La poésie et le courage d'inventer un autre monde

L'édito du mois kasa
22.05.2020

«La poésie est le lieu où se forge et se reforge la langue, celui des inventions.»

Jean-Pierre Siméon 

Par ​Isabelle Zoulalian-Patouillot, lectrice bénévole du programme «Lire et Faire Lire». 

J’ai commencé à découvrir l’Arménie à l’occasion de plusieurs séjours depuis 2015. Mon époux est d’origine arménienne, et nous avons partagé ensemble ces voyages, avec souvent beaucoup d’émotion. Ils ont été l’occasion de découvrir cette jeune république du Caucase, ses paysages splendides, sa population fière et généreuse, sa culture, ses problèmes économiques et les événements politiques de 2018.

Sur place nous avons noué des liens forts avec la Fondation Humanitaire Suisse KASA, dont les principes et la philosophie nous ont convaincus. Nous avons décidé de la soutenir à la mesure de nos moyens. C’est ainsi qu’une collaboration s’est construite avec les équipes de KASA à Erevan et en particulier à Gyumri sous la houlette de Anna Unupoghlyan pour la mise en place d’ateliers dans le cadre de la Francophonie au printemps 2018, puis à celui 2019.

J’ai souhaité partager mon goût pour la poésie. Avec la participation en amont des professeurs de français de différentes écoles, l’animation d’ateliers que nous avons proposée a été la possibilité pour les enfants, outre l’écoute d’une lecture à voix haute, de se questionner sur «c’est quoi la poésie?», d’apporter des réponses riches et profondes et d’interpréter de manière théâtralisée, collectivement et individuellement, les poèmes qu’ils avaient choisis.

C’est en particulier sur le thème de la nature et de sa protection que nous avions proposé en avril 2019 de participer à l’animation de l’Éco-Semaine organisée par l’équipe de KASA à Gyumri lors des Journées de la Francophonie. La poésie nous avait alors offert un large éventail de textes permettant à chacun de s’exprimer. 

Notre souhait le plus cher était de revenir en cette année 2020 pour le cinquantenaire de la Francophonie.

Et comme en cette année 2020, «Le Printemps des Poètes» en France devait se dérouler sur le thème du Courage, nous étions impatients de partager cette thématique avec nos amis arméniens francophones.

Mais la pandémie nous a dépassés. La pandémie «maladie qui touche le peuple tout entier», maladie qui aujourd’hui concerne tous les humains de la planète, notre planète-terre, dont la préservation est une priorité.

Spontanément, nous avions associé la poésie à la célébration de la nature, de la beauté, ou bien à une forme de lyrisme privilégiant l'expression des sentiments, l'amour, ou la douleur du temps qui passe… Aussi, associer la poésie et le courage nous semblait peut-être inhabituel.

Et pourtant il a fallu souvent du courage aux poètes de l’Antiquité comme à ceux de notre époque contemporaine pour porter haut et fort leur parole au risque de la persécution, souvent de l’exil, voire de l’emprisonnement, moins pour leur talent que pour leurs idées. Les poètes ne sont pas seulement des doux rêveurs. Dans un monde sans certitude, aux lendemains menaçants, si la poésie d’aujourd’hui est souvent l’expression d’une inquiétude, elle est aussi et surtout une volonté tenace, farouche de ne pas en rester là, de chercher une issue: le poète ne baisse pas les bras, il cherche la voie de l’apaisement. Il nous offre une réflexion profonde sur la situation de l’homme contemporain. S’il ne prétend pas détenir la solution, son courage est de chercher des raisons d’espérer, de donner à voir des petites lumières qui nous montrent que tout n’est pas perdu.

Et il en faut du courage pour transformer la souffrance en poésie et provoquer en nous des émotions fortes et justes, susciter des correspondances, éveiller une musique, un rythme. Et témoigner de l’indicible, comme les poètes arméniens de l’après-génocide.

Rouben Sevag résumait ainsi cette mission:  «Le poète chantera dans la lumière ou les ténèbres». 

En 1945, Paul Eluard faisait ainsi l’éloge funèbre de son ami Robert Desnos: «La poésie de Desnos, c’est la poésie du courage. Il a toutes les audaces possibles de pensée et d’expression. Il va vers l’amour, vers la vie, vers la mort sans jamais douter. Il parle, il chante très haut, sans embarras».

Et à une autre époque, Victor Hugo écrivait: «Le poète en des jours impies (…) doit (…) faire flamboyer l’avenir.» Et puis voilà: «Nous arrivons au bout d'un chemin, nos habitudes nous lâchent la main, nous arrivons ensemble, à ce moment qui ne ressemble à aucun autre jour» (extrait chanson inédite de La Grande Sophie).

Nous sommes tous confinés; les villes, les villages, les plages, les forêts, les sentiers de montagne sont déserts. Nous voilà ramenés à nous-mêmes, à l’intérieur, de nos maisons, de nos appartements, de nos abris, grands ou petits, riches ou modestes, parfois très précaires. Lorsque nous en ressortirons, il faudra savoir si nous choisissons la continuité ou si nous voulons changer de civilisation. Il faudra se mettre en chantier pour décider ensemble du futur que nous souhaitons. 

Ce passage obligé vers l’intérieur, le retour à soi, au sens de nos vies, est peut-être bien une belle opportunité d’y réfléchir dès maintenant.

La poésie sous toutes ses formes est la possibilité d’exprimer ce que nous ressentons aujourd’hui  et nos désirs les plus enfouis. Alors appel à tous et à toutes: faisons éclore ce printemps inédit par nos mots vivants, chantés, rythmés, chuchotés ou gueulés, clamons l’amour, la fraternité et la beauté du monde, de toutes les manières depuis nos fenêtres ou sur nos écrans, en musique ou en couleurs. Que notre poésie soit un acte de joie pure, un acte de liberté. Que nos voix soutiennent tous les engagements courageux des grands, des petits, à rester chez soi pour protéger les autres et se protéger, à rester néanmoins solidaires et en lien; que nos voix soutiennent en particulier les soignants et tous ceux qui contribuent à la continuité des liens sociaux indispensables à une vie démocratique.

Que nos voix portent dans leur éclat le courage d’inventer un autre monde!

 
Ne baisse pas les bras,

ils sont faits pour voler.

Laisse tes pieds partir,

ils sont faits pour chercher.

Laisse ta voix plus haut,

La chanson va passer.

Doucement, sois au monde.

Tu quittes ton écran,

tu vas où sont les autres,

tu es déçu parfois,

tu dis : «Les bras m’en tombent.»

Ne baisse pas les bras,

Ils sont faits pour voler.

Laisse tes pieds partir,

Ils sont faits pour chercher.

Laisse ta voix plus haut,

La chanson va passer.

Ardemment, sois au monde.

Carl Norac, Le livre des beautés minuscules, Éditions Rue du Monde, 2018.