Lettre posthume à une légende qui vivra dans l’éternité

Arménie francophone
30.03.2021

Martin Pachayan, directeur de l’école N10 de Gumri, qui nous a quittés il y a quelques jours, sera inhumé aujourd’hui dans sa ville natale. Le Courrier d’Erevan exprime sa profonde tristesse à l’occasion de cette disparition et publie la lettre de l’une de ses élèves - Lusine Abgarian - adressée à cet homme exceptionnel.

 

Ynker Pachayan, cher Martin de mon cœur,

Aujourd’hui, nous nous réunissons autour de vous. Pas à l’école, comme c’était il y a quelques années, mais dans le dernier lieu que vous traverserez avant de rejoindre l’éternité. Nous serons là, nous, vos élèves, les premiers et les derniers. Nous qui avons eu la chance exceptionnelle de vous appeler Ynker Pachayan, professeur des professeurs !

Chacun de nous partagera son histoire. Nous les partagerons entre nous, à voix basse ou implicitement, car vous avez laissé une histoire dans les cœurs de chacun de nous. Ce ne seront pas des histoires tristes, mais bien douces et profondes, car vous, notre légende, vous laissiez toujours une marque profonde, la plus profonde possible dans les esprits de vos élèves, pour la plupart enfants traumatisés du séisme et du post-séisme.

 

Flashback

Mon histoire à moi est l’une de ces centaines qui débute au seuil de l’école. Non, pas vraiment au seuil de l’école, mais dans des conversations de mes parents qui voulaient à tout prix me faire entrer dans cette école, « française », comme disaient-ils. D’une part c’était le souhait ardent de ma mère de me voir parler français, comme son père, qui d’ailleurs vous avait enseigné le français à l’époque. D’autre part, c’était la décision de mon père de me donner une autre culture que la sienne, russophone. A cette histoire familiale viennent s’ajouter les commentaires de tout le monde sur la première école « en pierre » après le séisme, où il y avait même le vrai chauffage ! Une vraie chance pour les enfants qui, à la maison, devaient mettre des bottes d’hiver et trois pulls tricotés, en plus des gants pour jouer du piano et qui sentent pour la plupart le kérosène…

Dans cette obscurité ambiante, il y avait ce phénomène lumineux de Martin Pachayan qui a su créer des conditions pour que les enfants n’étudient pas dans les domiks.  Et en plus, il y avait le français ! Mais quelle chance ! Je me souviens que j’entendais votre nom chez moi maintes fois dans la journée dans les conversations de mes parents. Je ne sais plus de quoi ils parlaient exactement, mais ce « Pachayan » résonnait sans cesse dans mes oreilles…

Juin 1999. J’ai 6 ans. On apprend que je n’ai pas le droit de fréquenter cette école parce que, selon la carte scolaire en vigueur, notre adresse correspondait à une autre école, germanophone. Dire que mes parents étaient attristés ne veut rien dire. Je crois que c’est justement à ce moment que j’ai commencé à mépriser la langue allemande qui, en effet, n’y était pour rien.

Si vous saviez seulement combien de solutions ont été discutées par mes parents, fort soucieux de l’avenir de leur fille, qu’ils liaient avec toutes les cordes possibles à cette école. Finalement ils ont décidé de venir vous rencontrer et vous prier de m’accepter à titre exceptionnel parmi les centaines élèves de première classe de la rentrée de 1999.

Me voilà avec mon père franchir le seuil de ma future école pour la première fois, l’un de ces jours d’été 1999. Vous nous avez accueilli à votre manière, très gentiment et chaleureusement, avec votre doux sourire qui s’esquissait sur votre visage marqué par la tristesse de vos yeux profonds. Votre modeste bureau qui décrivait si bien votre aura et qui n’avait rien à voir avec les « cabinets » sophistiqués des directeurs à l’époque, avait l’odeur de la France, celle que ni mon père, ni moi ne connaissions pas à l’époque.

Le portrait d’Aznavour ornait l’un des murs. Sur un autre mur, il y avait une photo de la Tour Effel, que je crois avoir vu pour la première fois ce jour-là.

Votre courte conversation très chaleureuse avec mon père m’a rassurée, et je sentais que vous alliez m’accepter. Vous m’avez demandé quelque chose, je ne saurais pas me rappeler quoi exactement, mais j’étais très fière de vous avoir pu donner une réponse, en répétant dans ma tête les quelques mots en français que ma mère m’avait appris, sans maîtriser, en effet, cette langue. Je voulais à tout prix vous les dire. L’occasion ne s’est finalement pas présentée.

Plus tard, vous m’accueilliez, avec les autres élèves, tous les matins devant la porte de l’école en disant : « dépêche-toi, dzag jan (quelque chose comme « ma petite »), tu es en retard de ton cours de français ». Vous nous connaissiez presque tous personnellement.

Je me souviens de votre rapport si tendre avec vos collègues qui vous adoraient, sans oublier de profiter, pour certains, de votre gentillesse et de votre bonté.

Vous étiez particulièrement sensible avec notre femme de ménage. Maintenant, je crois comprendre pourquoi : elle avait perdu ses trois enfants lors du tremblement de terre, vous en aviez perdu deux… Vous partagiez pleinement sa douleur. Peut-être aussi que vous vous disiez qu’elle avait une raison de plus pour souffrir. Peut-être que vous estimiez sa douleur plus profonde que la vôtre.

Puis, en 2007, vous nous avez emmenés en France. Vous avez été notre père, père de centaines d’élèves, qu’on nommait à l’époque « petits ambassadeurs arméniens ».

Je me souviens que vous aviez invité nos parents pour leur donner des instructions à cette occasion, surtout pour qu’ils nous apprennent les règles d’éthique.

Vous ne l’avez pas su, mais mes parents ont été très perturbés quand vous aviez dit, bien qu’avec votre air gentil et pudique, qu’il faut qu’ils nous apprennent à nous servir des couverts pour ne pas « déshonorer » les Arméniens dans les familles françaises où nous devrions être accueillis.

C’était ma première et unique révolte contre vous, et je m’étais dit « pour qui se prend-il pour dire à mes parents qu’ils n’ont pas appris à leur fille à se tenir à table ». Je me souviens, que j’ai même pensé que vous étiez très hautain, car vous aviez été en France plusieurs fois. Quelle naïve que j’étais !

Plus tard, j’ai pris conscience de la personne que vous êtes.

Plus tard j’ai été la plus fière à l’université étant formée à l’école de Ynker Pachayan.

Plus tard, j’étais et je le serai pour toujours, la plus fière de tous pour ce « dzag jan » que vous me lanciez de temps en temps. Cette « dzag jan » vous est reconnaissante pour tout son parcours.

Des années plus tard, quand j’avais commencé à vous rendre visite de temps à autre (et je regrette maintenant que ce n’était pas plus souvent), vous m’avez montré une vieille bibliothèque dans votre maison paternelle, où vous gardiez des carnets et des livres de vos élèves avant le séisme, que vous aviez retrouvés en fouillant dans les ruines de l’école. Dire que j’étais troublée ne veut rien dire, une fois de plus…

Pourquoi vous les aviez gardés pleins de cette terre des ruines, de la tragédie ? Je n’ai pas osé vous le demander.

 

Cher Ynker Pachayan, mon cher Ami Pachayan,

Vous avez beaucoup souffert, mais vous n’êtes pas le symbole de l’homme souffrant. Heureusement !

Vous êtes le symbole de la renaissance de ma ville,

celui de la renaissance de mon Gumri,

celui de la renaissance de nos familles,

celui de la renaissance de l’Arménie !

 

Refus !

Je refuse, et avec moi toute personne qui vous connaît, même épisodiquement, refuse de dire et de penser que vous n’êtes plus là, sur cette terre.

Vous êtes là, avec nous, en nous, et partout dans notre ville.

Aujourd’hui, dans ce deuil qui est le mien et celui de tous vos élèves, le moindre retour qu’on peut faire c’est d’ériger un monument pour vous … ce sera fait, je vous le promets !

Les légendes vivent dans l’éternité !

Avec beaucoup d’amour,

Toujours votre « dzag jan »,

Lusiné Abgarian