L'interdiction par l'Arménie des importations turques et ses conséquences

Société
05.11.2020

Le 16 octobre dernier, le Ministère de l'Économie de l'Arménie a élaboré et présenté au débat public un projet de décision, proposant d'interdire temporairement l'importation d'un certain nombre de marchandises d'origine turque dans le pays.

Par Sarkis Martirossian (https://www.ritmeurasia.org/)

Le projet de décision gouvernementale propose notamment : « Interdire temporairement l'importation de marchandises d'origine turque en République d'Arménie conformément à l'annexe :

  1. Le Ministre de l'économie de la République d'Arménie notifie à la Commission économique eurasiatique l'interdiction temporaire prévue au paragraphe 1 de la présente décision ;
  2. Le Président du Comité des revenus de l’Etat de la République d'Arménie assure le contrôle de la mise en œuvre du paragraphe 1 de la présente décision, en accord avec la procédure établie par la législation de la République d’Arménie ;
  3. La présente décision entre en vigueur le 31 décembre 2020 et est valable pour une période de six mois. »

Dans la justification du projet, il a été noté que la restriction de l'importation de marchandises d'origine turque présuppose également un élément de sécurité, étant donné que le soutien explicite accordé à l'Azerbaïdjan par la Turquie, y compris le transfert de combattants de pays tiers vers le Haut-Karabakh, compromet la stabilité dans la région et le processus de règlement pacifique du conflit, ainsi que les efforts des coprésidents du Groupe de Minsk de l'OSCE engagés à cet effet.

Il est à noter qu’il n’y a pas eu de débat public, puisque déjà le 20 octobre, le gouvernement a introduit une interdiction temporaire sur l'importation de biens de consommation finale d'origine turque. L'interdiction prendra effet le 31 décembre de cette année et, de toute évidence, cette décision sera prolongée et pourrait devenir plus restrictive avec le temps.

L'interdiction d'importer des marchandises d'origine turque s'applique non seulement en tant qu’une sanction économique ; du point de vue de la sécurité, elle met fin également à l’alimentation financière, bien que très faible, du trésor public turc dont les fonds sont alloués au soutien de l'Azerbaïdjan.

Avant même que la décision du gouvernement ne soit prise, certaines entreprises arméniennes et la grande partie de la population avaient déjà volontairement exprimé leur attitude à l'égard des produits d'origine turque, limitant leur vente et s'abstenant de l’achat de ces produits.

Dans le même temps, de l'avis de la plupart des experts, si l'importation de ces produits était restreinte, il n’y aurait pas d’insuffisance de leurs analogues sur le marché arménien, notamment grâce aux importations en provenance d'autres pays (principalement de la région de l'UEEA, de la Chine, de l'UE, de l'Iran et d'autres) ou grâce à la production locale.

À noter qu'en 2019, le montant des importations en provenance de Turquie s'élevait à 268,1 millions de dollars. Les entrepreneurs arméniens ont importé du pays voisin non seulement des produits alimentaires, mais aussi des vêtements, des meubles, des appareils électroménagers et d'autres biens. A noter que l’importation concerne non seulement les produits finis, mais également les matières premières. Pratiquement tout ce qui concerne la production des vêtements est importé, à partir des fils jusqu’aux boutons.

Les experts soulignent, et cela découle de la décision du gouvernement, que le refus d'importer des produits turcs sera organisé selon un schéma progressif. La raison en est que près de 60 000 personnes sont impliquées dans des relations commerciales et divers projets avec la partie turque.

On a également appris qu'Erevan utilisera son droit de veto pour bloquer absolument tous les projets communs potentiels de la Turquie avec l'Union économique eurasienne. En particulier, l'Arménie a proposé à la CEE d'exclure un certain nombre de pays, dont la Turquie, de la liste des bénéficiaires du système unifié de préférences tarifaires de l'UEEA. Conformément à l'article 36 du traité sur l'UEE, les États membres accordent des préférences tarifaires pour les marchandises produites et importées sur le territoire douanier de l'Union en provenance des pays en développement et des pays les moins avancés.

La liste des pays bénéficiant des préférences tarifaires de l’UEE est établie par la décision de l’Union douanière en 2009. Actuellement, 103 pays en bénéficient.

Entre autres, une question tout à fait naturelle se pose : dans quelle mesure la Turquie, qui ne cache pas ses ambitions nucléaires, peut-elle être identifiée comme un pays « en développement et les moins avancés » ? Peut-être une certaine révision de cette liste préférentielle est-elle nécessaire ?

Selon Vahagn Khachatryan, expert économiste arménien bien connu, ancien maire d'Erevan, si des conditions égales étaient en vigueur pour tous les produits importés de différents pays, les produits turcs n'auraient pas une représentation aussi large sur le marché arménien. Il note que l'année dernière le chiffre d'affaires commercial entre les deux pays a atteint 270 millions de dollars : « La Turquie est notre septième partenaire commercial ». L'économiste note qu'à un moment donné, les agences gouvernementales ont créé un système qui prévoyant des avantages supplémentaires pour les marchandises importées en provenance de Turquie, ce qui était illégal et contenait de graves risques de corruption. Néanmoins, l'appareil bureaucratique a toujours utilisé ces mécanismes.

Pendant les 8 mois de l’année en cours, le commerce avec la Turquie, malgré la fermeture des frontières, s'est élevé à 139 millions de dollars, soit 13 % de moins par rapport à l’an dernier. On suppose que la décroissance se poursuivra pendant les deux prochains mois, mais cela sera en grande partie dû non pas aux opérations militaires, mais au coronavirus. L'Arménie importe de Turquie 875 types de biens différents, à commencer par des composantes pour la production agricole jusqu’aux produits de diverses industries. Cependant, les agrumes représentent la part du lion des importations. Selon V. Khachatryan, il ne sera pas difficile de remplacer les agrumes turcs par ceux cultivés dans tout autre pays, en particulier en Grèce. Mais il existe certains produits par rapport auxquels des problèmes peuvent survenir, en particulier les matériaux de construction et certains types de matières premières. Après tout, le développement de l'industrie légère dans le pays est largement dépendant des matières premières importées de Turquie. « Nos entrepreneurs et notre gouvernement ont un travail sérieux à faire à cet égard », dit Khachatryan, notant que les marchés de l'UEEA et de la CEI peuvent servir d'alternative en ce sens.

Auparavant, cela n'était pas économiquement rationnel. Personne ne pensait à faire venir des matières premières d'Iran pour initier une production, car des produits turcs bon marché étaient importés, évinçant les produits d’autres origines.

Aujourd'hui, il est nécessaire de réfléchir à ce que devraient faire les entrepreneurs qui ont lié leur business à leur voisin occidental hostile, et comment les aider. « Nous devons nous fixer un objectif qui n'est pas technologiquement difficile et ne nécessite pas de dépenses importantes. Je pense qu'il suffit d'introduire la technologie et d'organiser la production. Si cela prend du temps, on peut essayer de trouver des matières premières en Chine ou dans l'UEEA. Toutes les possibilités doivent être prises en compte. Nous devons entrer dans une telle logique économique pour que la production locale soit plus rentable que les importations. Il en va de même pour les produits agricoles », explique l'expert.

Les plus prometteurs du point de vue du développement économique à moyen terme peuvent être l'industrie légère, la production de matériaux de construction et le complexe militaro-industriel. L'interdiction d'importer des produits turcs en Arménie, même si c'est une « goutte d’eau dans la mer » pour Ankara, aura également un impact. Cela est dû aux difficultés actuelles dans l'économie turque, qui a été sérieusement influencée par la décision de l'Arabie saoudite (dont le chiffre d'affaires avec les héritiers des Ottomans s'élevait à 3 milliards de dollars) de boycotter les produits turcs. En plus d'arrêter les importations en provenance de Turquie, Riyad a décidé de fermer et de vendre son entreprise là-bas.

L'économie de ce pays du Moyen-Orient traverse une crise de plus en plus grave ces dernières années. Cela est dû, entre autres, aux actions militaires, qui entraînent des coûts croissants pour « l’intégration » des territoires occupés des pays voisins (Syrie, Irak), que le président R. Erdogan appelle la « patrie » turque. La politique expansionniste des autorités est l'une des raisons de l’exode des investissements, ces derniers ayant chuté de 40 % rien qu'en 2019. A tout cela s'ajoute la dévaluation de la livre turque, ainsi que la dette publique totale de la Turquie, qui dépasse 60 % du PIB.

Erdogan s’est attribué de facto les fonctions de chef de la Banque centrale et a ordonné d'émettre de l'argent « bon marché ». Cependant, cela n'est possible que s'il existe une machine qui imprime des dollars et des euros, et s'il n'y en a pas, la monnaie locale n'est pas suffisante pour une telle politique et la réponse d'aujourd'hui à de telles actions est la dévaluation.

À noter que la Banque mondiale (BM) et le Fonds monétaire international (FMI) prévoient un déclin plus profond de l'économie turque pour 2020 que du PIB de l'Azerbaïdjan. Selon les prévisions de juin sur les perspectives de l'économie mondiale, l'économie turque fléchira de 3,8 % selon la Banque mondiale, et selon les attentes du FMI, la baisse sera plus importante, à savoir de 5 %. Les experts arméniens notent que Moody's et Fitch ont abaissé les notes de la Turquie, les portant au niveau de pays comme l'Ouganda et le Rwanda. En raison du manque d'indépendance de la Banque centrale, de nombreuses organisations ne souhaitent pas travailler avec la Turquie. Dans ce contexte, même la modeste somme de 270 millions de dollars d'importations annuelles en Arménie est importante et joue un certain rôle pour un certain nombre d'entreprises et de régions turques.

Il nous semble que les mesures susmentionnées prises par Erevan pousseront l'économie arménienne vers une intégration plus étroite au sein de l'UEEA, ainsi qu'un approfondissement de la coopération économique avec la Chine, l'Iran et un certain nombre de pays de l'UE.

Source : https://www.ritmeurasia.org/news--2020-11-04--zapret-armeniej-tureckogo-...