Reprise de l'atelier d'Art dramatique bilingue - Nounée Gharibian et Arman Saribekyan entrent en scène

Arts et culture
24.10.2022

La première session de la saison 2022-2023 de l'atelier d’Art dramatique s'est déroulée à Erevan et à Gyumri avec deux artistes français d’origine arménienne, Nounée Gharibian, critique de théâtre et coach artistique et Arman Saribekyan, comédien au Théâtre du Soleil.

Par Lusine Abgaryan

De retour dans leur pays natal pour partager leurs expériences professionnelles avec un programme aussi chargé que riche, les deux artistes se sont donnés corps et âme au travail avec les stagiaires afin de pouvoir offrir leur maximum en deux semaines.

 

Comment avez-vous décidé de participer au projet et d’offrir aux jeunes stagiaires votre vision du théâtre. Que leur avez-vous transmis ?

Nounée Gharibian :  J’ai eu la chance de travailler avec Serge Avedikian pour préparer son rôle-titre dans le film "Le Scandale Paradjanov". Le contact s’est établi, Serge a eu confiance en moi et m'a proposé de participer. J’étais heureuse de revenir en Arménie après tout ce que j’ai accompli au théâtre en dehors de l’Arménie et les expériences que j’en ai retirées. Je connaissais déjà l’historique et le travail du premier Atelier. Pour moi c’était une possibilité rêvée de parler théâtre ici, en Arménie, avec des jeunes gens.

Je n’ai pas hésité, même si mon travail sur le détail et les nuances, peu spectaculaire, me laissait penser qu'il n'avait pas grand intérêt pour ces élèves arméniens. Serge m'a soutenu le contraire et il a fallu que je prépare en six jours le contenu de mon intervention prévue sur les deux villes. Pour moi c’était un défi, il fallait que je trouve un moyen pour accélérer mon regard et mon écoute.

Arman Saribekyan : J’étais au courant de la première édition de l’Atelier. Après la guerre des 44 jours, j'ai ressenti la nécessité de venir soutenir le pays par les moyens qui sont les miens, à savoir ceux du théâtre, le soutenir de manière professionnelle et contribuer à sa vie théâtrale. C’était aussi une belle occasion de partager mon expérience et mes connaissances avec les jeunes Arméniennes et les jeunes Arméniens.

Après ma première rencontre et ces deux semaines passés avec les jeunes comédiens d' Erevan et de Gyumri, j’ai découvert des gens pleins de talent, d’imagination, de cœur, d’ambition et d’exigence, mais qui peut-être ne disposaient pas des moyens artistiques ou des outils pour pouvoir continuer leur quête professionnelle.

On a réussi à leur transmettre l’espoir, leur donner l'envie d’être exigeant, attentifs au détail, attentifs les uns envers les autres, qu’ils prennent conscience du moment présent. Le retour des élèves a été tellement positif et enthousiaste qu'il nous a mis du baume au cœur pour guérir les petites blessures que nous avions.

C’était important pour les jeunes, mais aussi important pour nous de venir ici et de réaliser où en est la jeunesse théâtrale aujourd’hui à Erevan et à Gyumri.

 

Vous avez choisi de travailler sur l’œuvre de Marguerite Duras, "Hiroshima mon amour", un texte qui parle aussi de la guerre. De quelle façon ces jeunes ont-ils perçu le texte et son auteur ?

A.S. C’était l’idée de Nounée que de travailler sur Hiroshima mon amour de Duras. Je connaissais le texte et l’avais déjà joué en spectacle. Je trouvais que c’était actuel, car inscrit dans une période post-catastrophique. C’est une histoire de guerre, d’amour et de souffrance et qui décrit une manière de sortir de ce traumatisme au travers de l’amour. Dans ce texte de Duras il s’agit de force, de beauté absolue des propos et de l’audace pour pouvoir continuer après un tel traumatisme, comme les Japonais l’ont fait, comme les Français l’ont fait après la Première Guerre ainsi que d'autres peuples qui se sont révélés dans de telles circonstances. Je pensais aussi au traumatisme du séisme de Spitak. Ce texte de Duras est très important et je pense que les jeunes ont tout compris. On a beaucoup parlé du contexte, mais nous avons surtout travaillé les scènes d’amour et je trouve cela encourageant. Pour moi c’était un signe d’espoir et de bonne santé mentale de la part de ces jeunes.

N. G.  Avec Hripsimé Shahinyan qui avait fait le premier Atelier, nous avons traduit "L’Amante anglaise" de Duras et j'ai eu l’idée de proposer des scènes de cette pièce pour l’Atelier. Elle m’a dit qu'"Hiroshima mon amour" est aussi traduit en arménien.

Il y a des thèmes de guerre, de destruction ou d’oppression quand l'un des personnages déclare qu'un peuple décide de dominer un autre peuple et l’anéantir. En transcrivant les textes, je me demandais comment nous allions pouvoir les travailler en se mesurant à ces paroles ?

Le style de Duras permettait aussi de travailler les différences stylistiques et c’était important de montrer qu’il y a des textes dramatiques d'un style différent de ceux de Tchékhov, Molière, Marivaux ou Stanislavsky. Le style durassien est très difficile à manier, il est très imposant. Même dans la traduction, l’organisation et l’expression verbale sont très particulières. Nous avons travaillé en profondeur la construction de la phrase durassienne que les critiques français considèrent comme un style particulier. Le langage détermine aussi les personnages. J’étais très exigeant quand les élèves ajoutaient des mots, en français ou en arménien. Nous les avons sensibilisés à jouer ce style. C’était un travail très difficile que d’aborder ce texte et sa narration. Cette difficulté a aussi contribué à créer un noyau important au sein du groupe.

 

 

Pour ces jeunes artistes à peine francophones, c’était une première expérience. Ils ont travaillé leur texte en français et en arménien. Était-ce intéressant de jongler entre les langues ?

A.S. Je travaillais d’abord le texte en arménien et le retravaillais ensuite en français. Pendant les improvisations, je leur demandais de jongler entre la phrase en français et en arménien, et de repasser de l’arménien au français. L’une des stagiaires m’a dit que le fait de saisir le sens du texte en français leur donnait plus d’imagination et de précision pour le jeu. Ils ont apprécié de jouer en français, mais il leur fallait absolument passer par l’arménien pour se rapprocher de leur sensibilité et enfin passer au français.

On travaillait également le texte en dehors du plateau. Certaines phrases leur échappaient totalement : « Se souvenir du souvenir », par exemple, les avait vraiment intrigués.

N.G. malgré des univers différents, les axes de notre travail avec Arman étaient les mêmes. Les élèves disaient que bien que n'étant pas encore parfaitement francophones, ils ressentaient bien la finesse de jouer Duras en français et regrettaient de ne pas le parler couramment pour mieux le jouer.

Nous avons travaillé sur les constructions des phrases. C’était assez difficile de jongler entre le français et l’arménien car tout le vocabulaire de travail est en français. La manière de penser de la langue, mis à part le vocabulaire, est très différente. C’était difficile de retrouver ces indications en arménien.

 

Vous connaissez évidemment bien ce pays, mais quels sont les problèmes de terrain que vous avez remarqués durant ce travail. Que manque-t-il aujourd’hui aux jeunes artistes en Arménie qui s’initient au théâtre ?

A.S. Comme à beaucoup d’artistes et de jeunes comédiens, il leur manque une expérience de vie qu'ils n'acquerront qu'au cours de leur longues années de carrière. Ce qui leur manque surtout, j’ai eu cette impression, c’est la perspective d’une carrière libre, c’est-à-dire d’un épanouissement artistique en dehors des cadres académiques établis. Il n’y a pas ce terrain d’échange comme en Europe ou en Amérique du Sud d'une vie artistique et théâtrale plus riche. C’est cette perspective d’enfermement qui est pesante.

Les jeunes comédiens qui ont terminé l’Institut, arrivent très vite à travailler dans des théâtres, à faire des mises en scène, et c’est un accomplissement professionnel. Mais cette carrière va très vite et l’horizon est très limité. Il faut trouver plus de moyens d’échanges.

N.G. Cela m’avait étonné qu’on me demande avec quel système je travaille, quelle était mon école : celle de Stanislavsky, de Vakhtangov ou de Meyerhold. Je leur ai expliqué que ce que je leur transmets, c’est le fruit de mon parcours de critique de théâtre, d’expérience de chanteuse, d’actrice, de rencontres avec des metteurs en scène. Je ne posais pas la question à Peter Stein de savoir avec quel système il travaillait. Le système de Stanislavsky avait lui-même changée sur la fin de sa vie et on se demande s'il n'aurait pu évoluer encore, tout comme celui de Beckett. J’ai essayé de leur expliquer qu’un artiste et son geste évoluent tout au long de la vie. C’était difficile de le leur faire comprendre, car ils pensent qu’être acteur c'est faire telle ou telle chose concrète, que c’est très codé. Ils n’ont pas de dialogue avec leurs maîtres. Je trouve que si on leur apprend à travailler avec un seul système, cela réduit leur capacité artistique et imaginaire.

Ces jeunes manquent d’esprit critique et de connaissances. Il y a très peu de littérature en arménien. Cela veut dire que ces jeunes gens n’ont pas accès à la diversité des langages et des styles. Très peu de sources sont disponibles en arménien pour nourrir l'esprit critique et ces jeunes gens ont du mal à l'exprimer.

A.S. Ce qui leur manque c’est la bonne formation. Il ne s’agit pas d'une formation de haut niveau et je pense que ce qu’on leur apprend n’est pas vraiment utile. Si le côté pratique de l'apprentissage n’est pas mis en valeur, il y a enfermement dans les classements, les systèmes, comme s’ils attendaient celui qui miraculeusement allait faire éclore leur talent. Cela n’existe pas, c’est le travail, l’exigence, l’ouverture, les recherches, la lecture, les voyages. Je suis sûre qu’ils vont y arriver.

N.G. L’un des avantages de l'Atelier est de leur permettre d’apprendre le français pour qu’ils puissent profiter de la littérature dans une autre langue. C'est très constructif, l'Atelier permet en très peu de temps à des jeunes d'être secoués par les univers que leurs apportent les différents artistes responsables de chaque session mensuelle.