Maral Najarian - L'avenir enfin, à Garni

Société
08.10.2021

Le 10 novembre 2020 au matin, Maral Mok monte dans la voiture de son ami Vigen Euljekian, arméno-libanais comme elle, direction Berdzor au Karabakh. Ils vont y chercher les affaires qu'ils n'ont eu le temps d'emporter lorsqu'ils ont fui la guerre 3 semaines plus tôt. Le cessez-le-feu n'a que quelques heures…

Par Olivier Merlet

Goris, le corridor de Latchin, Berdzor… À l'hôtel où elle n'avait passé qu'une nuit le 26 septembre, Maral récupère en vitesse les 2 valises qu'elle y avait laissées et rejoint Vigen qui n'est même pas descendu de voiture. Ses affaires à lui sont à Chouchi, dans un appartement qu'il louait. Ils repartent… Arrivés sur place, la rue principale qu'ils souhaitent emprunter est barrée. La voiture ne peut plus continuer, très vite, elle est entourée de soldats azerbaïdjanais en armes, menaçants. Ils ne prennent même pas la peine de contrôler les passeports. « Vous ne savez pas que Choucha est en Azerbaïdjan ? Vous êtes sur le territoire national de l'Azerbaïdjan ! »

Maral et Vigen sont extirpés de leur voiture sans ménagement. On les fait monter dans une Jeep qui les emmène vers une destination inconnue. Il se retrouvent rapidement dans ce qui ressemble à un poste de police et sont immédiatement envoyés en cellule. Ils y passent le reste de la journée et pour Maral, la toute première de 120 nuits d'angoisse.

« Le deuxième jour, ils nous ont emmenés dans un autre endroit que nous ne connaissions pas » raconte Maral. « Nous y avons subi un premier interrogatoire avec des militaires. La police était présente également. Qui étions-nous ? Pourquoi étions-nous en Arménie ? Pourquoi étions-nous au Karabakh ? Ils voulaient tout savoir de nos vies, de notre passé, de nos projets… Ils nous posaient sans arrêt un tas de questions sur tout et n'importe quoi, de moindres petits détails, sans la moindre importance. Et ils recommençaient, tous les jours, avec les mêmes questions et les mêmes petits détails. Ils recoupaient avec ce que nous avions dit la veille ou lors des interrogatoires précédents, parfois avec des conversations que nous avions passées sur Whatsapp ou Messenger avec nos téléphones mobiles, nos SMS, tout ! Bien sûr, ils nous les avaient pris et s'étaient mis en rapport avec certains de nos contacts. Ils ont même envoyé un SMS en russe, à ma fille, disant que j'étais morte, qu'ils m'avaient coupé la tête. Ma famille aussi a reçu des messages, En turc. Ils demandaient qui ils étaient, s'ils me connaissaient, mais sans jamais un mot sur moi, sans leur dire si j'étais vivante ou morte.

Nous sommes restés ensemble avec Vigen pendant quelques jours, mais dans deux cellules différentes. Nous étions interrogés ensemble au début. Il avait un passeport arménien mais surtout des photos sur son portable qu'il avait prises en allant voir des camarades sur le front au début des combats. Les militaires ont dit qu'il était un espion envoyé du Liban pour commettre des actes terroristes en Azerbaïdjan. C'est vrai que de leur côté il y avait tous ces Afghans et ces Pakistanais... Ils ont ensuite envoyé Vigen dans un autre lieu de détention. Nous ne nous sommes plus jamais revus depuis. »

On apprendra au mois de juin de cette année qu'un tribunal de Bakou a confirmé l'inculpation de Vigen Euljekian pour participation à des actes de terrorisme, crime organisé et violations des frontières azerbaïdjanaises. Il a été condamné à 20 ans de prison.

Maral reprend : « Un matin, 8 jours après mon enlèvement, ils sont entrés dans ma cellule et m'ont enfilé une cagoule sur la tête, ils m'ont lié les mains et changé de prison. La veille, je l'ai su plus tard, [NDLR : le diplomate et analyste] David Charnazarian  avait déclaré dans une interview à Al Jazeera que j'étais détenue à la prison de Gobustan, à 70 km de Bakou [NDLR : de sinistre réputation. L’ONG Institute for War and Peace Reporting la classe comme l'une des pires endroits de la planète, établissement hors de tout contrôle législatif et lieu de nombreuses disparitions et morts suspectes]. J'ai changé d'endroit 3 fois en tout : 8 jours, plus 8 jours, plus 3 mois et demi. Pendant tout ce temps, je n'ai jamais vu aucun autre prisonnier mais tous les jours, je voyais les militaires et la police ».

Maral déclare ne jamais avoir subi de sévices physiques durant sa détention. Elle a eu beaucoup de chance. Mais les violences et pressions psychologiques sont parfois aussi terribles.

Le 12 février 2021, le gouvernement azéri autorise une visite de la Croix-Rouge. Maral remet deux lettres aux représentants de l'organisation suisse qui les feront suivre à ses enfants, à Beyrouth, et à sa sœur à Erevan. Maral écrit qu'elle se porte bien, mais qu'elle n'a aucune idée de la date à laquelle elle sera libérée.

« Je n'avais ni radio ni télé ni livre, rien du tout. Je pensais tous les jours que je serai libéré le lendemain, c'était ma seule façon de tenir et de garder espoir. La prière m'a beaucoup aidée aussi.

Environ 15 jours avant ma libération, ils m'ont donné quelques livres et le 8 mars, Journée internationale de la femme, offerts des fleurs. Je n'en revenais pas, je ne comprenais plus rien. Mais à peine quelques heures plus tard, j'ai été avertiequ'ils me relâcheraient 2 jours plus tard.

Personne d'autre ne savait que je serai libéré.  Annie [NDLR : sa sœur, restée à Erevan] a envoyé des messages à Vladimir Poutine, à l'OTAN, à la commission européenne des droits de l'homme, aux Nations unies, au ministère de la défense à Erevan, au gouvernement arménien, aux médias, à la cour de justice européenne… Partout. Elle ne savait rien. »

Maral est libérée le 10 mars 2020 au petit matin. Transférée à Bakou, elle s'envole directement pour le Liban, via Istanbul. Un lent travail de reconstruction commence auprès des siens et de ses deux enfants. Sossie, sa sœur ainée, infirmière à Beyrouth, lui arrange un rendez-vous avec un médecin psychiatre qu'elle verra deux fois par semaine pendant 5 mois. Mais dans un Liban déchiré et en pleine crise économique, rien n'est facile. Un temps, elle songe à rouvrir le salon de beauté qu'elle tenait, mais Maral est lasse, et tout son entourage l'encourage à repartir. Pour eux, et comme pour de nombreux Arméniens du Liban, le retour en Arménie, c'est celui de l'espoir. 

L'avion de Maral se pose à Zvarnots, dans la capitale arménienne, début septembre dernier. Les services d'immigration s'étonnent de son passeport provisoire. Le sien est resté quelque part en Azerbaïdjan, confisqué et jamais rendu. Annie est venue l'attendre à l'aéroport pour l'emmener dans la petite maison qu'elle a loue à Kharberd, en grande banlieue d'Erevan, à une trentaine de kilomètres du centre-ville. La bâtisse est plutôt rustique, logée dans une ruelle en terre complètement défoncée et sans éclairage le soir. Il y a un jardin et quelques fruitiers, les noyers ont bien donné cette année.

Lorsque nous rencontrons Maral et Annie, il y a une semaine, les deux sœurs sont sans travail et se désespèrent des promesses faites par les autorités qui n'arrivent pas. Annie les a sollicitées à plusieurs reprises, elle s'est démenée comme elle l'avait fait pour la libération de sa sœur quelques mois plus tôt mais aujourd'hui, plus rien ne semble bouger. Elles reçoivent bien quelques coups de fil de particuliers bien intentionnés, émus par l'histoire qu'ils ont lu dans la presse, mais les propositions qu'on leur fait sont loin d'être suffisantes pour envisager d'en vivre décemment. Au Liban, Annie faisait les marchés. Même si elle parle quatre langues (français, anglais, arabe et arménien), son ignorance du russe, lorsqu'il s'agit de se fournir en produits de petit commerce, l'empêche d'exercer correctement son métier.

Petite lueur d'espoir, l'une de leurs connaissances dont elles veulent taire le nom, leur mécène personnel en fait, leur promet de s'occuper d'elles, de leur ouvrir un salon de beauté et de leur fournir tout l'équipement nécessaire. Un petit local a été mis à leur disposition, et elles se rendent tous les jours à Erevan pour y apprendre le métier de styliste ongulaire.

Et puis, le 5 octobre, tout se précipite.  Zareh Sinanian, haut-commissaire aux affaires de la diaspora prévient Maral que son nouveau passeport arménien l'attend aux bureaux de l'avenue Mashtots mais surtout, qu'elle doit se rendre dans la journée aux services du cadastre d'Abovyan . C'est un cadeau énorme qu'on lui réserve : l'attribution généreuse d'un terrain de mille mètres carrés sur la commune de Garni, à 20 minutes d'Erevan.

Avec l'aide de son parrain anonyme, Maral sait déjà qu'elle pourra y bâtir le foyer qu'elle a toujours rêvé d'avoir en Arménie. « Des amis du Canada, de France ou des Etats-Unis m'ont proposé de venir m'installer là-bas, mais cette terre, c'est ma patrie, celle où je veux vivre, construire ma maison et faire venir mes enfants ».

Les dernières pensées de Maral vont vers Vigen. Vigen et tous les prisonniers encore captifs dans les geôles azéries. « Je ne souhaite qu'une chose, qu'ils reviennent tous vite, en bonne santé, j'y crois, et qu'ils puissent enfin connaitre la même joie que la mienne ».