De Sidi Bel Abb es à Goris : mémoires d’un chirurgien

Arménie francophone

Par Tigrane YEGAVIAN, France-Arménie

Sur la route médiévale du sel qui reliait les provinces du Nakhitchévan et du Zanguézour à l’Artsakh et à l’Asie centrale, Goris se love au pied des cheminées de fée. Depuis sa ville, le Docteur Vitali Khurshudian se souvient de l’Afrique et d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent connaître.

La ville avait deux appellations : Koris et Kiores. Quand au troisième nom, “Goris”, il avait été baptisé par un homme, le pharmacien Giala Dzadur qui était connu dans la ville pour être philosophe et amateur de livres. Peut-être avait-il déniché le nom de Goris dans ces livres qu’il avait tenté de diffuser en vain (…) ? La ville avait deux appellations, deux noms qui, telles deux coquilles de noix, renferment deux sens distincts(…). ”

C’est par cette phrase que démarre le récit de la nouvelle Goris, écrite par l’enfant chéri de cette ville, l’écrivain Axel Bakounts (1899-1937). Mais de quelle Goris parle-ton ? De l’ancienne cité troglodyte nichée dans les rochers qui fut habitée jusqu’au milieu des années 1960 ? Ou de la nouvelle Goris, déplacée au XIXe siècle à une poignée de kilomètres en contrebas ? De par la singularité de son plan urbanistique, unique en Arménie, la ville ne manque pas de charme, paisiblement lovée sur une plaine verdoyante, au beau milieu des montagnes aux cheminées de fée. La pierre, ici, témoigne d’une histoire chargée. Pourtant ce n’est pas au sein de la magnifique maison-musée Axel Bakounts que nous avons rencontré notre héros, mais dans le jardin d’une maison traditionnelle, sur une route qu’empruntent à leurs risques et périls les camionneurs iraniens.

“ A la demande des soeurs missionnaires, j’ai dû intervenir pour pratiquer des césariennes, et pourtant je ne suis pas gynécologue ! ”

Occupé dans son jardin, le Docteur Vitali Khurshudian cultive son potager. A 73 ans, ce chirurgien encore en activité ne souhaite pas faire autre chose, si ce n’est de “ travailler pour ne pas mourir ”, comme il le répète à l’envi. Quoi de plus banal dans cette partie de l’Arménie ! Et pourtant… Vitali a une histoire qu’il se garde bien de raconter au premier venu. Issu d’une vieille famille de Goris, il étudie la médecine à Erévan avant de partir au milieu des années 1970 pour Leningrad, où il fait ses premières armes. Repéré par ses illustres maîtres, il se voit proposer de rester. Il hésite. Ce qu’il souhaite avant tout, c’est multiplier les missions à l’étranger avant de rentrer au pays. Ainsi, lui et son épouse, également médecin, se retrouvent en 1977 responsables d’un centre médical perdu dans un village du Tchad, en plein Sahel, où ils sont les seuls Blancs.

C’est au Tchad, où il est resté un an et demi avec son épouse thérapeute, qu’il a sauvé la fille d’un notable local, Abdul Karim

C’était l’époque de la coopération soviétique sur fond de guerre froide. L’époque où le continent noir cherchait des appuis à Moscou, pour contrebalancer l’influence de l’ancien colonisateur occidental. Vitali, lui, ne fait pas de politique. On lui demande d’accomplir l’impossible pour sauver des vies humaines menacées par mille et une infections, malaria en tête. “ Il fallait faire vite, car les besoins étaient gigantesques. ” Il réalisera ainsi plus de 4 000 opérations en quinze mois. Adoré comme un dieu vivant par nombre d’autochtones démunis, il ira au bout de lui-même. “ A la demande des soeurs missionnaires, j’ai dû intervenir pour pratiquer des césariennes, et pourtant je ne suis pas gynécologue ! ”, dit-il, nostalgique. C’est au Tchad, où il est resté un an et demi avec son épouse thérapeute, qu’il a sauvé la fille d’un notable local, Abdul Karim. “ Une belle fille ”, me dira-t-il. Depuis lors, on lui voue une véritable vénération. Et pour cause ! Aucun de ses patients n’est mort entre ses mains. En 1981, il renouvelle l’expérience, et cette fois-ci à l’ouest de l’Algérie, dans la ville de Sidi Bel Abbès, à 80 km d’Oran. Un pays où il faisait encore bon vivre, avant qu’il ne s’embrase dans les affres d’une guerre civile de dix ans. “ A l’époque, notre hiérarchie nous demandait de ne pas mentionner notre nationalité, on devait se présenter en tant que “médecin soviétique” ; malgré cela, tout le monde a su qu’on était arméniens et cela s’est très bien passé. ”

En quelle langue communiquiez-vous avec les gens ?

En français ! A l’époque je me débrouillais bien, maintenant j’ai oublié. Puis il se met à prononcer “ Sidi Bel Abbès, 450 000 habitants ! ” avec un fort accent algérien, sous le regard protecteur des montagnes de Goris.

“ L’Algérie est un très beau pays, nous y avons passé du bon temps ! Le week-end, on allait se baigner à la mer, nous étions libres de nos mouvements, nous avons visité le pays du nord au sud.

Je souris en mon for intérieur, pensant à ces Algériens qui ont été opérés par les mains du Docteur Khurshudian. Qui sait combien ils sont et s’ils se souviennent de lui ! “ L’Algérie est un très beau pays, nous y avons passé du bon temps ! Le week-end, on allait se baigner à la mer, nous étions libres de nos mouvements, nous avons visité le pays du nord au sud. ” Ce furent les dernières années fastes. Pressé de rentrer au pays qui lui avait tant manqué, Vitali redemande par la suite à partir en mission à l’étranger. Mais l’agitation gronde, avec le mouvement du Karabagh, le pays entre dans un cycle de révolutions et de tragédies. Vitali est mobilisé à l’hôpital de Goris comme chirurgien, où il opère à la timide lueur des bougies. Vu de Goris, il vit la guerre du Karabagh aux premières loges. “ Des soi-disant spécialistes d’Erévan étaient venus pour nous assister, ils n’étaient bons que pour la théorie ! La situation était terrible : il arrivait chaque jour en moyenne entre 70 et 80 blessés graves, et ce chiffre pouvait même atteindre 130 ! J’ai vu des choses épouvantables, nous étions quasiment démunis avec notre maigre stock de médicaments."

Opérant dans des conditions plus que précaires, à Goris ou parfois sur le front, Vitali a de bonnes raisons de vouloir tourner la page. Lui qui a été un joueur d’échecs professionnel et un ancien champion d’escrime, symbolise une autre Goris, jadis ville rayonnante par la haute qualification de ses cadres et son industrie, fleuron de l’Arménie soviétique. Aujourd’hui, la ville a perdu bon nombre de ses fils, partis en quête de conditions de vie décentes. Le Dr Vitali, lui, est resté, à l’ombre de ses montagnes. Certains verront un côté « dernier des Mohicans » dans son personnage. Lui qui n’était pas censé avoir les « mains vertes » s’investit dans son jardin toute la journée. Un mince espoir demeure dans ses yeux grands ouverts qu’un jeune loup vienne à sa rencontre reprendre le flambeau. 

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