La plume qui essaye de sauver le monde

Arts et culture
30.03.2019

Mercredi le 27 mars 2019, la Bibliothèque nationale d’Arménie a convié à une lecture ouverte consacrée à Claude Simon, écrivain français majeur et lauréat du prix Nobel de littérature en 1985. Plus précisément,  il s’agissait des traductions arméniennes de ses deux livres : « Le Vent : Tentative de restitution d'un retable baroque » (Editions Antares) et « L’Acacia » (Editions Naïri). C’était la traductrice des romans Chouchanik Thamrazian qui a guidé le public à la découverte d’une expérience et d’une écriture.

Par Anna Baghdassarian

La création littéraire est une œuvre d'art

Après la Seconde guerre mondiale, une nouvelle page s’ouvre dans l’histoire de la littérature française. Une nouvelle génération de prosateurs se rendent compte qu’il faut passer de la littérature politisée à une autre étape. Il faut tourner la page du roman traditionnel balzacien. Le roman français doit représenter le nouvel individu, celui qui a survécu à la crise de la guerre, sa vie intérieure, ses émotions, ses sentiments.

Cette nouvelle génération rejette la notion de héros, l’omniscience de l’écrivain, la cohérence psychologique des personnages et la vraisemblance. Grâce aux techniques, aux innovations et aux expérimentations, ils créent un roman dont le cœur est l’écriture, le style, le mot. Ils rappellent que la création littéraire est une œuvre d'art, et que l'écriture a toujours du pouvoir. Il ne doit jamais devenir l'otage des influences politiques ou sociales.  

Ainsi naît un mouvement littéraire - « le Nouveau roman » - dont l’un des représentants est Claude Simon.

Comme le fait remarquer Chouchanik Thamrazian, les auteurs de ce mouvement sont très différents l’un de l’autre. Mais les particularités de la plume simonienne, sa profonde poéticité, la pathétisme tragique et le contenu humain, sont les plus soulignées. « Si les auteurs de ce mouvement littéraire transformaient parfois le roman en un jeu intellectuel très intéressant, contrairement à ça, Claude Simon créait, avec ses héros anémiques et avec un sujet qui s'épaississait pas et qui était loin de devenir un sujet, des romans où il avait une histoire, dont l’intrigue était très humaine, dont l’axe étaient des gens avec leurs destins »

Comme les fragments du miroir brisé…

En 1957 Claude Simon publie son roman « Le Vent : Tentative de restitution d'un retable baroque », aux Editions de Minuit qui était considérée comme celle de la publication des auteurs du Nouveau roman.

D’après la traductrice, cette œuvre peut être perçue sur deux niveaux : « Le première, c’est que c’est une histoire originale sur le destin humain, sur une personne seule qui se confronte à une dualité insoluble entre l’ordre et le chaos, pour comprendre que les deux vivent en elle, que ce conflit n’a pas de fin, que la vie est basée sur ces deux principes. Il ne reste que s’adonner à ce courant. Le deuxième niveau c’est que ce roman est une métaphore unique sur la perception de l'écriture elle-même, qui est typique de Simon. On peut dire, l’écriture erre, n’ayant pas un point de mire précis. Elle se ramifie, perd parfois tout, recule et n’arrive pas souvent au point de dénouement »,-explique Chouchanik Thamrazian.   

Elle trouve que du point de vue de sa narratologie, le roman est vraiment virtuose. La tentative de restitution d'un retable baroque devient le motif du roman. « Ce qui est intéressant, c’est que toute l’histoire est tissée autour de cette tentative de restitution. Pourquoi restituer ? Car l’auteur du récit n’était pas personnellement présent, et il doit le restituer, en se basant sur les témoignages et sa propre imagination. Naturellement, souvent les témoignages sont contradictoires, et le lecteur a l’impression d'avoir affaire aux fragments d’un miroir brisé. Ainsi, l’histoire, avec ses embranchements et ses tournants devient tentative de restitution d'un retable baroque ».

Quant au personnage, la particularité c’est qu’il est réfracté. Évidemment, en écrivant le roman, Claude Simon est resté fidèle à son amour éternel pour Dostoïevski. Les personnages, et surtout Montès, personnage principal, est le fruit de l'inspiration par Mychkine de « L’Idiot ». Et en général, les marges du roman respirent par Dostoïevski.

Dans ces couloirs de la pluie de mémoire et du présent

Lors de la rencontre, la traductrice est également revenue sur le fabuleux roman de Claude Simon, « L’Acacia », publié en 1989, aux éditions de Minuit, quatre ans après l’obtention du prix Nobel. C’est un roman qui couvre une immense plage d'espace et de temps.
« Pour moi, c'est le roman le plus puissant de la littérature française jusqu’à présent. Dans le livre, d'une manière impitoyable mais aussi avec un profond regard sauvant la beauté, Claude Simon trace très précisément le retour progressif d’un soldat déçu par tout, un soldat qui a vu l’absurdité de la guerre et de l’héroïsme »,-raconte  la traductrice.

Chouchanik Thamrazian explique que dans « L’Acacia », Claude Simon se met à une tâche proustienne : transformation du temps physique en temps interne: le temps, qui a une réelle signification pour l’auteur, le temps, où le récit naît. En errant dans ces couloirs de la pluie de mémoire et du présent, il essaye de trouver l’espace, où la naissance du récit est possible. La preuve en est la fin de « L’Acacia ». Le soldat, qui est Claude Simon lui-même, est assis devant la fenêtre. Il aperçoit le feuillage de l'acacia à peine agité par la brise et commence à écrire. Et l’acacia, c’est quoi ? C’est le monde, c’est la membrane vitale que l'artiste essaye de sauver, en le couvrant de ses mots.