« Par le sang et les pleurs »

Arménie francophone
02.12.2020

Le Professeur Bertrand Venard a pris la fonction du Recteur de l’Université française en Arménie le 20 septembre 2020, juste avant le déclenchement de la guerre dans le Haut-Karabakh. Dans cette guerre, l’UFAR a perdu plusieurs de ses jeunes étudiants. Dans ces circonstances particulières, le Prof. Venard a rendu visite aux familles des 4 étudiants ; il partage dans le texte suivant ses émotions et son vécu après ces visites.

Par Prof. Bertrand Venard, Recteur de l’UFAR

La guerre a laissé une myriade d’arméniens gisants sur un champ de bataille millénaire, leur sang éclaboussant le sol du Haut-Karabagh. Une fois les canons silencieux, les lamentations ont surgi au loin au sein des familles meurtries. Parmi elles, quatre familles de jeunes de l’UFAR morts au combat. Après la stupeur des décès, la haine a surgi, suivie par une immense tristesse. Il n’y a pas un jour sans que la communauté UFAR pense à David, Pargev, Artak et Shant. En tant que Recteur de l’Université française en Arménie, j’ai rendu visite aux parents endeuillés.

C’était un jour qui ne pouvait être que glacial et le vent du matin semblait m’inviter déjà au recueillement. Une façade bétonnée et défraîchie, un escalier précaire, des visages surgissant dans les couloirs et ce froid qui pénètre mes vêtements laissent planer un goût de désolation. J’imagine que David jouait et courrait dans ce dédale. Je m’arrête quelques instants et j’imagine son rire devant son ballon qui dévale les marches vers le bas. Mais déjà, je suis face à une porte s’ouvrant sur ses parents. A peine entré, j’aperçois un autel recouvert du drapeau arménien, des fleurs blanches, deux bougies scintillantes, voici le trône d’où émerge le visage de David. Après des mots d’accueil, ses parents me racontent leur fils, ce jeune brillant, destiné à un avenir radieux. La peine est infinie, les larmes jaillissent au coin des yeux. David revit un peu dans leur récit. L’un après l’autre son papa et sa maman dépeignent par des touches délicates le portrait en raccourci de leur cher disparu. Je suis frappé par son courage, car alors qu’il était dans un poste préservé, il demanda à s’exposer en première ligne pour finalement y trouver la mort. C’était le 22 octobre 2020.

Il faut maintenant errer pour trouver la demeure d’Artak. La porte métallique s’ouvre péniblement dans un bruit sinistre. Me voici dans un logis qui semble vouloir vaciller à la moindre bourrasque. Une immense photo du jeune étudiant de l’UFAR en treillis militaire domine par sa taille toute la pièce. Son visage grandeur nature est accompagné de multiples facettes de lui-même: Artak bébé, Artak en costume de marin, Artak rieur, Artak amoureux, autant d’expressions qui semblent défier son trépas. Ses parents me retracent sa vie éteinte un jour de l’automne 2020. Leur fils unique avait choisi la France pour recevoir une formation de juriste et devenir policier à Interpol. Âgé de 19 ans, son rêve s’est brisé lors d’une attaque chimique aussi traite que soudaine. En regardant autour de moi, je vois bien que ses parents ont déjà eu dans le passé de nombreuses épreuves. Cette dernière est une cruauté de plus dans une vie particulièrement éprouvante. Cette famille arménienne abandonnée à sa douleur se raccroche à l’image d’un ange ailé, offerte à la naissance d’Artak. Dans un léger souffle, sa maman courbée sous le poids d’un chagrin accablant me murmure : « vous ne trouvez pas que cet ange lui ressemble ? »

C’en est trop. Je m’enfuis presque de ce lieu, car je vais pleurer mon chagrin devant une telle injustice. Je pense aux multiples génocides dont l’unique objet était de détruire ce peuple accroché à sa terre.

Il fait nuit et froid. Impossible de trouver le chemin de l’appartement de Pargev. Les façades  rugueuses de béton brut donnent à l’immeuble des allures de forteresse abandonnée. Dans l’obscurité, je manque de m’affaler. Une porte ouverte et deux minuscules grand-mères surprises de me voir m’accueillent avec la tendresse qu’elles devaient donner à leur petit-fils. Le père et la mère absents sont retournés en Russie. Le portrait d’un jeune intrépide et jovial se dessine peu à peu. Durant leur récit, je sors soudain le diplôme rouge de l’UFAR qui devait lui être remis. Une stupeur pénètre ces petites vieilles et le chagrin les submerge, les pleurs coulent entre les rides : « mon Pargev, mon amour, mon petit ». Elles caressent le diplôme comme s’il s’agissait de son visage. Elles baissent les yeux pour cacher leurs peines inexorables. La guerre semble bien proche quand on la voit au travers des yeux de parents attristés.

Durant leur récit, je sors soudain le diplôme rouge de l’UFAR qui devait lui être remis.

Changement de lieu et de temps. Une façade anonyme et grise comme il en existe des milliers à Erevan. Avant de rentrer chez les parents de Shant, je pense à sa cérémonie funèbre. Une personne était affalée sur le corps de Shant, gisant raide dans son cercueil ouvert. Elle lui disait des mots de tendresse et le touchait comme pour le réveiller de son dernier sommeil. Elle lui parlait encore et encore. Mais il était anéanti encore et toujours. Terrible image de chagrin. J’essaie de rédiger dans mon esprit son épitaphe. Ci-gît, Shant Navoyan (2001-2020), jeune intellectuel, fin et lucide, étudiant à l’UFAR qui donna sa vie pour sa patrie.

Je reconnais son père et sa mère. Je les serre contre moi. Ils me retracent la vie de leur Shant, avec des détails anodins, mais qui le rendent presque vivant. Il est parti à la guerre en septembre avec curieusement sur lui un minuscule morceau du calendrier du mois d’octobre, seulement du mois d’octobre. Chaque jour, il faisait une croix anodine pour montrer le jour gagné sur sa propre destruction. Je regarde les neuf croix chétives. Le nombre dix reste vierge : le jour de son décès, le premier mort de l’UFAR. Sa maman sort le carnet de son fils et le pose sur la table. Je le prends délicatement avec le souci que l’on donne à une relique précieuse. Ces derniers écrits. Je tourne les pages, de fugaces croquis, une écriture fine et bleutée, des mots s’ajoutent à la hâte, des dates. Je ne peux plus retenir mes larmes et je baisse la tête, je mets ma tête dans mes mains qui devient trop lourde à porter. J’entends sa maman murmurer les dernières paroles écrites par son Shant. Elle n’a pas besoin de les lire. Elle les connaît par cœur : « nous nous partageons nos dernières balles. Au moins une pour chacun, car nous voulons tous mourir en terre arménienne ».