La Bibliothèque nationale arménienne, un "réservoir" du savoir arménien

Arts et culture
08.05.2023

Avec un fonds constitué depuis 1832 la bibliothèque nationale arménienne, officiellement reconnue Bibliothèque d’État en 1919, présente la plus grande collection au monde de livres imprimés arméniens.

Par Lusine Abgaryan

 

Le centre de la "bibliothéconomie nationale", institution scientifique, éducative et culturelle crée les conditions nécessaires à la collecte, au traitement, à la préservation et à la diffusion de cette expression du patrimoine culturel imprimé arménien. Elle collabore avec cent-soixante organisations, bibliothèques et particuliers de quarante pays du monde entier et se voit également comme un pont entre l’Arménie et la diaspora.

Le Courrier d’Erevan a rencontré la directrice de la Bibliothèque nationale, Anna Chulyan, docteure ès lettres, pour parler de l’actualité de cette structure, de son fonctionnement, ainsi que des projets de numérisation.

 

Comment s'est caractérisé le développement de la Bibliothèque nationale depuis les années d’indépendance ? Comment décririez-vous ce secteur À quoi ressemble le secteur des bibliothèques arméniennes aujourd’hui ?

Nous avons longtemps été guidés en Arménie par les normes du système soviétiques, nos spécialistes étaient habitués à suivre et exécuter précisément toutes ces instructions, automatiquement, et à l’indépendance, nous nous sommes retrouvés seuls, sans comprendre ni savoir comment continuer. Nous avons essayé de nous sortir de ce carcan et à la fin des années 90, nous avons observé l’expérience des écoles et des bibliothèques européennes, américaines ou occidentales. En 2012, notre pays s’est doté d’une nouvelle loi sur les bibliothèques et le travail à y accomplir. Plusieurs années ont été nécessaires pour l’élaboration d’un document définissant juridiquement le cadre de nos activités dans le domaine du droit juridique mais nous y sommes parvenus.

Pourtant, si nous avons abandonné le modèle précédent, nous n’avons pas réussi jusqu’à présent à en créer un nouveau. De nombreuses bibliothèques ont été fermées depuis l'indépendance et le principal problème est que seules la Bibliothèque nationale, la bibliothèque pour enfants Khnko Aper et dix bibliothèques régionales sont placées sous l'égide du ministère de la Culture. Les autres sont principalement subordonnées aux institutions provinciales, ce qui signifie que lq gestion de nombre d'entre est laissée au bon vouloir de la communauté, du chef de village ou du maire. Erevan possède un système différent ou les bibliothèques sont pour la plupart placées sous la supervision directe de la municipalité ou bien sont des bibliothèques communautaires.

La Bibliothèque nationale est une structure à part entière et différente car sa mission est très large. Tout d’abord, elle doit recueillir l'ensemble de la littérature arménienne, du patrimoine imprimé, de tout traiter et de le traduire en métadonnées afin de le conserver et rendre accessible au lecteur.

Nous avons un dépôt exceptionnellement riche, non seulement du patrimoine imprimé arménien d’Arménie, mais également de celui de toute la diaspora. On peut dire que grâce aux travaux de numérisation, qui ont débuté en 2012, nous avons partiellement cartographié aussi les centres et bibliothèques arméniennes de la diaspora mais aussi la présence de livres arméniens dans différentes bibliothèques à travers le monde avec lesquelles, depuis, nous travaillons directement. Mais tout cela ne suffit certainement pas.

Quelle est votre vision du futur de la bibliothèque nationale ?

La Bibliothèque nationale est la structure qui devrait pouvoir faire le pont entre l’Arménie et la diaspora. Nous sommes face à ce triste constat aujourd'hui que les jeunes de la diaspora ne connaissent plus l’arménien et s’ils le parlent encore, ils ne sont pas "alphabétisés". Nous sommes en train de perdre la génération qui connaît l’arménien et peut le parler.

Notre politique est de diffuser l’arménien, l'occidental aussi bien que l'oriental. Le principe de la démarche est de faire en sorte que tout ce qui est numérisé en arménien et inscrit dans les bases de données, soit libre de droit et disponible gratuitement.

Récemment, diverses personnes ont exprimé de sérieuses inquiétudes sur le fait que les Arméniens de la diaspora qui apprennent l’arménien occidental, rencontrent des problèmes lorsqu'il s'agit de comprendre et d'utiliser l’arménien oriental. C’est la raison pour laquelle, grâce à la Fondation Gulbenkian, nous avons mis en place un nouveau site internet, en arménien oriental, en arménien occidental, en anglais et en russe, pour n' exclure personne. La diaspora occidentale et la grande diaspora arménienne de Russie, surtout, dont un représentant sur deux de la nouvelle génération ne connaît pas l’Arménie représente pour nous le plus grand défi pour nous en termes de pérennité de la langue et du patrimoine.

Pour ce qui est de l'Europe, l’église arménienne d’Amsterdam, par exemple, possède une petite bibliothèque que nous avons récemment aidé pour compiler ses répertoires. Il s’est avéré nécessaire de convertir les titres arméniens en alphabet latin car les jeunes ne savent plus lire l’arménien. Cela m’a surpris un instant, mais ensuite j’ai réalisé que nous devrions le faire, nous-mêmes, quand nous en aurons les possibilités techniques, pour inciter la diaspora à consulter ce répertoire. Par exemple, vous pourrez rechercher et trouver dans une bibliothèque de Lyon le titre des livres de Tumanyan qu'elle possède.

Beaucoup de travail a été fait dans la recherche de livres arméniens et des versions numériques ont été insérées dans la base de données des livres et de la presse arménienne. Cela signifie que même si le livre n’est pas physiquement disponible en Arménie, nous avons officiellement demandé sa version numérisée à telle ou telle bibliothèque où il est préservé.

Comment effectuez-vous la numérisation du fonds ?

La communauté des bibliothèques arméniennes a parcouru un long chemin au cours de la dernière décennie. Tout d’abord, nous avons fait beaucoup d’efforts pour créer l’annuaire collectif et pour travailler avec des formats particuliers. Nous utilisons des programmes "open source" et permettez-moi de dire que l’Arménie possède une grande d’expérience du travail avec ces outils, nos différentes bases de données sont également réparties sur différents systèmes.

En matière de numérisation, nous sommes assez bien équipés techniquement, mais notre équipement commence à dater quelque peu. L'appareil dont nous nous servons pour scanner les journaux grand format, a déjà plus de dix ans. L’année dernière cependant, la Fondation arménienne pour l’Éducation nous a fait un don important d'équipement américain qui nous a été d’une grande aide nous permettant depuis d'effectuer un travail révolutionnaire. Nous avons déjà plus de douze millions de pages numérisées, dont les originaux étaient pour la plupart constituées d’images dont seulement 0,1 % de caractères étaient reconnus.

L’année dernière également, en collaboration avec l’organisation Portmind, nous avons créé un logiciel de reconnaissance de caractères arméniens. Ce projet a été exclusivement réalisé par une jeune équipe de bénévoles, sans investissements. Grace a ce logiciel de reconnaissance optique des caractères, nous avons parcouru et reconnu la semaine dernière près d'un million de pages que nous pouvons désormais transformer en texte et y indexer une recherche. Des moteurs de recherche basés sur les principes de l’intelligence artificielle commenceront à trouver des textes arméniens non seulement via le système de métadonnées, mais également à partir de textes en format "pdf", ce qui est très nécessaire pour les outils de détection de plagiat, ainsi que pour les dictionnaires en ligne et l’enrichissement de Google.

Par ailleurs, nous travaillons avec des personnes aveugles et sommes en cours de test de transcriptions sonores des textes numérisés. De plus, ceci est important pour les corpus linguistiques. Nous n’avons pas de corpus de la langue arménienne principale aujourd’hui. Un travail a été effectué pour le corpus principal de l’arménien et la reconnaissance des textes, afin d’introduire la langue dans le cyberespace. Je pense que dans maximum cinq ans l’arménien pourra rivaliser avec les portails de traduction en ligne de toutes les langues. Il nous faut du temps avant que les moteurs de recherche ne commencent à indexer les textes.

 Comment les collections de la bibliothèque sont-elles mises à jour ?

La bibliothèque a une politique prioritaire de réapprovisionnement en littérature de langue arménienne. Aujourd’hui, nous avons l’idée du système de "dépôt légal", constitué du fonds du patrimoine imprimé arménien, conservé dans des conditions particulières, afin qu'il puisse rester pour toujours dans la collection nationale.

Il existe aussi une loi sur la copie obligatoire qui oblige chaque éditeur à remettre deux exemplaires à la bibliothèque. Nous fournissons également des copies obligatoires pour le service. Nous acquérons toute la littérature moderne que nous trouvons mais effectuons également un réapprovisionnement inversé. L’une de nos priorités vise également le fonds Armenika consacré à toute la littérature internationale et dans n’importe quelle langue sur l’arménologie.

Nous avons enfin créé un fonds d’échange de livres et coopérons par exemple avec la Bibliothèque nationale de France qui nous envoie des livres quasiment chaque mois. Elle est très attentive à ce travail et nous expédie des livres d’études arméniennes ainsi que des classiques. Nous avons également conclu un protocole de coopération avec la bibliothèque municipale de Lyon.

Est-ce que les chercheurs arméniens peuvent avoir accès aux sources et journaux scientifiques internationaux avec leur abonnement à la bibliothèque ?

Il existe une association de bibliothèques numériques qui permet d'avoir accès temporairement mais gratuitement à ces ressources internationales en Arménie. Une salle de lecture électronique est dédiée à l'étude de ces bases de données. Nous avons également un contrat avec la Bibliothèque d’État de Russie qui met a notre disposition sa plateforme électronique de thèses CyberLeninka. Nos récentes négociations du Comité de science d’État en sont venues à l’idée que s’il y a un abonnement national aux très grandes maisons d’édition, les lecteurs de la Bibliothèque nationale y auront accès.

Qui est le lecteur type de la bibliothèque aujourd’hui ?

Quelqu'un qui lit beaucoup. L’année dernière, nous avons eu une circulation de plus d'un million trois cent mille livres physiques et de supports de presse à la Bibliothèque nationale. Dans la bibliothèque régionale d’Armavir, la semaine dernière, j’ai vu des livres nouvellement publiés qui étaient déjà usés et en réparation, les gens faisaient la queue pour prendre les livres. L’expérience montre qu’il y a des files d’attente dans les bibliothèques où il y a de la nouvelle littérature.

Les méthodes de lecture ont changé, elles utilisent maintenant les portails de livres électroniques, des livres audios, les quantités ne sont pas vraiment contrôlables.

De même, il existe aujourd’hui d’autres modèles de littérature, il y a des changements de genre, de nouvelles motivations, la littérature est devenue plus légère, plus accessible. Plus personne ne veut lire de littérature sérieuse et nous avons tendance à perdre la capacité à faire travailler le cerveau. Il y a une perception plus légère du texte. En ce sens, nous avons un problème très grave en Arménie : on n’apprend pas aux enfants la manière de lire. Alors que partout dans le monde il existe le concept de score de lecture, a savoir combien de mots un enfant de tel ou tel âge devrait être capable de lire par minute, ces méthodes sont à peine introduites dans nos écoles.

Je pense que le mot "lire" a un peu changé aujourd’hui. Ce n’est plus la seule façon de percevoir l’information, il en existe de nombreuses autres pour acquérir la connaissance. Et ce siècle appartiendra aux professionnels qui sauront appliquer ces différentes formes dans leur travail.