Jonathan Lacôte, ambassadeur sortant de France en Arménie : « 2,5 millions de personnes unies et déterminées peuvent faire des miracles »

Opinions
17.09.2021

L'ambassadeur de France en Arménie, Jonathan Lacôte, vient d'achever sa mission diplomatique dans le pays. Avant son départ, le journal arménien Hetq s'est entretenu avec M. Lacôte de la question de l'Artsakh, des relations franco-arméniennes et de son expérience en Arménie.

 

Monsieur l'Ambassadeur, le 2 septembre a marqué le 30e anniversaire de la déclaration d'indépendance de l'Artsakh. Depuis trois décennies, le peuple d'Artsakh se bat pour l'autodétermination, pour son droit de vivre sur cette terre. Dans votre dernière interview, vous avez dit que la France est un pays qui se bat pour le droit de ses habitants à rester sur leur terre. Quelle est la position de la France sur l'Artsakh ?

Nous devons affirmer que des mois après la guerre de 44 jours, la question du Karabakh reste ouverte. La guerre n'a apporté aucune solution. La guerre a montré qu'il existe une menace existentielle pour les Arméniens vivant au Karabakh. Nous vivons au 21e siècle, et au 21e siècle, nous ne pouvons pas accepter que des gens ne puissent pas vivre dans leur propre maison. Nous ne pouvons pas admettre qu'ils soient confrontés à des problèmes tels que la guerre ou la déportation. L'objectif devrait être de reprendre les négociations et d'assurer la sécurité de la population du Karabakh. La déclaration du 9 novembre est un grand pas en avant, car elle a permis d'instaurer un cessez-le-feu, mais la question du statut reste ouverte. La priorité de la France est de créer les conditions de la reprise des négociations entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Le rôle du Groupe de Minsk est plus important aujourd'hui que jamais. Notre mission est de protéger la population du Karabakh.

 

L’Azerbaïdjan considère que la question du Karabakh est résolue et souligne que le Groupe de Minsk est resté inefficace pendant trente ans. Les coprésidents ont-ils une influence sur l’Azerbaïdjan ? Est-il possible de restaurer l’activité du Groupe de Minsk ?

La réalité est que seul le Groupe de Minsk a le mandat de discuter du statut du Karabakh. Nous pouvons espérer que le conflit a été résolu, mais la question de la sécurité des personnes qui y vivent n'a pas été réglée. Aucune autre organisation internationale n'y est représentée, à l'exception du Comité international de la Croix-Rouge. Seul le corridor de Lachin permet une connexion entre l'Arménie et le Karabakh. Nous avons une population bloquée dans cette région. Tout cela prouve une fois de plus la nécessité de reprendre les négociations. Les coprésidents en ont parlé à plusieurs reprises après la déclaration du 9 novembre, soulignant que cette nécessité est due non seulement à la situation du conflit du Haut-Karabakh, mais aussi à plusieurs événements survenus après cette déclaration.

 

L'Azerbaïdjan ne rapatrie pas les prisonniers de guerre arméniens et ne remplit pas ses obligations au titre de la déclaration trilatérale. Dans le même temps, les États-Unis, la France et la Russie parlent de coopération régionale et de déblocage des voies de transport. Dans ce contexte, cela peut-il se produire ?

Nous sommes coincés sur certaines questions. Nous sommes dans l'impasse sur la question des prisonniers, sur la question des canaux de communication. Aucune discussion, aucune négociation n'est en cours sur la question du Karabakh. Nous voyons que ce statu quo est dangereux. Après l'annonce du 9 novembre, nous avons été confrontés à d'autres problèmes, notamment sur le territoire de l'Arménie, à la frontière entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. La priorité est la reprise des pourparlers entre Erevan et Bakou sous la coprésidence du Groupe de Minsk. Les parties en conflit doivent décider elles-mêmes des questions prioritaires qu'elles discuteront.

 

Y a-t-il des progrès à cet égard ?

Je pense que nous arrivons à un point où chacune des parties est intéressée par la reprise des négociations. En tout cas, il y a eu des déclarations de l'Arménie au niveau du Premier ministre et du ministre des Affaires étrangères, que nous avons saluées.

 

Voyez-vous la même tendance de la part de Bakou ?

Je ne suis pas l'ambassadeur de France en Azerbaïdjan.

 

Vous avez dit que le rôle de la France est de prévenir un nouveau conflit et d'accompagner l'Arménie dans le processus politique de paix. Mais nous constatons que les deux pays, l'Azerbaïdjan et l'Arménie, acquièrent de nouvelles armes. On pense qu'ils se préparent à une nouvelle guerre. Que pouvez-vous dire à ce sujet ?

Je pense qu'il serait naïf de penser qu'il n'y a pas de risque de conflit dans cette région, qu'un nouveau conflit n'est pas possible. Cependant, notre rôle ne devrait pas être de préparer les parties ou de soutenir l'une d'entre elles en cas de nouveau conflit, mais de tout faire pour éviter un nouveau conflit.

 

Y a-t-il une concurrence entre superpuissances dans le Caucase ?

La coopération entre la Russie, les États-Unis et la France offre une grande opportunité pour le Caucase du Sud. Les difficultés qui existent dans les relations entre la Russie et l'Occident n'existent pas dans le cas de la question du Karabakh. Les présidents Macron et Poutine ont souvent des conversations téléphoniques sur plusieurs questions controversées, mais il existe un terrain d'entente sur la question du Karabakh.

 

L'utilisation de drones turcs a été cruciale dans le résultat de la guerre de l'Artsakh. De nombreuses pièces des drones Bayraktar sont fournies par des entreprises américaines, canadiennes et européennes, y compris des entreprises françaises. Certains d'entre eux ont revu leurs contrats de fourniture à la Turquie après la guerre. La France fait-elle de même ?

La France est l'un des rares pays à avoir imposé un embargo à la Turquie en 2019 après les actions de la Syrie.

 

Vous avez souligné à plusieurs reprises l'importance de protéger le patrimoine culturel et spirituel arménien dans les territoires perdus de l'Artsakh. La visite de la mission de l'UNESCO est considérée comme un mécanisme, mais l'Azerbaïdjan n'a pas autorisé une telle mission. Y a-t-il des progrès dans ce sens ?

Immédiatement après la signature de la déclaration du 9 novembre, la protection du patrimoine culturel et spirituel du Haut-Karabakh et des régions avoisinantes a été l'une de nos priorités, notamment parce que cette question n'est pas mentionnée dans la déclaration tripartite. Bien entendu, la protection de ce patrimoine n'est pas assurée par une, mais par plusieurs missions de l'UNESCO. Ces missions doivent pouvoir se rendre dans des lieux menacés. L'UNESCO est un organisme distinct, mais l'Arménie et la France ont établi une coopération bilatérale en matière de préservation du patrimoine culturel pour permettre à l'Arménie d'inventorier son patrimoine, tout en organisant des cours de formation pour les conservateurs. Nous certifions par la présente que le patrimoine culturel de l'Arménie fait partie du patrimoine universel, de sorte que cette fois-ci, tout est accompli mieux qu'en 2006, lorsque les khachkars arméniens ont été détruites à Julfa, et mieux que pendant la première guerre du Karabakh. Ceci est valable pour tous les patrimoines. La particularité du patrimoine culturel arménien est qu'il s'agit souvent de petits éléments sous la forme de croix et d'inscriptions en pierre fragiles. La préservation de ce patrimoine ne se limite pas à son existence physique, mais à la préservation de l'identité. Nous devons être très vigilants pour qu'il n'y ait pas de réévaluation de ce patrimoine dans le contexte politique.

Nous devons espérer que la mission de l'UNESCO se rendra au Karabakh dès que possible.

 

Vous terminez votre mission diplomatique en Arménie. Pouvez-vous résumer les progrès enregistrés dans les relations arméno-françaises pendant votre mandat et les questions qui restent ouvertes ? Dans quels domaines cette coopération doit-elle être améliorée ?

Indépendamment de ma mission en Arménie, les relations franco-arméniennes sont aujourd'hui à leur plus haut niveau, mais elles ont un grand potentiel de développement. Ces dernières années, nous avons renforcé notre coopération en matière de programmes éducatifs. Nous avons une nouvelle école française, qui compte des départements arméniens et français. Nous avons développé l'Université française, qui compte cinq facultés, dont l'informatique et les mathématiques appliquées. L'Arménie est l'un des rares pays au monde où la France peut offrir un programme éducatif de la maternelle au troisième cycle. En même temps, nous voulions développer l'enseignement du français dans les institutions éducatives arméniennes. Lorsque je suis arrivé, il n'y avait que quatre écoles en Arménie où le français était enseigné de manière approfondie. Aujourd'hui, nous avons 18 écoles, et elles couvrent toute la zone géographique de l'Arménie : Gumri, Vanadzor, Idjevan, Etchmiadzine, Yeghegnadzor, Goris, Spitak. Cette année, nous avons commencé la mise en œuvre de ce programme dans les écoles secondaires grâce à un accord signé avec le ministère de l'Éducation et des Sciences il y a une semaine.

Cependant, il y a des domaines sur lesquels l'ambassadeur qui me remplacera va travailler, comme l'ouverture de l'Institut français au Centre Aznavour et le déménagement de l'Université française dans un nouveau bâtiment. Bien évidemment, chaque ambassadeur vient avec ses propres pensées, ses propres programmes, et bien sûr, il y aura de nouveaux domaines de coopération.

 

Voyez-vous les bénéfices de la contribution de la France au système éducatif, les résultats dans la vie sociale et politique de l'Arménie ?

Bien sûr. Nous le voyons à travers les étudiants de l'Université française, dont les diplômés occupent des postes dans diverses entreprises et structures administratives.

 

Vous êtes très connu sur les réseaux sociaux. Avec vos notes et vos photos, vous faites souvent connaître la culture et l'architecture de l'Arménie. Vous êtes considéré comme un véritable ami de l'Arménie. Les médias sociaux vous aident-ils en diplomatie ? Les émotions ont-elles leur place dans la diplomatie ?

Bien sûr, cela découle de la dualité des réseaux sociaux. J'agis en tant qu'individu sur les réseaux sociaux, mais je suis en même temps un ambassadeur. J'y présente mes trouvailles. En même temps, j'utilise ces plateformes pour envoyer des messages spéciaux. Lorsqu'il y a eu des affrontements à Yeraskh en juillet, j'ai découvert que beaucoup étaient réveillés à trois heures du matin.  Je voulais dire à ces gens que je suis dans la même situation, que lorsque la situation s'aggrave à 60 km d'Erevan, les gens d'Erevan ne peuvent pas dormir. J'ai vécu en Arménie et avec des Arméniens pendant quatre ans. Le rôle de l'ambassadeur est de refléter aux autorités et à la société de son pays la réalité du pays où il vit. Dans cette publication, beaucoup ont vu un soutien à l'Arménie. Mais mon objectif était de représenter la France et de faire en sorte que la France réponde aux attentes de la société arménienne.

 

Comment voyiez-vous l'Arménie lorsque vous êtes arrivé en 2017, et comment est-elle maintenant que vous la quittez ?

Lorsque je suis arrivé en Arménie en 2017, les premières personnes que j'ai rencontrées m'ont laissé une impression surprenante. Ils disaient qu'il ne fallait pas avoir d'attentes dans la sphère politique, mais quelques mois plus tard, la révolution a eu lieu. Ces quatre années ont été très riches. Il y a eu des événements heureux, comme la révolution et le sommet de la Francophonie, ainsi que des événements tragiques, comme l'épidémie, qui a fortement touché l'Arménie et a donné l'impression que l'Arménie était davantage assiégée, et, bien sûr, la guerre. C'est toujours un plaisir pour moi de me souvenir de 2018, que je qualifie d'année heureuse pour l'Arménie. Il est important pour les Arméniens de se rappeler qu'ils ne sont pas condamnés à la misère. Il y a eu des périodes heureuses. Il y a eu des périodes d'unité nationale. Il y a eu aussi des années de grands succès.

 

Vous parlez de nombreuses langues. Vous avez également commencé à étudier l'arménien en Arménie. Où allez-vous utiliser la langue arménienne après avoir quitté le poste d'ambassadeur ?

Je n'ai pas fait de progrès significatifs au cours de ces quatre années. Mais ce que je sais, j'aimerais le préserver et le développer, tout simplement parce que l'Arménie n'est pas un pays que l'on quitte définitivement. Je voudrais préserver tout ce que j'ai appris pendant mon séjour en Arménie.

 

La France envoie une femme pour vous remplacer. Dans la société patriarcale de l'Arménie, où il y a peu de femmes au parlement et au gouvernement, sera-t-il facile pour une femme ambassadeur de mener à bien sa mission ?

Les Arméniens doivent s'habituer à travailler avec une femme ambassadeur. Chaque ambassadeur vient avec ses propres idées et son expérience. Chaque nouvel ambassadeur est une nouvelle opportunité pour les relations bilatérales. La question ne devrait pas être de savoir s'il s'agit d'une femme ou d'un homme ambassadeur, mais quelle expérience et quels projets cette personne apporte.

 

Y a-t-il quelque chose en Arménie qui va vous manquer ?

Avant de partir, je suis de plus en plus convaincu que je ne quitterai pas définitivement l'Arménie, que je reviendrai en tant qu'individu.  Je ne dis pas au revoir aux gens mais à bientôt. Parce que lorsque vous quittez un pays, les gens vous manquent, et rien ne vous empêche de revoir les gens que vous connaissez.

 

Officiellement, vous ne pouviez pas visiter l'Artsakh. Lorsque vous aurez terminé votre mission diplomatique, vous rendrez-vous en tant que "simple citoyen" français ? Avez-vous un tel souhait ?

J'aimerais surtout visiter un Karabakh pacifique. Un Karabakh dont la population vit en sécurité et où ma visite ne fera pas l'objet de manipulations politiques.

 

Quel est votre dernier vœux au peuple arménien ?

Tout d'abord, je voudrais souhaiter que tous les Arméniens aient confiance en leur force. 2,5 millions de personnes unies et déterminées peuvent faire des miracles. Il ne faut pas tout attendre de l'extérieur. En même temps, il ne faut pas tout attendre du gouvernement. Vous devez compter sur vous-mêmes et préserver l'unité nationale. L'Arménie va célébrer le 30e anniversaire de son indépendance, je pense que nous devrions passer l'examen de ces trente années et essayer d'élaborer un programme pour les trente prochaines.

 

Source:  Liana Sayadian (hetq.am)  https://hetq.am/hy/article/135575?fbclid=IwAR2XL7J0KROO2WM5dJVyf4CcYGq0b...