L’Arménie, pays interculturel ?

L'édito du mois kasa
20.04.2020

Se promener dans les rues bigarrées de Erevan est un vrai plaisir pour les yeux: jeunes femmes à talons en tenue légère ou sportives en baskets, jeunes gens avec des chemises multicolores, pères portant leur bébé à l’africaine, et surtout ressortissants de tous pays: étudiants indiens, réfugiés syriens mais aussi africains ou afghans, commerçants chinois, constructeurs italiens, et, bien sûr, touristes des quatre coins du monde. Qu’on est loin des années 90 où ne déambulaient que des ombres noires et tristes au regard grave! Des restaurants exotiques s’ouvrent régulièrement, les grandes surfaces les plus luxueuses proposent des produits de partout, de nouvelles façons de vivre, de manger, de penser viennent bousculer le train-train quotidien, l’économie propose, voire impose des modèles inédits. 

Monique Bondolfi-Masraff, présidente de KASA, Lausanne-CH

Mais la réalité est tout autre dans les campagnes, dont beaucoup n’ont guère bougé depuis l’époque soviétique, sinon pour se dépeupler, et qui adoptent une position surtout défensive et de survie face aux changements. D’aucuns par ailleurs,  même en ville, s’inquiètent: l’Arménie perdrait-elle ses traditions qui ont façonné son identité, voire lui ont permis de résister de l’intérieur à toutes les attaques? Et le coronavirus ne vient-il pas nous rappeler que la circulation des biens peut aussi entraîner celle de maints maux?

Si le débat n’est pas neuf, il est sans doute nouveau en Arménie, comme dans la plupart des pays ex-soviétiques, et ce d’autant que l’Arménie passait pour un pays extrêmement homogène, en termes de langue, de race, de religion. Décidé à  résister à ce que d’aucuns considèrent comme une dangereuse déferlante venue de l’étranger.

De l’Europe qui ferme ses portes aux migrants et voit monter les populismes aux USA qui construisent un mur avec le Mexique, et des pays voisins qui imposent une culture unique, la problématique est mondiale: comment l’Arménie va-t-elle l’appréhender?

Le philosophe Bergson, il y a un siècle, opposait morale close et morale ouverte. Morale close, crispée sur l‘opposition entre le bien et le mal, le blanc et le noir, nous -  les bons - et les autres - l’étranger, sous toutes les formes (à entendre aussi tous ceux qui ne participent plus ou pas immédiatement à la prospérité économique -  handicapés, vieillards, voire femmes…).

Morale ouverte, focalisée sur la conscience qui, au nom du cœur plutôt que des principes, sait repérer la richesse du vis-à-vis, quel qu’il soit. L’autre, c’est celui qui m’enrichit, m’interpelle, me fait sortir de mon ghetto et de mes petites habitudes. Celui qui m’ouvre à plus vaste, me fait bouger. Et qui, paradoxalement, me fait réaliser les richesses de ma propre culture. Ainsi c’est lors d’un séjour à Paris que l’écrivain suisse Ramuz prit conscience de son identité helvétique et de l’intime nécessité de l’exprimer en faisant parler le petit peuple.

Avoir peur de l’autre, l’étranger, c’est au fond reconnaître sa propre faiblesse. Si je suis bien dans ma peau je suis à la fois capable de repérer ce qui me paraît essentiel et d’accueillir avec humour et amour des approches différentes. Et cela m’oblige aussi à opérer un tri pour justifier mes positions: est-ce que je ne confonds pas habitudes stéréotypées - on a toujours fait comme ça - et traditions signifiantes? Le  souci des apparences et la quête de l’essentiel? 

Cela demande du temps - un apprivoisement dirait la rose du Petit Prince.

Un apprivoisement pour comprendre en profondeur ce qui motive mon vis-à-vis - ou suscite mes réactions - afin de dépasser mes premières impressions. Pour ne pas chercher à assimiler mais à créer des ponts de fraternité. Pour passer d’une approche statique - c’est toi ou moi - à une visée dynamique: toi et moi ensemble, chacun fort de sa réalité, pouvons faire des merveilles. La vraie interculturalité élargit en récusant tout réductionnisme, et chacun en sort à la fois plus conscient de ses valeurs et plus émerveillé de la richesse de l’autre.

Bref les Arméniens ne doivent pas craindre de perdre leur identité dans la mesure où ils choisissent de préserver ce qui en vaut vraiment la peine, quitte à laisser tomber certaines pratiques superficielles… Et ils peuvent se rappeler avec fierté qu’ils portent de toujours dans leurs gênes une grande capacité à réaliser des ponts, entre Occident et Orient, Russie et Iran, et bien plus encore… Ne sont-ils pas le peuple des saints traducteurs?