35 ans après, que reste-t-il du Mouvement Karabagh ?

Opinions
21.02.2023

Le 20 février 1988, le Conseil des députés du peuple de Stepanakert demande le transfert de souveraineté de l'oblast autonome du Nagorny-Karabagh de l'Azerbaïdjan à l'Arménie soviétique.

En écho, une gigantesque manifestation rassemblant des milliers de partisans est organisée à Erevan, point de départ d'un vaste mouvement populaire qui marquera l'éveil d'une libre opinion publique et la transformation du peuple arménien. Le mouvement Karabakh vient de fêter ses 35 ans, ses revendications demeurent malheureusement au cœur de l'actualité et de celui de tous les Arméniens.

Levon Zurabyan, vice-président du Congrès National Arménien, revient sur l'événement.

Propos recueillis par Olivier Merlet

 

35 ans après, que reste-t-il du Mouvement Karabagh ?

« La période actuelle se fait l'écho d'une vaste propagande d'État qui tente de convaincre l'opinion que le mouvement du Karabagh nous a conduit en erreur. Selon cette propagande, toutes les décisions prises depuis 1988 se seraient révélées néfastes, comme un enchaînement d'erreurs d'appréciation et de stratégie erronée, conduisant à tous les désastres que nous connaissons aujourd'hui. Le mouvement du Karabagh serait ainsi seul responsable de nos malheurs actuels, l'agenda de la séparation du Karabagh de l'Azerbaïdjan relevait d'une décision aventureuse, il était clair qu'aucun état du monde ne la reconnaîtrait, en l'acceptant, nous n'avions fait que faire pousser les racines de la défaite de 2020. C'est en ces termes les reproches qu'on lui adresse.

Sur un autre registre, certains argumentent même qu'en abandonnant le slogan de réunification des débuts au profit du concept d'indépendance, puis à en prendre également ses distances pour finalement le rejeter comme Levon Ter Petrossian a dû le faire en 1994 et en 1997, le mouvement avait démontré sa totale inconsistance et adopté une position défaitiste, concédant l'idée d'un retour du Karabagh au sein de l'Azerbaïdjan.

Cette propagande est actuellement très active mais c'est une pure falsification de l'histoire. Les origines du Comité Karabagh étaient tout d'abord motivées par cette crainte de génocide et d'épuration ethnique des Arméniens du Karabagh, confirmée par les massacres de Sumgaït en février 1988. Auparavant, déjà, la mise en place par l'Azerbaïdjan d'une politique de changement démographique avait fait chuter la population arménienne du Karabagh en quelques années de 96 à 75%. Il fallait donc absolument sauver ces gens et la seule solution, c'était de réunifier le Karabagh et l'Arménie.

Si nous étions partis sur cette idée, c'est qu'à époque nous étions sous le régime soviétique, l'une des quinze Républiques de l'Union. Il n' était pas question de "communauté internationale" ni de quoi que ce soit d'autre,

C'était un problème interne à l'Union soviétique dont la Constitution admettait tout à fait le transfert de souveraineté d'une entité autonome d'une République à une autre.

Bien sûr, il y avait une procédure à respecter qui sous-entendait le consentement de chacune des parties. Nous sommes allés au bout de ces procédures, la demande déposée par le Haut-Karabagh a été reconnue et acceptée par l'Arménie bien sûr, mais pas par l'Azerbaïdjan. Le présidium du Soviet suprême a rendu son arbitrage en rejetant cette demande. Ce que je veux dire, c'est qu'il y avait une procédure constitutionnelle pour résoudre ce problème qui relevait du droit constitutionnel de la seule URSS. Dans un tel régime totalitaire, il n'aurait pas pu en être autrement de toutes façons.

Lorsque l'Union soviétique a brusquement disparu trois ans après, nous nous sommes retrouvés dans un cadre non plus régit par un ordre constitutionnel interne mais par le droit international et l'ordre de la communauté internationale, tels que définis par la charte des Nations-Unies et qui ne permettait plus ce transfert d'autonomie. Ainsi le changement de discours dont je parlais tout a l'heure, de l'unification à l'indépendance a été rendu nécessaire.

Par ailleurs, le 10 décembre 1991, quelques semaines avant la dislocation de l'Union soviétique, le Karabagh avait organisé un référendum sur son indépendance. Lors de la signature des accords d'Alma-Ata actant la reconnaissance mutuelle de l'intégrité territoriale des Républiques ex-soviétiques au sein de de la Communauté des États Indépendants, l'Arménie a fait valoir une réserve ratifiée par son parlement stipulant, en référence au Karabagh. Celle-ci précisait que toute entité autonome au sein des républiques de l'ex-Union soviétique qui se serait préalablement prononcé par référendum sur son indépendance; pourrait également devenir un État membre à part entière de cette toute nouvelle CEI.

Lorsque Nikol Pashinyan dit que par la signature des accords d'Alma-Ata, l'Arménie a déjà reconnu l'intégrité territoriale de l'Azerbaïdjan, il dupe son monde. Nous ne l'avons pas reconnu comme il l'entend, nous avons dit « d'accord, mais le Karabagh garde son droit à devenir un État indépendant ». Si Nikol Pashinyan veut régler la question en reconnaissant le Karabagh comme partie intégrante de l'Azerbaïdjan, alors il doit modifier la décision prise en son temps par le Parlement arménien. »

Nous n'avons jamais exprimé de revendications territoriales envers l'Azerbaïdjan. Nous n'avons jamais dit que le Karabagh était arménien mais qu'il réclamait son indépendance et que nous soutenions cette décision pour l'aider à se protéger des risques de génocide qui le menaçaient.

« Les résolutions du Conseil de sécurité auxquelles Aliyev faisait allusion lors de sa récente intervention à la Conférence de Munich n'ont jamais reproché aux Arméniens l'occupation de quelque territoire que ce soit mais à des « forces arméniennes locales », en demandant à l'Arménie d'user sur elles de son influence pour mettre fin à cette occupation. La résolution la plus significative émane d'ailleurs de l'OSCE qui, lors d'une réunion à Budapest en 1994, identifie les parties prenantes au conflit comme l'Arménie, l'Azerbaïdjan et le Haut-Karabagh, revenant à signifier que même la communauté internationale, d'une certaine façon, reconnaissait le Karabagh comme une entité indépendante et un sujet de droit international.

La communauté internationale n'a jamais considéré l'Arménie comme un État agresseur, jamais.

En 1997, de même, le groupe de Minsk avait élaboré un texte stipulant que le statut final du Nagorno-Karabagh serait soumis à examen et approbation des trois parties en présence, ce qui de fait offrait au Karabagh un fauteuil à la table des négociations en tant qu'État indépendant

Nous étions victorieux dans tous les sens du terme, militairement et diplomatiquement. C'était vraiment la réussite la plus importante de notre diplomatie : nous avions fait en sorte que la communauté internationale reconnaisse le droit du Karabagh à participer aux négociations et à décider du choix de son destin. »

La seule chose que nous aurions dû mener jusqu'au bout c'était de proposer la rétrocession à l'Azerbaïdjan des territoires autour du Karabagh. Cela nous aurait permis de consolider notre victoire et de la couronner par la signature d'un accord de paix. Le pire, c'est que l'Azerbaïdjan acceptait cette idée. L'Arménie la proposait et l'Azerbaïdjan l'acceptait. C'est le Karabagh qui l'a rejeté, poussé par des considérations politiques maximalistes, les autorités du Karabagh ont-elles-mêmes refusé le compromis.

« Nous étions parvenus à tout ce que nous pouvions espérer et au lieu de parachever notre succès, nous avons enterré l'Arménie dans vingt années de statu quo. Et donc que reste-t-il aujourd'hui ? Nous sommes désormais dans une situation de faiblesse extrême parce que nous n'avons plus d'atout, plus rien. Du point de vue diplomatique, il serait impératif d'avoir au moins quelques cartes à jouer, des choses à négocier, aujourd'hui nous n'avons plus rien. Et l'Azerbaïdjan se trouve dans une position de pouvoir recourir à la force pour dicter ses volontés. Nous sommes dans une position d'extrême vulnérabilité. »

 

Dire que vous êtes pessimiste est donc un euphémisme?

« Il nous reste si peu.

Malgré tout, il semble que la Russie tienne au maintien d'une population arménienne au Haut-Karabagh, hors du contrôle de l'Azerbaïdjan, de façon à pouvoir justifier la présence sur le terrain de ses forces d'interposition. S'il y a accord entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, elle ne se justifie plus. Mais la Russie est prise entre deux feux car d'un côté, du fait de la situation internationale, l'Azerbaïdjan a moins peur de la Russie et se montre plus agressif, et d'un autre côté, la Russie ne peut pas intervenir contre l'Azerbaïdjan sans compromettre ses intérêts avec la Turquie. Et la Russie y prête actuellement la plus grande attention, elle reste donc très prudente. »

 

Pensez-vous qu'il existe encore aujourd'hui en Arménie un groupe de jeunes gens motivés, comme en 1988, pouvant représenter une force et un espoir pour le futur ?

« La situation aujourd'hui est complètement différente de ce qu'elle était en 1988. À l'époque, c'était l'Union soviétique, Gorbatchev avait impulsé les premières reformes, les prémices d'un processus démocratique, les gens étaient encore complètement "vierges", au sens politique du terme. Le pouvoir central allait en s'affaiblissant et il en émergeait un tout nouveau système de pensée, tout à fait original et autochtone, idéaliste peut-être mais surtout très original dans le sens où il n'était sujet à aucune influence extérieure.

Aujourd'hui, la situation est très différente, la société est très fragmentée, beaucoup plus qu'à époque. Avec le développement des réseaux sociaux, il n'y a plus de système de pensée originale qui ne soit manipulé par des courants de pensée venus de l'étranger, par différents groupes plus ou moins violents, des influenceurs de divers pays, de Russie, de l'Ouest, on ne sait même plus d'où proviennent ces manipulations.

Le mouvement de 88 était absolument original et reflétait exactement les attentes du peuple d'Arménie. Nous avons perdu tout cela.

Encore une fois, il est très difficile aujourd'hui de formuler une pensée originale et d'en établir l'agenda correspondant. Mais je ne veux pas abandonner, c'est une passe très difficile mais je pense que c'est toujours possible. Peut-être avons-nous besoin d'une impulsion, d'un choc supplémentaire…  »

 

De quel choc supplémentaire l'Arménie aurait-elle donc encore besoin, quel choc lui a été épargné ?

Les gens ont-ils besoin comme leçon pour apprendre de l'histoire.

Si Ter Petrosyan a répété pendant des années ce qu'il fallait faire et que l'histoire lui donne aujourd'hui raison, on pourrait être en droit de s'attendre à ce que les gens se disent : « effectivement, nous devons changer, nous aurions dû l'écouter ». Mais visiblement, ça ne marche pas comme cela, malheureusement, on ne constate pas de réel changement dans les esprits. Les gens ont du mal à revenir sur leurs erreurs, c'est psychologiquement difficile.

Vous connaissez ce jeu qui consiste à s'accuser mutuellement… « Ter Petrosyan avait raison, mais il n'a pas fait signer les accords de 1997. Pourquoi ? C'est lui qu'il faut blâmer ». On peut trouver toutes sortes de justification. Les généraux ont eu tort, Kocharyan et Sargsyan ont eu tort, Ter Petrosyan a eu tort, tort de ne pas être plus cohérent dans sa politique et plus résolu, peut-être, dans sa mise en place.

Oui Serge et Kocharyan ont bloqué le pays. Peut-être que si nous avions été plus innovant, nous aurions pu construire une meilleure défense en l'occurrence. Peut-être que si Ter Petrosyan était parvenu à convaincre Vazgen Manoukyan de le soutenir…

Nikol Pashinyan a accumulé les stupidités qui ont amené à ce désastre mais ce qui y a le plus contribué, ce dont nous n'avons pas su faire preuve stratégiquement, en tant que nation depuis 40 ans, c'est de ne pas avoir su comprendre que l'Azerbaïdjan était en train de changer de dynamique et de renverser les équilibres, de passer de sa position de vaincu aux moyens d'assurer sa revanche.  Et à ce niveau-là, Nikol Pashinyan a sans doute été et le pire car non seulement il s'est montré inapte à prévoir les évolutions à long terme mais il n'est même pas capable de sentir le danger lorsqu'il devient imminent.

Pour résumer la situation, nous avons aujourd'hui un plan de paix russe dont le contenu semble être de dire « donnons le corridor de Latchine aux Arméniens, celui du Zangezur aux Azerbaïdjanais et gardons le contrôle sur les deux, veillons au développement de relations pacifiées et assurons ainsi le règlement positif des problèmes de tout le monde ». Chaque nation obtient ce qu'elle veut.

Du côté de l'Occident, pour qui la préoccupation principale est de contrer l'influence russe, ce plan n'est évidemment pas envisageable. Pour eux, la meilleure solution serait d'attendre que l'Azerbaïdjan et l'Arménie parviennent à un accord sur la question du Karabagh, ce qui délégitimerait totalement la présence des forces russes dans la région.

Et il faut bien comprendre à ce sujet que si le Karabagh est réintégré à l'Azerbaïdjan, aucun Arménien n'y restera et la question du Karabagh sera définitivement close. Mais il n'y aura pas non plus de Zangezur.

Les deux plans sont donc là, sur la table, et l'Arménie doit décider duquel choisir sachant que l'Azerbaïdjan est en position de force et tirera de toutes façons bénéfice des deux solutions. Dans le cadre du plan russe, elle obtient le corridor du Zangezur, dans le cadre du plan occidental, le Karabagh devient partie intégrante de son territoire. Elle est gagnante sur les deux tableaux et en joue d'autant plus facilement du fait de ses ressources, bien plus nombreuses que celles de l'Arménie, et de l'intérêt qu'il représente à bien des égards, tant pour les Russes que pour les occidentaux.

Cela place l'Arménie dans une position délicate et vulnérable, et plus encore si l'on considère le scénario d'un retrait russe du Caucase. Que restera-t-il à l'Arménie dans ce cas ? L'Iran ? Téhéran pourrait effectivement réagir militairement contre l'Azerbaïdjan à la prise du Zangezur par la force. Mais nous entrerions là dans une spirale stratégique d'une autre violence et d'un enchaînement de conflits d'intérêts, ceux de la Turquie et d'Israël en premier, scénario dans lequel cette fois, les Occidentaux deviendraient les alliés des Azéris et non plus des Arméniens. Tout est devenu très compliqué et très dangereux.

Je vois un aspect positif dans le fait d'inviter au déploiement d'une mission d'observateurs européens en Arménie. Sa présence sur le terrain peut effectivement freiner voire retenir les ardeurs agressives de l'Azerbaïdjan. Mais dans ce cas, pourquoi rejeter celles d'observateurs russes ou de l'OTSC. Qu'on les laisse faire leur métier et plus nous aurons d'observateurs, de moniteurs, plus nous gagnerons en protection. Faire le choix d'un seul camp comme le fait Pashinyan est très dangereux pour l'Arménie. Je n'y serais pas opposé si cette option était aussi accompagnée de troupes, d'un support militaire, mais il y a rien de tout cela et il n'y aura rien.

Maintenant, si vous me demandez mon avis sur la meilleure des deux solutions, je serais bien embêté de vous répondre parce qu'il serait très prétentieux dans la dynamique d'affrontement entre l'Ouest et la Russie que nous connaissons aujourd'hui de dire quel camp va l'emporter. Il est par conséquent très important d'avoir des relations avec les deux côtés et d'essayer d'en tirer tous les bénéfices. C'est la seule solution qui s'offre à nous. »