Entre deux terres solidaires

Arménie francophone
07.03.2022

« Le bruit ne fait pas de bien et le bien ne fait pas de bruit » : c’est la devise de Solidarité Protestante France-Arménie (SFPA) dont Janik Manissian, son président, a également fait sienne.

Par Lusine Abgarian

Créée immédiatement à la suite du séisme de 1988 et présente sans discontinuer depuis, SPFA, pionnière de l’enseignement du français et de la francophonie en Arménie en est devenue l’un des piliers a travers les nombreux projets qu'elle défend. Reconnaissant en elle l’un des ponts solides tendus entre la France et l’Arménie, le Président de la République française, Emanuel Macron, a élevé Janik Manissian au rang de chevalier dans l’ordre national du Mérite. Ce dernier, recommandant de « serrer les coudes et faire en sorte que le pays reparte », nous livre un témoignage sur les projets de SPFA dans des secteurs des plus sensibles en Arménie et en Artsakh.

 

La création de SPFA, a-t-elle été un moyen de renouer avec vos origines arméniennes et que représentait pour vous cette Arménie à peine sortie de l’URSS ?

On est vraiment devenus arméniens, avec Margrit, à la suite du séisme, le 7 décembre 1988, à 11 h 41. Je vois toujours cette horloge sur la place de Gyumri. L’Arménie d’avant nous permettait de rester A

rméniens, mais je n'adhérais pas du tout avec le régime qui y prévalait et qui a fait souffrir des dizaines de milliers de personnes. Malheureusement, c’est avec ce tremblement de terre que nous nous sommes sentis concernés et avons tout fait pour essayer de subvenir aux besoins de nos compatriotes.

Á la suite de ce séisme qui a aussi fait trembler nos vies, le pasteur Sahagyan, que je connaissais depuis l’enfance, a voulu créer une association qu’il a appelé « Solidarité Protestante France Arménie ». Il était dans le milieu réformé français et travaillait comme pasteur dans les églises françaises. La communauté française a tout de suite été à ses côtés et je me souviens de toute l’aide substantielle, avec les premières nécessités pour le peuple arménien, qui a été fournie au stade de l’église rue Madame, d’où elle partait en Arménie.

 

Aujourd’hui, SPFA intervient dans le social, l’humanitaire, le culturel ainsi que dans la francophonie. Quelles ont été les premières actions sur la terre arménienne et quel fut l’historique du développement de l’association ?

Au fil du temps, le pasteur a étoffé l’association avec d’autres projets novateurs, notamment pour le développement de la francophonie en Arménie. L’un des premiers projets que Samuel a lancés, c’est de s’occuper des jeunes en difficulté. Dès 1993, il a ainsi créé des classes francophones avec apprentissage gratuit de la langue française. Le succès a été immédiat. De fait, huit clubs francophones sont nés dans plusieurs villes, à Erevan, Gyumri, Vanadzor, Stépanavan, Artashat, Etchmiadzine, Goris et Stepanakert, à qui nous pensons énormément, parce que nos jeunes, là-bas, sont dans une situation préoccupante et très précaire. Nous essayons de tout faire pour que leurs jours soient meilleurs.

Notre premier projet concernait donc la Francophonie. Il y a eu quinze autres projets que nous avons lancés par la suite. Nous avons un fichier de quatre mille donateurs, français en majorité, "recrutés" au cours de tous les voyages effectués depuis trente et un ans et qui par la suite sont devenus adhérents, puis donateurs. L’un des principaux projets qui ont suivis a consisté dans le financement en 1996 d'un restaurant solidaire pour personnes âgées à Gyumri. Un appel a été lancé conjointement avec les services sociaux de cette ville qui avait énormément souffert pendant le séisme. Depuis lors, le restaurant solidaire offre un repas chaud tous les jours à cent cinquante personnes âgées dans le nouveau quartier d'Ani. Nous leur avons également offert un service de douche aux bains publics de Gyumri et d'autocar pour les y amener. 

Tout a été fait pour ne pas interrompre ce service pendant la pandémie de Covid. Même si un jour nous arrêtons tous les projets de SPFA, nous ferons en sorte que nos anciens aient toujours à manger. Ces personnes âgées sont dans la solitude, la précarité totale mais elles sont notre patrimoine historique physique. Quand nous allons les visiter, c’est un moment très émouvant, elles se lèvent et nous applaudissent, alors que ce serait à nous de le faire. C’est extrêmement touchant.

À Erevan, avec l’aide de l’Amicale de Toulouse, nous avons pris en charge les enfants des rues. Ils sont eux aussi en situation extrêmement précaire, en danger. Ils peuvent en plus représenter un danger pour les autres, parce qu'ils souffrent de carences dans leur éducation, ils sont extrêmement coléreux, nerveux et peuvent manifester beaucoup de violence. Ils sont dans un centre qui s’appelle Vardachen qui accueille près de quatre-vingts enfants. Avec l’aide de l’Amicale de Toulouse, ils ont pu être pris en charge dans des activités menées par nos volontaires, nous leur prodiguons un soutien scolaire et culturel, nous les emmenons au théâtre ou au cirque, nous leur faisons découvrir d’autres univers.

Il y a aussi le projet ʺJoie de lireʺ. À chaque voyage, nous apportons des livres français en Arménie que nos bénévoles traduisent en arménien. C'est une initiative que l’on doit à Geneviève Patte, qui a créé des bibliothèques dans le monde entier avec de très beaux livres. Grâce à son association ʺÉchanges et Bibliothèquesʺ, nous avons pu monter cette activité au profit des enfants malades des hôpitaux ou des enfants des rues.

N’oublions pas le centre parascolaire "Entanik" de Gyumri, monté avec Jacques Matossyan, notre ingénieur, cheville ouvrière d'énormément de projets de constructions et d’infrastructures. Il propose de très nombreuses activités allant de l’apprentissage des langues à la confection de bijoux, à la couture, la broderie, le travail du bois ou de la céramique,

Il n’y a pas longtemps, nous avons fait venir l’eau courante dans dix-sept villages du Haut-Karabagh. Je me souviens d’un épisode poignant, quand une maman disait à son fils : « ouvre l’eau ». Elle coulait en même temps que ses larmes. Les miennes aussi. Après la guerre, sur les dix-sept villages que nous avons alimentés, deux sont restés dans les territoires occupés par les Azéris.

Ces émotions, ce n’est pas en France que je les ai vécues, ce que nous avons vu en Arménie avec Margrit était extraordinaire. Comme le disait notre regretté Charles Aznavour, nous nous sentons 100% arméniens et 100% français.

 

D’après vous, quel a été l’impact des actions menées par la SPFA sur la société arménienne et son bien-être ?

Je répète ma devise : « le bruit ne fait pas de bien et le bien ne fait pas de bruit ». J’ai toujours voulu agir de cette façon, sans tambour ni trompette. Aujourd’hui, ce sont les autres associations qui viennent vers nous, l’Œuvre d’Orient, les Chrétiens d’Orient, et nous avons encore la chance de travailler avec la fondation Aznavour pour l’Arménie. Il y a des projets très importants que nous allons réaliser ensemble, c’est touchant et très gratifiant qu’ils viennent vers nous, même si nous sommes une petite association.

Je souhaite remercier du fond du cœur nos équipes en Arménie, une vingtaine de salariés, tous à la bonne place, sans oublier les bénévoles qui gravitent autour de SPFA. Ils deviennent souvent francophones grâce à nos clubs, mais aussi grâce à nos voyages en Arménie. À chaque fois, nous emmenons avec nous une dizaine de jeunes afin qu’ils puissent communiquer avec des Français. Ces voyages leur ont permis aussi de visiter leur pays, de mieux le connaitre. Ils ont bien apprécié nos universités d’été auxquelles participaient des jeunes scouts français d’Issy-les Moulineaux, de Clamart et d’autres villes. C’étaient des échanges exceptionnels et très attendus.

 

Comment SPFA a-t-elle vécu la guerre ? été sensibilisée pendant et après la guerre ?

Personnellement, j’étais en Arménie au mois d’octobre 2020. J’ai vu des scènes qui m’ont marqué à vie, et je revois encore ces images inqualifiable et insoutenables de pauvres gens, de mamans qui venaient avec six ou sept enfants et dont les maris étaient au front. SPFA a tenté de faire ce qu’il fallait pour aider toutes ces personnes.

Dès que  la guerre a été déclarée, notre directrice en Artsakh, Kristina, a été sécurisée et emmenée à Vaÿk. Un missile était tombé au pied de notre bureau à Stepanakert. Dieu merci, il n’avait pas explosé, et fort heureusement, car un poste à essence se trouvait juste à côté...

Nous avons dû arrêter toutes les activités, bien évidemment, pour accueillir des réfugiés à Erevan. Pendant cette guerre, il faut toutefois souligner quelque chose de positif et touchant : je n’ai pas vu une seule famille déplacée qui soit restée dans la rue, de partout se dégageait de la chaleur humaine. Les familles d’accueil ont tout fait pour que les déplacés se sentent chez eux et en sécurité.

Nous avons reçu énormément de monde à notre bureau et avons mis à disposition les studios que nous avions au-dessus pour accueillir une quarantaine de personnes pendant plusieurs semaines.

Autour de nous, enfin, nous nous sommes rendus compte que la solidarité exemplaire et l’accueil des Arméniens ne sont pas de vains mots. C’est dans leurs gènes. En temps de paix, les gens envisagent de partir, mais au moment où la tragédie frappe l'Arménie, tous les Arméniens de la diaspora cherchent à revenir pour apporter leur aide. De longues files se formaient de volontaires et de vétérans et qui voulaient s’engager. Je ne sais pas si un autre peuple ferait pareil.

J’espère que la paix permettra de reprendre toutes les activités normales dont un pays comme l’Artsakh doit bénéficier. L’environnement désormais hostile ne va pas simplifier les choses, mais nous avons beaucoup d’espérance. Je ne sais pas qui va vraiment prendre la mesure de ces difficultés, mais il faudrait que cela s’arrête.

 

Quels défis pour le futur ? 

Le premier défi c’est de continuer avec ce restaurant solidaire. Si après trente années, l’Arménie n’arrive pas à nourrir ses personnes âgées, à les prendre en charge, à leur donner une vie meilleure, que devient l’essence-même de la culture et du peuple arménien qui a toujours eu le souci de ses ancêtres ? Dans le mot solidarité il y a "solide"… Il faut donc rendre les autres solides.

Je souhaite en fait qu’on puisse poursuivre toutes les activités mises en œuvre : elles apportent joie et bonheur. "Endanik", la famille, "Pyunic", le sphynx, qui renaîtra de ses cendres… Des organisations dans lesquelles nous nous investissons et qui prennent en charge des militaires mutilés à Erevan avec docteurs, kinésithérapeutes et psychologues. L'annexe "Pyunic" de Gyumri et sa directrice héroïque, Arminé, accueillent des enfants qui souffrent de multiples difficultés physiques, certains même de cécité, et nous organisons pour eux des colonies de vacances. Des supports, des livres en braille sont mis à leur disposition de même que des professeurs spécialisés. Nous soutenons ce projet et aimerions transmettre à d’autres organismes l'envie de nous rejoindre.

Il en va de même pour nos projets de parrainage : près de cent cinquante familles comptent déjà sur nous et leur nombre a bien augmenté suite à la guerre.

Enfin, je citerais "Les nouveaux noms d’Arménie", programme mis en place depuis 2005 pour de petits prodiges musiciens de grand talent. Nous les accompagnons dans leurs études et essayons de les faire venir en France pour des tournées qui rencontrent un très vif succès…

Nous avons tout reçu en France, notre terre d’accueil. Quand on reçoit, il faut rendre. Il faut que l’on puisse partager avec les autres le bonheur que l’on a eu.