, elle ne veut que deux choses : faire tout pour rendre l’Arménie connue au monde entier et devenir programmateur pour élaborer des armes ultramodernes afin que le pays ne perde plus jamais un centimètre de terre.

Tatève et ses cousins dans un abri à Stepanakert

Christina

Christina est une femme de 24 ans aux traits expressifs, en harmonie avec son caractère fort d’une arménienne originaire de Chouchi. Elle raconte son odyssée sur un ton très positif, comme si ce n’était pas de sa vie qu’elle parle, mais d’une fiction qu’elle venait de regarder. Spécialiste en ressources humaines, elle a fait à Chouchi une riche carrière dans le domaine culturel et a mis en place de nombreux projets de développement, ayant ainsi créé des perspectives pour la jeunesse avec l’association qu’elle dirigeait. Tous ses projets, l’un plus créatif que l’autre, sont restés à Chouchi. A côté de ses rêves, sa maison familiale et les objets chers à son cœur, dont sa Bible, un cadeau de sa grand-mère qu’elle gardait sous son coussin depuis sa petite enfance-son talisman, sont restés de l’autre côté de la nouvelle frontière depuis plus un mois : « ma Bible est restée là-bas pour protéger ma maison » -, dit-elle.

La guerre n’était pourtant pas inattendue pour Christina et sa famille : « On savait qu’il y aurait une guerre, mais on n’y croyait pas, nous ne nous sommes pas préparés », - dit Christina en parlant de l’évacuation de sa famille à la suite des premiers bombardements de Chouchi. Elle s’est réveillée tôt le matin du 27 septembre à cause du bruit des bombardements et a vu sa mère accroupie sur les genoux, les larmes aux yeux faisant une prière pour son fils, le frère cadet de Christina, qui faisait son service militaire depuis quelques mois : « J’ai compris qu’il fallait agir, il fallait faire vite et prendre les choses de première nécessité pour descendre au sous-sol de la maison. Mais je me suis rendue compte que je ne savais pas ce dont j’avais besoin: est-ce l’eau, de la nourriture ou d'un manteau ? ». Finalement, ayant pu s’organiser sans paniquer dans ces circonstances plus que troublantes, elle était descendue au premier étage de sa maison avec sa tente, ses parents s’étant opposés à l’idée de s’enfuir ou de se protéger dans le cas ou leur fils était confronté à la mort au front. Ne se rappelant presque pas du déroulement des premières heures, Christina s’est retrouvée dans son premier abri de la guerre. Premier, car elle en connaîtra d’autres à Chouchi et à Stepanakert, en dormant sur des cartons ou des sacs de pâtes  -son passeport à la main, ses baskets aux pieds et son esprit avec déjà ses trois frères qui se battaient au front.

 

Le manteau rouge

Christina dans l'un de ses nombreux abris

« Je travaillais à Stepanakert, et chaque jour je sortais de mon abri avec mon unique sac-à-dos pour aller au travail, je marchais coincée aux bâtiments, pour rentrer vite dans un abri si la sirène d’alerte sonnait. Je pensais que comme mon manteau est rouge, je serais facilement aperçue par les drones à cause de sa couleur. Et comme ils [les ennemis] avaient beaucoup de drones, ils les utilisaient même pour tuer une seule personne : ils étaient prêts à tout pour qu’il y ait un Arménien de moins ».

Durant un mois passé dans les abris de Stepanakert, Christina, une vraie humaniste avec de bonnes qualités organisationnelles, a coordonné le travail du transfert de la nourriture au front. Elle a même réussi à organiser deux fois des fêtes d’anniversaire pour ces collèges, avec de vrais gâteaux fabriqués aux biscuits et au lait concentré et décorés avec de vraies bougies. Ces bougies, qu’elle avait sorti de son sac, accompagnaient Christina les soirs, en réchauffant son âme entre les coupures de l’électricité, tout comme son « Narek » [le livre], ses quelques pulls et le drapeau d’Artsakh - symbole de son indépendance, qu’elle garde toujours dans son sac au quotidien.

Christina a vécu et travaillé à Erevan pendant plusieurs mois. Après avoir traversé cette guerre et ayant laissé tout à Chouchi, Christina, aux grands yeux noirs désormais mélancoliques, témoigne de ne plus vouloir s’attacher à quelque chose, tout en gardant le regard vers un avenir plus rassurant. Actuellement, l’unique chose qu’elle désire c’est le retour de ces frères qui sont encore dans l’armée, en Artsakh et dont l’aîné, 23 ans, a déjà participé à deux guerres (2016, 2020).

« Nous avions à peine commencé à respirer », - dit Sariné les larmes aux yeux qui ne cessent pas de couler durant toute la conversation. Respirer, après avoir réparé les vestiges de la guerre de 91-94, après avoir surmonté les plus graves problèmes sociaux, économiques, éducatifs grâce à de très grands efforts. En évoquant le mythe de Sisyphe, elle avoue de ne pas savoir s’ils vont avoir la force de traverser ce chemin encore une fois, sans répéter les mêmes fautes.

Cette jeune femme de 34 ans, littéraire, journaliste, initiatrice de beaucoup de projets sociaux avec son ONG, vient de survivre à la troisième guerre de sa vie. C’est sous le rythme des roquettes Grad qu’elle a joué ces jeux d’enfance dans les années 90, avec ses 8 frères et sœurs, c’est sous ce même bruit qu’elle a ensuite bercé sa fille de trois mois en 2016.

Ayant traversé deux guerres, elle avoue que cette fois-ci, c’était différent, incomparable : « Nous nous sommes réveillés le lendemain de la fête de la ville de Stepanakert (26 septembre) sous les bombardements. Bien qu’on attendait la guerre, on ne savait pas à quel moment elle allait éclater. J’ai pris ma fille qui dormait avec sa couverture et nous sommes vite sortis de la maison. Il y avait déjà du monde dans la rue. Puisque ce n’est que de rares bâtiments à Stepanakert qui ont des abris, nous avons couru vite vers le bâtiment voisin où se trouvait l’abri le plus proche. Ensuite, nous avons vu les tanks traverser la ville, nous les avons salués, et c’est à ce moment-là que j’ai compris que c’est la guerre, une tout à fait autre guerre, une guerre sans précédent... Mais je ne me rends pas compte jusqu’à ce jour qu’elle ait duré si longtemps et qu’elle fut si atroce. Actuellement, quand je jette un regard rétrospectif, je me dis que ce ne s’est pas passé avec moi, ce n’était pas ma vie, car dans cette civilisation, il est difficile à imaginer qu’on peut se réveiller du bruit des bombes et vivre 44 jours comme un siècle ».

Sariné

Après avoir emmené sa fille dans un village plus calme, Sariné s’est largement engagée dans des travaux volontaires à Stepanakert afin d’assurer le transfert de toute sorte d’objet essentiel pour le front, dont notamment de la nourriture et des vêtements. Parallèlement, elle s’est chargée de coordonner les journalistes étrangers travaillant dans la zone du conflit.

Pendant ce temps, lorsque ces parents qui refusaient de descendre au sous-sol de la maison pour être à l’abri, ces frères et sœurs étaient de garde jour et nuit autour de leur maison de campagne pour capter le bruit de drones afin de faire descendre les parents au moins en cas de danger. Dans cette même maison, qui n’est plus la leur, les jeux de ces neveux et nièces se ressemblaient désormais à ceux de son enfance :« Ma nièce ouvrait son parapluie dans la maison et se cachait sous elle, pensant, que s’il y a un bombardement, le parapluie va la sauver ».

Vers la deuxième semaine du mois d’octobre, Sariné a emmené sa fille à Erevan, et son mari lui a interdit de revenir à Stepanakert : « C’était le jour le plus sombre pour moi, car j’étais déracinée, je ne sentais plus le sol solide sous mes pieds », - témoigne-t-elle. Elle a néanmoins continué à coordonner les travaux pour le front désormais depuis Erevan, où elle réside avec sa famille aujourd’hui. Tout ce qu’elle a pu faire pendant la guerre, c’est de travailler, jour et nuit, sans répit, pour ne pas « permettre à la douleur de s’installer en [elle], afin de pouvoir agir » et de faire toute sorte d’activité volontaire qui apporterait de l’aide aux soldats. « Tout ce que je pensais, c’était qu’il faut garder Artsakh à tout prix, c’était mon idée fixe durant la guerre ».

L’autre choc qu’a vécu Sariné, entre autres, était le jour ou à son retour à Stepanakert les soldats de paix ne lui ont pas permis de prendre une photo des montagnes de son Artsakh : c’est désormais interdit. C’est à ce moment-là qu’elle s’est sentie étrangère dans son pays. Le rêve de sa vie - voir l’Artsakh uni avec l’Arménie, semble désormais être une illusion perdue : « Je sens un vide en moi et je me demande parfois si c’est bien d’avoir tant de patrie en nos cœurs ».
Les ailes cassées, Sariné essaie néanmoins de se reconstruire et de puiser les forces pour vivre auprès de sa fillette de 5 ans. Elle a repris ces activités sociales et humanitaires et travaille désormais d’une manière plus acharnée afin de créer des résultats encore plus efficaces pour le pays.

Sariné

Laura

Comme Sariné, Laura, notre témoin cinquantenaire, a traversé, elle aussi, trois guerres. Mère durant la première guerre d’Artsakh, elle a été responsable cette fois-ci pour ces petits-enfants. Rescapée des massacres de Bakou en 1988, elle s’était installée en Artsakh, ou bat désormais son cœur, mais où le danger de guerre n’était pas, hélas, resté dans le passé : « Nous attendions la guerre, nous savions qu’ils (les Azéris) viendront récupérer leurs terres ». A la demande de tracer des parallèles entre les deux guerres, la premières et la troisième, elle a répondu sans hésiter que survivre psychologiquement à la première guerre a été plus facile pour elle, car ses enfants, petits, étaient auprès d’elle, et ce n’était que son mari qui était au front, alors que cette fois-ci ces deux fils y étaient également : « Je ne voulais pas sortir de Stepanakert, je comprenais, que je ne peux rien faire pour les soldats, mes fils me disaient qu’il fallait que nous sortions avec les enfants pour qu’ils ne pensent pas sans cesse à nous depuis le front. Je voulais rester au moins pour cuisiner des repas chauds pour eux. Mais finalement, nous avons quitté Artsakh pour protéger mes petits-enfants ». Selon Laura, cette guerre était plus féroce dans tous ces aspects, mais tout d’abord car les soldats n’arrivaient pas à lutter par leurs armes, ce n’était plus « une guerre de mitraillettes », le ciel n’était pas protégé non plus. Les résultats de cette guerre sont également plus atroces pour elle personnellement pour une autre raison : elle ne pourra plus visiter les tombes de ces parents, restées à Hadrout...

L’histoire qui a le plus marqué Laura durant cette guerre, c’est le miracle qui s’est produit avec ses fils : ce ne sont que ses deux fils qui ont réussi à se sauver de leur bataillon qui était pris en embuscade.

Aujourd’hui, retournée à Stepanakert, l’unique rêve qui lui reste c’est de vivre tranquillement, en paix, dans « la meilleure ville du monde » qu’est Stepanakert pour elle. Elle ne veut ni se souvenir de son passé, ni planifier l’avenir, elle ne vit que dans le jour présent, n’étant pas sûre de la journée de demain. Cependant, elle croit que « si nous sommes restés vivant, nous allons devoir vivre, nous avons, donc, une mission ».

P.S. Le vécu et les tourments de nos quatre témoins, parmi les dizaines de milliers d’autres, qui se font écho, se résument parfaitement dans les quelques lignes du poème de Hovhannes Grigoryan intitulé « Terre natale », un poème que Sariné a sans cesse murmuré comme prière dans son esprit durant les 44 jours de la guerre :

Je chante cette chanson debout,

car tu es celui,

pour la paix de qui on meurt sans hésiter,

car tu es celui,

pour qui on lutte sans ordre,

que l’on nomme unique, qui nous manque de loin,

et qu’on pleure de sa nostalgie dans des cafés étrangers

et sur des navires flottant on ne sait pas où.

Je chante cette chanson du début,

car tu es celui, après la perte de qui,

nous n’aurons plus rien à perdre,

car sans toi, la pluie est de l’eau ordinaire,

les montages-une colline de pierres,

l’amour-de la splendeur superflue

et mettre au monde un fils-un crime.

Je chante cette chanson tête nue,

car tu es celui,

dont la main doit poser sur nos têtes comme une bénédiction,

quand nous prenons le chemin,

quand nous commençons la journée,

quand nous donnons naissance à la ligne et à la pensée…

P. P.S. Laura n'a pas souhaité que sa photo soit publiée. Aujourd'hui, Tatève se prépare pour rentrer à Stepanakert où est déjà rentrée Christine. Sariné est restée à Erevan.