Le Sillon, un roman dont Hrant Dink est le héros

Diasporas
17.01.2019

Il y a douze ans, le 19 janvier 2007, Hrant Dink, figure de proue de la communauté arménienne de Turquie, était assassiné par un jeune nationaliste turc devant le siège de son journal Agos. En récompensant le roman de Valérie Manteau Le Sillon paru en 2018, le prestigieux prix littéraire Renaudot contribue à faire découvrir le destin du journaliste arménien aux lecteurs français. 

Par Anne-Marie Mouradian

Agos, expliquait Hrant Dink, est un terme autrefois utilisé par les paysans arméniens et turcs d’Anatolie pour désigner la tranchée que creuse la charrue dans la terre, là où on jette les graines qui donneront des fruits. Sa traduction française, Le sillon, a fourni le titre du deuxième ouvrage de Valérie Manteau. La figure charismatique de Hrant Dink y est omniprésente. Que reste-t-il aujourd’hui du combat de cet homme, de son idéal de paix et de réconciliation entre les peuples? interroge la jeune romancière française. 

Elle a découvert l’histoire de Hrant Dink sur le tard, en lisant le livre Parce qu’ils sont Arméniens de la militante et écrivain turque exilée en France Pinar Selek. C’est juste après l’attentat terroriste de janvier 2015, à Paris, qui a tué ses compagnons de Charlie Hebdo, journal satirique auquel elle avait collaboré. Peu après, elle quitte la France pour s’installer un temps à Istanbul, cité où elle aime errer et où elle retrouve un homme qu’elle croit aimer. 

Le Sillon oscille entre journal intime et reportage. Valérie Manteau suit les traces de Hrant Dink inculpé d’insulte à l’identité turque, traîné de procès en procès dans l’indifférence générale pour avoir osé écrire sur le génocide de 1915 et dénoncer les stéréotypes racistes, dégradants, insultants à l’encontre des Arméniens, tout en  prônant le dialogue entre Turcs et Arméniens avec son irréductible optimisme de la volonté. Ses « incantations sur le vivre ensemble me font l’effet d’une recette spectaculairement ratée » écrit Valérie Manteau.

«Agos, expliquait Hrant Dink, est un terme autrefois utilisé par les paysans arméniens et turcs d’Anatolie pour désigner la tranchée que creuse la charrue dans la terre, là où on jette les graines qui donneront des fruits. Sa traduction française, Le sillon, a fourni le titre du deuxième ouvrage de Valérie Manteau. »

Elle précise par ailleurs: « Dans le livre, je parle beaucoup de la minorité arménienne en Turquie et en en parlant côté français, avec les Arméniens de Marseille, je me suis rendue compte des très grandes différences de la perception qu'ils ont de leur propre histoire. C'est pour cela que le livre se voulait très "vu de l'intérieur" de la Turquie et du point de vue des Arméniens de Turquie ».  

Comme elle, son héroïne est une trentenaire française qui vit une liaison vacillante avec un Turc vite dépassé par ses questions et qui trouve absurde sa quête d’une histoire qui lui est étrangère, celle d’un Arménien dont elle n’arrive même pas à prononcer correctement le nom He-rantt. 

Dans une Turquie écrasée par une chape de plomb de plus en plus lourde, il est risqué de se pencher sur un cas comme Hrant Dink. Peu importe. Valérie Manteau vit la montée de l’insécurité et des intégrismes, révoltée par le climat de terreur, de haine et persécution que subissent ses amis, artistes et intellectuels. Parmi eux, l’écrivain Asli Erdogan, tout juste sortie de prison, avait été l’un des rares soutiens du journaliste avant sa mort. Pourquoi les dizaines de milliers de personnes qui suivirent son cercueil avec des pancartes proclamant « nous sommes tous Hrant, nous sommes tous arméniens » n’avaient-elles pas bougé quand il était la cible de rageuses campagnes de haine ? - interroge-t-elle.

« Comment expliquez-vous que le nom de Charlie Hebdo parle au monde entier et pas celui de Hrant Dink, qui a pourtant aussi payé le lourd tribut de la liberté d’expression ? »

La romancière apparaît selon le quotidien français Libération, « tour à tour attachante et insupportable, naïve et courageuse. » Valérie Manteau qui avoue parfois être « à côté de la plaque », se révèle plus fine que bien des observateurs occidentaux. Elle souligne aussi la part de grotesque, d’irrationnel, d’humour qui accompagne les moments les plus dramatiques de la vie. « Cet humour noir aide beaucoup » confesse l’ancienne de Charlie Hebdo. 

« Comment expliquez-vous que le nom de Charlie Hebdo parle au monde entier et pas celui de Hrant Dink, qui a pourtant aussi payé le lourd tribut de la liberté d’expression ? » lui demande une journaliste parisienne. 

Cela fait partie des questions qui l’ont hantée, confie-t-elle. « Je pense que c’est lié à plusieurs choses. La France est le symbole du pays des Droits de l’homme dans le monde. Quand quelque chose arrive en France, cela a un écho dix fois plus puissant qu’ailleurs. Il y a aussi le fait qu’en France, on est énormément autocentré. Qu’un Arménien se fasse tuer en Turquie, cela nous a moins choqués que des dessinateurs qui se font assassiner à Paris. Je suis bien consciente qu’on ne porte pas le deuil de tous les attentats dans le monde. Je ne fais pas de leçon. Mais je pose la question. »

Le livre n’est pas une enquête à proprement parler. « Je n’apporte rien de nouveau à sa biographie. Mais en France, personne ne connaît Hrant Dink, à part les Arméniens » explique Valérie Manteau.  

Le Sillon devrait contribuer à mieux le faire connaître. Bien accueilli par la critique après sa parution fin août 2018 à la petite maison d’éditions Le Tripode, le roman n'était toutefois vendu qu’à 6 000 exemplaires jusqu’à ce qu’il soit couronné, en novembre dernier, du prestigieux prix littéraire Renaudot. Une récompense qui a créé la surprise et a fait bondir sa publication en quelques semaines à 85 000 exemplaires déjà, début décembre. 

Outre la reconnaissance, les prix littéraires en France sont, en règle générale, l'assurance d'un succès en librairies. Un Goncourt s'écoule en moyenne à plus de 400.000 exemplaires, le Renaudot à plus de 250.000, devant le Femina (60.000 exemplaires) et le Médicis (45.000)...