Artsakh : vers un génocide au 21e siècle?

Opinions
27.03.2023

L'analyste politique franco-arménien et secrétaire du Cercle d’Amitié France-Artsakh Laurent Leylekian  livre sa vision de la tragédie en cours au Nagorny-Karabagh. Le Courrier d'Erevan vous en fait part aujourd'hui sous son titre original : « Artsakh : vers un génocide au 21e siècle? » 

 

Depuis le 12 décembre dernier, l’enclave arménienne d’Artsakh, que la communauté internationale persiste à appeler Haut-Karabagh, endure un blocus total de la part de l’Azerbaïdjan. Tout manque désormais dans cette petite république autodéterminée du Sud- Caucase qui survit sur un territoire largement amputé depuis la guerre : la nourriture, les médicaments, l’énergie.

Ce blocus avait été initialement mis en place par de prétendus « éco-activistes » qui allèguent des risques environnementaux que ferait courir l’exploitation minière dans ce pays. Un argument qui fait sourire lorsqu’on connaît les ravages environnementaux qu’inflige l’extraction pétrolière en Azerbaïdjan et lorsqu’on sait que cette même exploitation minière aurait été promise par le régime de Bakou à l’Anglo Asian Mining Company. Du reste, le prétexte écologiste a depuis lors été abandonné puisque ce sont des soldats azerbaïdjanais en armes qui suppléent maintenant les fonctionnaires azerbaïdjanais déguisés en « éco- activistes ». Et pour faire bonne mesure, Bakou sabote régulièrement les infrastructures d’acheminement qui approvisionnent en gaz et en électricité la République d’Artsakh à partir de l’Arménie voisine.

Depuis le 20 janvier, c’est donc la famine qui menace et le gouvernement artsakhiote distribue à toute la population du pays, soit 120 000 personnes, des tickets de rationnement répartis comme suit : un kilo de riz, de sarrasin, de pâtes, de sucre et d’huile par mois et par personne. En raison de l’absence de chauffage et par des températures largement inférieures à zéro, l’ensemble des crèches, écoles primaires et secondaires du pays ont été fermées privant les quelques 20 000 enfants du pays d’une scolarité normale. Enfin, le blocus induit également de graves problèmes de santé, l’ensemble des quelques six cents interventions chirurgicales prévues par l’hôpital de Stepanakert ayant dû être annulées en raison des coupures d’électricité. On compte déjà des morts et de nombreux patients dans un état grave, dont des enfants et les nourrissons du service de néonatalogie, inspirent désormais l’inquiétude même si les efforts du CICR ont permis l’acheminement de soixante-seize d’entre eux vers l’Arménie voisine. C’est aussi le CICR et le contingent de soldats russes de maintien de la paix qui acheminent désormais quelques cargaisons de vivres en Artsakh mais dans des proportions insuffisantes de deux ordres de grandeur pour permettre une vie normale dans un pays qui meurt à petit feu.

Cette situation dramatique est la conséquence directe de la guerre perdue par les Arméniens, d’Arménie et d’Artsakh, contre l’Azerbaïdjan à la fin 2020. En termes militaires, ce conflit s’est révélé archétypique des formes nouvelles prises par la guerre moderne, au point d’être déjà devenu un cas d’école de cette fameuse hybridité mêlant emploi massif de drones, contre-mesures électroniques, forces spéciales, djihadistes - importés par l’Azerbaïdjan et employés comme chair à canons - et opérations psychologiques de désinformation et de démoralisation. Une forme d’agression menée sous commandement turc à laquelle la partie arménienne n’était nullement préparée et qui a littéralement enfoncé ses lignes de défense pourtant réputées solides mais fondées sur des doctrines d’engagement dépassées. Les Arméniens y ont par exemple laissé quelque deux cents chars – T72 et T90 – ce qui représente peu ou prou l’intégralité du parc français !

En quarante-quatre jours, l’Azerbaïdjan a recouvré l’ensemble des zones de sécurité (no man’s land) que les Arméniens maintenaient autour de l’Artsakh ; Mais il occupe aussi désormais environ un tiers du territoire artsakhiote proprement dit dont la ville emblématique de Chouchi, capitale historique du pays située sur un promontoire rocheux qui domine Stepanakert, l’actuelle capitale du pays. Il faut souligner qu’au-delà de l’occupation, c’est une véritable épuration ethnique qui s’est déroulée puisque ces territoires sont désormais vides de toute présence arménienne et même de toute présence humaine à l’exception des régiments d’occupation. Les rares Arméniens restés sur place ont été assassinés ou déportés dans les geôles de Bakou.

Politiquement parlant, ce conflit a réinstallé la Russie dans la région. C’est Moscou qui a sifflé la fin des hostilités, imposé à l’Azerbaïdjan un cessez-le-feu et la présence de ses propres troupes en tant que forces de maintien de la paix. Ces troupes sont localisées un peu partout en Artsakh, le long de la frontière arméno-azerbaïdjanaise mais aussi à Aghdam, c’est- à-dire en Azerbaïdjan ce qui constitue une première depuis la fin de l’Union soviétique. Effet collatéral de ce nouvel état de fait, l’éviction totale des Occidentaux de la région. Le sort de l’Artsakh, de l’Arménie et même de l’Azerbaïdjan dépend désormais uniquement des tractations et des rapports de force entre Russes et Turcs.

Cette situation est particulièrement dangereuse pour l’Artsakh bien sûr mais aussi pour l’Arménie proprement dite. Grisé par sa victoire et ivre de nouvelles conquêtes, Ilham Aliev n’hésite pas désormais à revendiquer ouvertement tout le sud de l’Arménie – la province du Siounik – et même sa capitale Erevan. Il est encouragé en cela par la Turquie dont les ambitions panturquistes sont plus d’actualité que jamais mais il bénéficie aussi d’une certaine complaisance russe pour trois raisons : d’une part, Moscou doit composer avec Bakou pour éviter que l’Azerbaïdjan ne devienne totalement un protectorat turc ; d’autre part, le « corridor sud » que Bakou revendique à travers l’Arménie entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan qu’il occupe déjà permettrait à Poutine de renforcer sa mainmise sur l’Azerbaïdjan… si la Russie en assurait le contrôle comme le prévoit les termes du cessez-le-feu (ce qui n’entre bien sûr pas dans les plans de Bakou qui prévoit lui un pur transfert de souveraineté de l’Arménie à l’Azerbaïdjan) ; enfin, indépendamment de tout le reste, le maintien d’une zone de conflictualité est vital pour Moscou qui y puise la légitimité de son maintien régional via les « forces de maintien de la paix ». Si Erevan a bien compris que la survie de l’Arménie ne tient plus que jamais qu’aux Russes, les sentiments hostiles à ce « faux-frère » dominent néanmoins maintenant dans la rue.

En conséquence de ce qui précède, l’Artsakh apparaît doublement menacé : per se d’une part puisque l’objectif avoué d’Aliev est de procéder à l’épuration ethnique totale de ce territoire. L’Azerbaïdjan a récemment annoncé que « ceux qui voulaient partir le pouvaient ». Pour Bakou, les Arméniens autochtones ont donc le choix entre la valise ou le cercueil. Mais la menace est redoublée car, même si cela relève plus du fantasme que de la réalité, l’attaque du Siounik que projette Aliev pourrait être mise en danger par la présence de 120 000 Arméniens encore en Artsakh et qui pourraient éventuellement prendre les troupes azerbaïdjanaises à revers.

Face à ce désastre, les Européens sont confrontés à leurs contradictions comme à leur pusillanimité. Les fameuses « valeurs européennes » s’arrêtent là où commencent les contrats gaziers et pétroliers avec Bakou. On appréciera tout le cynisme de l’affaire en précisant que l’Azerbaïdjan a conclu un traité d’alliance stratégique avec la Russie deux jours avant le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine et que le gaz azerbaïdjanais acheté par l’Europe est compensé par du gaz russe sur le marché intérieur de la dictature caucasienne. Il est même vraisemblable que ce soit directement du gaz russe ré-étiqueté azerbaïdjanais vu l’insuffisance de la production domestique au regard des besoins européens. Un véritable bonneteau donc, par lequel l’UE contournerait ses propres sanctions ! Quant à la France, la forte et remarquable mobilisation des élus locaux, régionaux et même nationaux n’a pour l’instant pas convaincu l’exécutif de mettre en place des actions concrètes au-delà des protestations d’amour à l’égard des Arméniens. La mise en place d’un pont aérien de ravitaillement de l’Artsakh réclamée à cor et à cri par Erevan et par Stepanakert est pour l’instant restée lettre morte et Paris ne semble pas non plus pressé de fournir une quelconque assistance logistique ou sécuritaire à l’Arménie.

C’est finalement du bout des lèvres que Bruxelles a accepté de proroger la mission civile qu’elle avait mise en place fin 2022 afin de surveiller et d’assister à la délimitation de la frontière arméno-azerbaïdjanaise. La France devrait contribuer à hauteur de quarante gendarmes à cette mission qui doit mobiliser deux cents Européens. En termes techniques, on doit sincèrement souhaiter bonne chance à cette mission qui se heurte en vérité au problème politique de fond : les frontières internationales entre Arménie et Azerbaïdjan n’ont en fait jamais été fixées, pas plus du reste que dans une grande partie de l’ancienne Union soviétique. Ce que nous faisons mine de considérer comme des frontières d’État sont en vérité des délimitations administratives assez arbitraires qui furent fixées au gré de l’avancée tsariste dans le Caucase au 19e siècle puis au gré des humeurs soviétiques qui ont souvent varié comme l’atteste par ailleurs le cas emblématique de la Crimée.

À cette aune, le détourage même de l’ancien oblast du Haut-Karabagh, sa séparation du continuum géographique arménien et son inclusion dans l’Azerbaïdjan soviétique apparaissent comme des opérations politiques parfaitement artificielles. En la matière, les entériner constituerait une sorte de justification posthume de l’URSS mais aussi du bafouement par l’Azerbaïdjan de toutes les normes du droit international. À cet égard, la stupéfiante soumission des Occidentaux aux injonctions d’un petit potentat oriental – rappelons que le PIB de l’Azerbaïdjan se situe entre celui de l’Uruguay et de la République démocratique du Congo – devrait sérieusement nous interroger sur notre capacité à peser sur les grandes orientations du monde.

Source : ASAF

 

N.B  : Laurent Leylekian est chargé d’affaires européennes à la Direction des Affaires Internationales de l’ONERA, le centre de recherches aérospatial français. Il est également analyste et expert en communication politique, Président fondateur d' "Eunoos Affaires Publiques", société de conseil en communication et en stratégie basée à Paris.

Ancien directeur de la "Fédération Euro-Arménienne pour la Justice et la Démocratie" ainsi que de "France-Arménie magazine", il est aujourd'hui membre de "l'Observatoire arménien" et secrétaire du "Cercle d’Amitié France-Artsakh".