À propos dеs gens du Karabakh, des ânes et des chevaux…

Région
18.02.2020

Dans cet article, nous verrons comment quelques idées et du savoir-faire peuvent transformer un pittoresque village de l’Artsakh en un centre de bien-être, propice à l’écotourisme et à l’ethnotourisme, et où l’on pratique l’élevage de chevaux issus de la célèbre race du Kharabakh.

Par Eugene Filatova. Traduction du russe : Viktoria Tchitouni

C’est l’histoire d’une terre merveilleusement belle et fertile, dôtée d’un esprit particulier inspirant à tous ceux qui s’y aventurent le sentiment d’une liberté sans limites. C’est l’histoire des gens qui la peuplent - des gens forts, courageaux, joyeux, actifs, inventifs et talentueux. Des gens qui la peuplent et de ceux qui les accompagnent, des compagnons fidèles qui apportent tout à la fois soutien et joie à la communauté, et font ainsi partie intégrante de la vie locale, du paysage et du folklore.


Vue sur Rev © Eugene Filatova

Comme chacun sait, la capitale de l'Artsakh est Stepanakert. Mais il est admis qu’il ne s’agit là que du centre humain de la région ; une grande ville, en comparaison avec d’autres localités, où vivent la plupart des habitants de la région et ses dirigeants locaux. Mais peu de gens savent qu’une capitale d’un autre genre est apparue ici : le village de Rev, la capitale des ânes. Ces habitants à quatre pattes constituent la population la plus nombreuse de l’Artsakh. Et ils ont leur maire en la personne d’Aram, le principal éleveur. Les ânes symbolisent depuis longtemps, bien que non-officiellement, le Karabakh. Bipèdes et quadripèdes partagent ici un trait de caractère commun : l’entêtement. Une précision est ici de rigueur : l’entêtement a du bon s’il suppose la persévérance, ce qui correspond tout à fait aux arméniens du Karabakh. L'entêtement des ânes quant à lui est magnifié par des mythes aux timbres audacieux. Mais nous en parlerons ultérieurement.

C’est l’histoire d’une terre merveilleusement belle et fertile, dôtée d’un esprit particulier inspirant à tous ceux qui s’y aventurent le sentiment d’une liberté sans limites. C’est l’histoire des gens qui la peuplent - des gens forts, courageaux, joyeux, actifs, inventifs et talentueux. Des gens qui la peuplent et de ceux qui les accompagnent, des compagnons fidèles qui apportent tout à la fois soutien et joie à la communauté, et font ainsi partie intégrante de la vie locale, du paysage et du folklore.

À propos de Rev... C’est un petit village montagneux situé dans la région d’Askeran, à 20 km de Stepanakert et à 3 km de la route menant à Gandzasar, Dadivank. Ceux qui ont visité l’Artsakh et qui se sont aventurés le long de cette route ont probablement remarqué ce village pittoresque, situé sur le flanc d’une colline remarquable. Le panorama, que l’on peut apercevoir depuis la route, semble tout droit sorti d’une peinture.

Aujourd'hui seulement 15 familles habitent encore le village, et de nombreuses maisons ont été abandonnées. En se promenant dans les vieilles rues pavées de Rev, on se croirait dans le décor d’un film historique. La singularité de ce village, au demeurant assez traditionnel, tient à ce cachet d’ancienneté qui, ici plus qu’ailleurs, imprène les lieux, et à la façon dont il s’insère remarquablement dans son environnement.


Aram Avakyan et les habitants de sa ferme © Eugene Filatova

Hop, un troupeau d'ânes traverse le village. Persha, Vtora, Inga, Daria, Kia, Sirota, Stepash, Kvadratik, Seva ... ils sont 24, et ils répondent tous présent. À Stepanakert, Aram Avakyan accueille ces compagnons dans la solide et vieille maison qui appartenait à son grand-père. Une maison longtemps restée inhabitée. Jusqu’à cet hiver : «ça suffit !», s’est dit Aram, avant de prendre un tzakat (machette du Karabakh) et de remettre de l’ordre dans la cour envahie par l’herbe et de réinsuffler un peu de vie dans ces vieux murs qui depuis son enfance lui sont chers. À l’intérieur, les pierres reflètent l’odeur du poêle et du bois, et les portraits de trois vieillards vous contemplent : Dedo et Babo, symboles de l’Artsakh, et l’arrière-grand-père d’Aram, un véritable Karabakhtsi qui a traversé les longues épreuves de la guerre, et a toujours respecté le tutovka (vodka à base de mûres - V.T.), le bon tabac et les bonnes fêtes, avant de quitter sa maison natale, et avec elle le monde des vivants, à l’âge de 115 ans. Aram est à l’image de son aïeul.


Les ânes de Rev © Eugene Filatova

Pourquoi donner un sobriquet à un âne ? Cela devrait en surprendre beaucoup. À la question « comment s’appelle ton âne? » répond généralement un rire : «Comment ça comment il s’appelle ? C’est un bourricot, quoi !» Mais Aram est une personnalité insolite et créative, et la nature de son rapport aux animaux est singulière, à la fois respectueuse et tendre.

Il faut dire que certains des résultats de la vision créatrice d’Aram sont bien connus dans la région, et même au delà, en Arménie et à l’étranger. Situé près de Gandzasar, le village de Vank, que jouxte le bourg de Tsovin Kar, est depuis longtemps devenu une destination touristique incontournable. Et qu’est-ce qui attire un tel afflux de personnes à Tsovin Kar, à un point tel qu’il faut souvent faire la queue et attendre patiemment son tour pour se prendre en photo ? Le lion.

Le célèbre lion de Vank, rocheux et souriant. Un rocher tout à fait naturel se dressait paisiblement ici, jusqu’à ce qu’Aram le remarque. Puisque sa forme lui rappelait celle d’une tête de lion, il songea qu’il ne suffirait que de quelques petits ajustements pour lui donner l’aspect d’une bête rugissante. Ce fût chose faite.


Kvadratik et Lashka © Arsen Kagramanyan

Et il se raconte que bien que le haut-parleur ait été retiré de la gueule du lion, les gens continuent de l’entendre rugir, sans doute impressionés par la vision de l’énorme museau de pierre du roi des animaux et de sa crinière toute de buissons et d’arbres. Et c’est en effet tout à fait impressionnant, dans tous les sens du terme et pour tout un chacun.

Mais le tour des curiosités de Tsovin Kar ne s'arrête pas là. En face du lion, au-dessus de la petite rivière Khachen, devant un rocher que surplombe une forêt de montagne, un bateau de bois apparaît. C’est encore l’oeuvre d’Aram Aram, auteur de ce projet à son image : inhabituel, brillant et étonnant.


Lion à Tsovin Kar © Eugene Filatova

Aram aime sa terre. Pour le courage exceptionnel dont il a fait preuve afin de mettre en valeur sa patrie, il a reçu un prix d'État prestigieux : l'Ordre de la Croix de Bataille. Aram n’est pas de ceux qui laissent tomber en ruines la maison de leurs ancêtres, ni de ceux qui dans la résolution de leurs problèmes personnels ne se préoccupent jamais de leur communauté. Il déborde d’idées, de rêves audacieux, et certaines de ces idées pourraient sans mal inspirer les experts.

Il ne fait pas partie de ceux qui laisseront tomber les ruines de sa maison ancestrale, ni de ceux qui ne résolvent que des problèmes personnels sans penser à son village natal et à ses perspectives. Il faut dire qu’il déborde généralement d’idées, de rêves audacieux, et que certaines de ses idées sont très curieuses et dignes de l’attention des experts. Mais revenons-en aux ânes.

Est-il possible de concevoir qu’il y a peu les ânes d'Artsakh aient commencé à disparaître ? Ils sont notamment convoités par certains chinois qui, par des intermédiaires, ont commencé à acheter des ânes afin de répondre à une demande très spécifique, celle de la médicine traditionnelle. Les locaux, poussés par des impératifs financiers, se sont donc résolus à vendre les animaux ; ceux-ci sont ensuite mis à mort afin que leurs organes soient extraits et ainsi transformés en composants pour toutes sortes de potions curatives chinoises. Aram a pris la décision de remédier à cette situation mortifère en créant une ferme pour les ânes.


Les ânes © Eugene Filatova

Bien évidemment, l’âne est une créature utile, source de bienfaits, au premier rang desquels le lait, ce dont Aram est bien conscient. De nombreuses légendes existent vantant les bienfaits du lait d’ânesse, à commencer par celle lui attribuant la beauté de Cléopâtre : il se dit en effet que cette dernière prenait des bains entiers de cet élixir de jeunesse. Mais les effets bénéfiques du lait d’ânesse ont depuis longtemps été démontré : il prodigue des soins tant préventifs que curatifs contre tout un panel de maladies diverses et variées, il est aussi doux, agréable au goût, et saturé d’une quantité impressionnante d’actifs bénéfiques. Et il fonctionne à merveille sur la peau.

Le fromage fabriqué à partir de ce lait est un mets délicat et haut de gamme. Peu de gens savent qu’il n’y a dans le monde que quatre producteurs véritablement connus et, du fait de sa faible teneur en matières grasses, certains d'entre eux ajoutent du lait de chèvre afin de faciliter la coagulation. Mais Aram prépare un fromage pur, certifié 100% au lait d’ânesse. Et pour traiter le lait caillé, il a son secret, son propre savoir-faire. Cette douceur n’est pas bon marché, car un âne ne donne pas beaucoup de lait, mais le fermier est optimiste, confiant dans la réussite de son projet.

Aram crée un vase en cire d'abeille pour une portion de fromage d'âne © Eugene Filatova

Du lait, du fromage, et ce n'est pas tout. Aram fabrique du savon au lait d'ânesse en ajoutant différentes herbes de montagne pour les dôter un arôme délicat. « Ce n'est pas simplement du savon, mais un remède efficace pour les problèmes de peau », dit-il. « Nous le cuisons dans une grande quantité de lait, avec des huiles végétales, du miel d’abeilles sauvages, de l’aloès et de la cendre d’arbres fruitiers. Contrairement aux autres fabricants de savon qui ajoutent de petites doses d’huile, nous en versons en quantités très généreuses. Dans un avenir très proche, je m’attèlerai à la fabrication de crèmes et donguents. Ne serait-ce qu’en essuyant simplement votre peau avec un peu de lait, le résultat est tout de suite visible sur le visage », ajoute le fermier. Tout expert peut le vérifier et s’en assurer : tous ces produits ont un label « 100% bio ». À ce propos, le lait d'ânesse est une excellente matière première pour les fabricants de toute une gamme de cosmétiques médicaux.

Sur les 24 ânes de la ferme, la plupart sont des femelles. Un certain nombre d’entre elles sont sur le point de donner naissance à des petits, et Aram entend bien continuer à augmenter les effectifs du troupeau. Il a d’ailleurs pour projet d’installer une grande famille d'ânes sur un spacieux territoire voisin.

Ce qui attire le plus l’attention ici, c’est l’attitude même d’Aram envers sa ferme, son souci du détail, son perfectionnisme et son désir de donner à chacun des produits issus de sa terre natale un cachet particulier, qui puisse les distinguer non seulement par la qualité, mais aussi par la mise en forme ; tout cela concourt à provoquer chez le visiteur ce que l’ère de la modernité appellerait l’«effet wow». Il entend que tout soit original, beau et intéressant, que tout cela soit bien présenté ; en somme, que ses produits aient une âme. Tout autre fabricant de savon se limiterait simplement à le fabriquer aux normes habituelles, et en particulier dans des circonstances où le commerce ne fait que débuter, lorsque les impératifs concrets d’une jeune entreprise n’impliquent nullement un travail aussi minutieux et des coûts de fabrication dispensables.

Tout autre, à l’exception d’Aram. Il fabrique de volumineux morceaux de savon, aux couleurs diverses, en forme de fer à cheval ornementé d’un relief de museau d’âne, ou bien en adoptant la forme de l’animal, lequel est recouvert d’une couverture traditionnelle en tissu, avec une bride, dans un enclos en bois sculpté recouvert d’herbe sèche. Pour conserver les pièces en forme de fer à cheval ornés d’un bas-relief, il fabrique plusieurs variétés de boîtes en bois de noyer ; une fois le savon disparu, cette petite boîte aux couleurs du Karabakh peut ainsi être conservée et servir de souvenir, voire même de petit coffret.


Savon © Eugene Filatova

« Notre savon est à la fois un médicament et un cadeau original. J'ai créé des formes amusantes pour les enfants et, dès que mes fonds le permettront, je me procurerai de nouveaux matériaux afin de créer des matrices : nous pourrons ainsi mouler des pièces de formes et d'arômes différents, pour tous les goûts. »

Mais les projets d’Aram ne s’arrêtent pas là, ils ne font que commencer. Son but est de redonner vie non seulement à la maison de son grand-père, mais aussi à tout le village. Il entend faire de Rev un endroit où les touristes pourront venir se ressourcer, goûter au lait d'ânesse, fabriquer des masques de guérison, se promener dans un environnement somptueux, faire des randonnées en montagne, admirer de splendides panoramas, visiter des monuments historiques et naturels, boire de l’eau de source... En somme, faire l’expérience d’un monde authentique, empreint de toute sorte d’histoires et de légendes.

Pardelà une magnifique forêt se dresse sur le sommet d’une montagne, à moins de deux heures de marche, le monastère de Surb Gevorg (Ptkesaberk) datant du XIIIe siècle. Les habitants viennent encore parfois ici pour effectuer des rites chrétiens, mais aussi procéder à des «matagh» (sacrifices d’animaux, généralement des coqs – V.T.), le sang ainsi déversé sur cette pierre aux vertues miraculeuses étant censé, selon les rumeurs, favoriser la perpétuation de la lignée familiale.

Le musée de Nikol Duman (un héros arménien – V.T.) se trouve à 3 km. Un peu plus loin, c’est le village d'Astkhashen avec ses atypiques « étoiles » géologiques (les habitants de l'océan Téthys pétrifiés depuis des centaines de millions d'années), et du haut de la montagne vous pouvez distinctement observer la fascinante forteresse de Sorochy (Kachahakaberd.)


Monastère du XIIIe siècle Surb Gevorg (Ptkesaberk) © Eugene Filatova

Sur les territoires voisins, Aram veut éliminer toute « trace de civilisation », enfouir les tuyaux de canalisation et de gaz sous le sol, bannir le plastique, et tout autre produit chimique. Il veut recréer un paradis naturel : rien que la nature, la pureté, et la vie. À environ 10 min de la maison d’hôtes, il projette de construire pour ses ânes une ferme en forme d’arche de Noé. Mais les ânes ne seront pas seuls, puisqu’ils cohabiteront avec d’autres « animaux rassemblés par paire » : buffles, paons, et aussi des chevaux. Et pas n’importe quels chevaux, des purs-sangs du Karabakh, la fierté de la région, une race qu’il connait bien et qu’il prévoit d’aller chercher dans des alpages lointains, en procédant lui-même à la séléction.

« Nous prévoyons aussi d’organiser des spectacles avec nos animaux. Ce sera intéressant pour les familles. Nos buffles pourront transporter les touristes dans des charrettes si toutefois la randonnée en montagne est trop fatiguante. Et tous nos travailleurs porteront des vêtements traditionnels.  Sans oublier l’hippothérapie !» ajoute Aram.

Il est soutenu par son ami Arsen Kagramanyan : « Une fois, en France, j’ai visité une réserve naturelle et les ânes que j’y ai vu m’ont beaucoup marqué. On pourrait croire que ces animaux ont des yeux tristes, mais là-bas, ils avaient l’air d’être au paradis : ils gambadaient, jouaient au ballon... J’ai vu à quel point ils étaient heureux. Mon rêve est de reproduire la même expérience à Rev. »

Arsen est une personne elle aussi tout à fait intéressante, profondément attaché à son Artsakh. Il est peu commun de tomber en Aménie sur des gens qui après 20 années de vie propère et insouciante en Californie aient décidé de regagner leur pays d’origine. « J'ai toujours su que je reviendrai. Mais j’étais loin de me douter que les ânes me passionneraient autant !», sourit-il.


Vue de la forteresse Sorochy (Kachahakaberd) © Eugene Filatova

Les deux amis sont attristés par les préjugés qui existent autour de cette activité, préjugés qui imprègnent de nombreux villageois locaux. D'étranges stéréotypes persistent, en particulier chez les jeunes. « Quelle absurdité de penser qu’il serait prestigieux, cool, voire viril de se lancer, mettons, dans l’industrie automobile, et pas dans l’élevage d’ânes ! », regrettent Aram et Arsen.

« Ce sont nos projets », dit Aram. Voici le village de Rev en Artsakh et ses perspectives. Il est agréable d’observer les yeux pétillants et enthousiastes de ces gens oeuvrant pour faire de leur terre un espace où tout le monde pourrait être accueilli : compatriotes, animaux, et visiteurs. Lorsque ces projets aboutiront, les villageois seront également impliqués, trouveront du travail, et auront ainsi la possibilité de vendre leurs produits. La communauté se développera et les gens pourront enfin vivre, et non plus survivre. Et les visiteurs seront comblés. Car lorsque des gens se consacrent pleinement à leur travail, en y mettant tout leur coeur et leur âme, les choses finissent toujours par s’arranger.

NB : Après la parution de cet article en mai 2019, plusieurs personnes et organisations se sont intéressées à Rev et à l’éleveur Aram. Le Canal 5 de la télévision arménienne a consacré un programme à l’histoire et aux projets d’Aram. La demande pour le savon est maintenant tellement forte qu’il peine à assurer ses commandes, faute de lait. La naissance dans quelques mois de plusieurs ânons permettra à sa production de repartir. Si toutefois vous êtes intéressés, nous vous prions de contacter la rédaction du Courrier d'Erevan.

Source: le Musée arménien de la culture des nations de Moscou