
Jeudi 13 et vendredi 14 novembre, l’Université française en Arménie (UFAR) a eu le privilège d'accueillir la troisième édition de la Conférence Internationale de Recherche pour les Droits Humains en Arménie. Réunis par l’UFAR, l’UNHCR et l’Institut Raoul Wallenberg, des experts venus du monde entier s’interrogent : comment les outils du droit peuvent-ils contribuer à construire une paix durable et une société juste ?
Par Marius Heinisch, Robin Laroche et Zacharie Mauboussin
Sortir du conflit par les droits humains
Avant que ne commence le premier panel, jeudi 13 novembre, les officiels sont venus en nombre assister à l’ouverture du cycle de conférences. Dès la prise de parole préliminaires de la rectrice de l’UFAR Mme Salwa Nacouzi, les remerciements habituels aux partenaires (notamment l’Institut Raoul Wallenberg, principal organisateur) laisse rapidement place au cadrage de l’événement : il ne s’agit pas seulement d’« échanger des connaissances », mais aussi, et surtout, d’ « élaborer des solutions » à destination des acteurs publics et privés. L’accent est immédiatement mis sur la situation « post-conflit » de l’Arménie : les droits humains sont-ils une perspective envisageable, et à quelles conditions ?
L’Ambassadrice de Suède en Arménie Mme Eva Sundquist ose une hypothèse : « tous les sujets liés aux droits humains sont connectés entre eux, il faut toujours les traiter ensemble. »
De là, se succèdent à la tribune quatre chercheuses pour présenter chacune, en une quinzaine de minutes, un éclairage sur la problématique du matin à partir de leurs travaux. Ainsi de Mme Goharik Tigranyan, qui s’interroge sur la place des femmes dans le processus de paix dans le Caucase du Sud, et notamment suite au conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Dans le même sens, Mme Tatevik Azizyan s’appuyait sur ses études de terrain à propos des populations déplacées du Haut-Karabagh pour souligner le rôle central des femmes dans la « réparation sociale », lors de périodes aussi troublées que celle-ci. Ce sont, à en croire sa thèse, les femmes qui « font tenir la société ensemble » lorsque celle-ci est confrontée à un choc exogène tel que la migration de masse.
Mais quel est, dans tout ça, le pouvoir réel du droit ? Sur un ton plus pessimiste, Mme Mijerita Khachatryan déplore que le « droit au développement », pourtant reconnu par l’Organisation des Nations Unies en 1986 comme un « droit humain inaliénable », ne dispose à ce jour d’aucun mécanisme juridique d’application. De leur énonciation à leur mise en acte, les droits humains traversent une longue distance, jalonnée d’obstacles politiques, économiques et juridiques. Et, comme le rappelle Mme Khatcharyan, ce sont les populations civiles qui en paient le prix. Le blocus imposé par l’Azerbaïdjan et son allié Turc sur les habitants du Haut-Karabagh correspondait, dans la lettre du droit, à un déni de « droit au développement » : personne toutefois n’a été en mesure de le faire appliquer.
Faut-il alors se détourner du droit, et chercher dans d’autres mécanismes de quoi « réparer » les sociétés meurtries par la guerre ? C’est la thèse assumée à la tribune par Mme Safae Khadraoui, à partir d’un terrain de recherche sur les « mémoires effacées » des communautés queers et féministes en Afrique du nord, et notamment au Maroc. Contre l’oubli, organisée selon elle par la persistance d’un pouvoir « colonial » à l’oeuvre dans ces sociétés, elle fait valoir les « archives » comme capacité de groupes dominés à reconstruire une mémoire vivante, et par là même se réparer. Interrogée sur la possibilité d’appliquer ce programme à la situation arménienne, elle fait valoir une commune opposition à « l’impérialisme », dont elle ne précise toutefois ni la nature ni l’origine.
Justice, Responsabilité et Sociétés Inclusives
L’après-midi s’est ouvert sur un panel consacré à la justice et à la protection des droits humains en Arménie, prolongeant les échanges du matin autour du rôle du droit dans la reconstruction post-conflit.
Mme Astrid Walter, chercheuse, a rappelé d’emblée un principe fondamental : la publicité de l’information est la condition d’un procès équitable. Inscrite dans les conventions internationales, cette exigence garantit la transparence et la sécurité juridique. Pourtant, souligne-t-elle, ce principe est régulièrement violé, comme en témoignent les audiences fermées de la Cour militaire de Bakou concernant les prisonniers arméniens.
Cette préoccupation pour l’accès à la justice résonne avec l’intervention de Mme Zara Tamazyan, qui analyse la perception du système judiciaire par la population arménienne. Selon elle, une défiance profonde persiste : la justice est perçue comme opaque, politisée et peu fiable. L’Arménie fait ainsi face à un dilemme structurant : comment protéger les droits fondamentaux tout en répondant aux impératifs de développement économique et à la volonté d’attirer des investissements étrangers ?
Mme Valentina Gevorgyan a, pour sa part, interrogé le rôle de la société civile dans la réforme du système des droits humains. Ses recherches montrent que les organisations civiles jouent un rôle cardinal dans la collecte de données et la formulation de propositions concrètes aux institutions publiques. Dans le prolongement de cette analyse, le M. Meri Khachatryan a présenté l’évolution récente du cadre juridique en matière de confiscation de biens liés à la corruption. Désormais, des confiscations peuvent être prononcées même en l’absence de condamnation pénale préalable, une avancée majeure dans la lutte contre l’enrichissement illicite.
Au-delà des aspects strictement juridiques, une autre question a émergé : comment les politiques inclusives peuvent-elles rendre la société plus juste ? Mme Mariya Shcherbyna, a présenté ses travaux sur la culture inclusive dans la communication éducative en ligne en Ukraine. Elle y montre comment, sous la contrainte du Covid-19 puis de la guerre, l’enseignement à distance a transformé les interactions entre professeurs et étudiants. Ce basculement numérique a, selon elle, atténué certaines discriminations visibles, offert un espace de parole à des publics plus discrets et réduit les comportements agressifs grâce à la traçabilité des échanges. Une réflexion qui trouve un écho en Arménie, où la résilience sociale passe elle aussi par la création d’espaces plus inclusifs, ouverts et égalitaires.
Les politiques de lutte contre la corruption
La fin d’après-midi a été consacrée à la lutte contre la corruption, enjeu majeur pour la consolidation démocratique du pays. Les chercheurs ont souligné les progrès, mais aussi les fragilités des réformes.
Depuis 2018, l’Arménie a lancé une refonte institutionnelle ambitieuse : création de la Commission de prévention de la corruption (CPC), d’un Comité anti-corruption et de tribunaux spécialisés. L’usage accru d’outils numériques de signalement et d’analyse de données renforce la traçabilité des infractions. Cependant, ces progrès ne vont pas sans fragilités. L’absence d’une stratégie de communication claire limite l’impact visible des réformes, alimentant un décalage entre résultats concrets et perception publique.
Les relations entre l’État et la société civile restent ambivalentes : malgré des avancées obtenues grâce à des groupes de travail conjoints, les organisations civiques demeurent fragmentées et insuffisamment soutenues. Quant au corps judiciaire, il subit encore des pressions politiques et des résistances internes qui freinent son indépendance.
Les institutions européennes et les bailleurs internationaux encouragent Erevan à poursuivre ses réformes pour renforcer la transparence, l’efficacité et la confiance citoyenne, mais les progrès sont encore fragiles.
La session s’est achevée sur un échange nourri entre intervenants et participants, cherchant à identifier des pistes concrètes pour transformer la justice en véritable moteur de cohésion sociale. Au-delà de l’outil juridique, la justice est apparue comme un levier essentiel de confiance démocratique, de transparence institutionnelle et d’inclusion sociale: autant d’éléments indispensables à la reconstruction et au développement de l’Arménie contemporaine.
Les droits humains sous toutes leurs formes
La seconde journée du cycle de conférence a fait la part belle à la diversité d’applications des droits humains. La prise de parole de nombreux experts, sur les sujets de l’environnement, du logement ou encore de la justice sociale ont prolongé le cadre théorique établi la veille.
La focale géographique s’est elle aussi élargie, ouvrant à des contributions de chercheurs non-Arméniens sur des sujets non-Arméniens, à l’instar de Mme Shakiba Noory, et sa prise de parole sur l’utilisation des nouvelles technologies par les femmes Afghanes dans leur combat contre l’oppression islamique. Par nature internationale, la recherche en sciences humaines s’enrichit d’approches plurielles et de contextes culturels différents. C’est du moins le pari de cette seconde journée, qui aura eu le mérite de démontrer la capacité de l’Arménie à réunir sur son sol des chercheurs du monde entier à propos de thématiques transversales.





