Retour à Kornidzor - vivre à l’ombre de la frontière

Société
02.05.2024

De l'ombre à la lumière, les projecteurs sont aujourd'hui braqués sur d'autres villages, "les quatre du Tavush". Il y a sept mois, à l'autre extrémité de la frontière, il faisait pourtant la Une de de l'actualité mondiale. Village-frontière des confins du Syunik, Kornidzor continue de vivre la guerre en sourdine. Malgré l’interruption des conflits et le retour à la vie ordinaire, le village doit composer avec une frontière encore imprévisible.

Par Paul Lombaert et Victor Demare.

 

À Kornidzor, village des confins du Syunik qui marquait, avant septembre 2023, l'extrémité arménienne du corridor de Latchine, "la fenêtre médiatique s'est refermée", glisse une journaliste indépendante française. Les colonnes de réfugiés fuyant l'Artsakh repris par l'armée azérie, les voitures de la Croix-Rouge, les caméras et les microphones de la presse ont disparu du paysage, cédant la place à des camions militaires sporadiques qui transportent plusieurs fois par jours quelques douzaines de soldats, des tranchées frontalières aux bases arrières et inversement.

Une activité presque immobile occupe les rues vides de Kornidzor. Des soldats trompent leur ennui en fumant des cigarettes Ararat bleues aux alentours de la caserne située au centre du village. Deux à deux, parfois seuls, des fantassins réalisent de lentes patrouilles, la jugulaire ballante et le casque de travers, une kalachnikov antique passée à l'épaule. Le quotidien villageois n'en semble pas altéré. Les institutrices de l'école mènent des grappes d'enfants au nouveau terrain de jeu en plein air qui marque l'entrée de Kornidzor. Elles saluent les mères revenant de l'épicerie les bras chargés de commissions. L'après-midi, les vieillards sortent des maisons et se rejoignent pour bavarder sur des bancs publics.

Parmi les dernières traces de la crise sociale et humanitaire de septembre dernier, la maison associative "Kornitun" (la contraction de Kornidzor et "tun", "la maison"), ouverte en février 2023 par l'organisation non-gouvernementale (ONG) All for Armenia, fut à l'automne la tête de pont des distributions d'aides d'urgence aux familles affluant par le corridor de Latchine. Depuis, l'endroit encore en cours de rénovation est animé par Abigail, bénévole anglaise arrivée en février 2024, qui propose aux enfants de Kornidzor des activités parascolaires et accueille, à "la maison", quiconque en fait la demande.


Atelier d'enfants à la "Kornitun"

Dans le milieu restreint des journalistes, des fixeurs et des humanitaires qui triangulent entre l'Europe, les Etats-Unis et le "terrain" arménien, l'information a circulé rapidement. Dans les hauteurs du nord-est de Goris, au milieu de ce chapelet de villages qui ne compte ni hôtel ni chambre d'hôte, il existerait un refuge où l'on dort à l'œil et serait comme un balcon suspendu sur la frontière et l'Artsakh. Une fois sur place, cependant, les curieux sont comparables au renard de la fable, « pris, qui croyaient prendre ». Le jour, l'actualité a déserté les rues. En premier lieu l'actualité reine : celle de la guerre. L'enlisement des négociations de paix entre les administrations Pashinyan et Aliyev donne lieu à l'extrême ralentissement de l'activité frontalière, que ne rehaussent que quelques anecdotes qui ont pourtant cessé de mordre sur la chronique locale. Le soir de notre arrivée, des coups de feu sont entendus dans la vallée de l'Aghavno, ils auraient été engagés depuis les positions azéries. Au réveil, fixeurs et journalistes sont en état d’alerte, mais aussitôt refroidis par l’indifférence des riverains et les dénégations du maire du village.

 

« Tout va bien »

Les villageois seraient las des journalistes, arrivés par centaines en septembre avant de repartir aussitôt. « Ne vous offensez pas, mais nous n'avons pas confiance en vous, déclare Mme. Simonyan, professeure privée de russe et d'anglais. Les journalistes ne sont d'aucune utilité aux gens du village ». Les représentants de l'État ne cachent pas davantage leur impatience, se repliant derrière des propos convenus. « Tout va bien, nous n'avons aucun problème. Il n'y a rien d'anormal par ici » : telle est la principale information que voudra bien nous partager l'édile de Tegh, l'agglomération de villages adjacente à la commune de Kornidzor.


Tout va bien

Assise dans la cuisine au premier étage de la maison Kornitun, Abigail discute avec Nona, la fille aînée des voisins, en attendant les enfants qui doivent participer à sa classe de quatre heures. « Des enseignements de socialisation et du travail émotionnel » - jeux de carte et de société, dessin, danse, yoga et méditation, auxquels une dizaine de garçons et filles s'adonnent fous de joie. Abigail et Nona ont respectivement vingt-cinq et vingt-quatre ans. Ce sont les deux seules femmes de cet âge à Kornidzor. Après deux mois de volontariat, la solitude et l'isolement du village commencent à peser sur "Abi" : la barrière de la langue résiste malgré son assiduité aux leçons d'arménien ; les familles et la notabilité demeurent réservées ; le seul autre bénévole d'All for Armenia travaille depuis Erevan, tandis que l'encadrement de l'ONG conserve ses distances. Aucun véhicule n'a été mis à sa disposition. Nona, principale alliée d'Abigail, abonde :  « Toutes les filles du village sont parties une fois passés vingt ans. Il n'y a rien à faire ici, surtout pour les adolescents. Et pas de travail ».

C'est la famille de Nona qui a vendu la maison appelée à devenir la "Kornitun" aux fondateurs d'All for Armenia, des Français de la diaspora. Elle est contiguë à la sienne, et appartenait à un oncle parti s'établir à Rostov-sur-le-Don, dans la Fédération de Russie. Le père, aidé du frère cadet de Nona à peine revenu du service militaire, a à charge d'achever sa construction et sa rénovation. Reste à finir la charpente, à isoler les combles, puis à viabiliser deux pièces supplémentaires afin de transformer une partie de la maison en "guesthouse", dans l'objectif d'encourager le tourisme dans le Syunik.

 

« Toutes les journées sont identiques »

Nona, quant à elle, étudie l'anglais à domicile après un diplôme en management à l'Université de Goris et une formation de six mois au métier de fleuriste en Russie. Ses deux meilleures amies, rencontrées pendant ses études supérieures, se sont mariées et installées loin de Kornidzor, la première à Erevan et la seconde à Moscou. Nona se prépare à partir à son tour, "bientôt", vers Erevan, pressée par le besoin de travailler. Pour l'instant, toutefois, elle se refuse à quitter le village. « Je ne peux pas »! Chaque jour, après la matinée dédiée à l'anglais, elle aide Abigail pour sa classe de quatre heures, où elle officie comme auxiliaire et traductrice. Elle part ensuite se promener le long du chemin qui ceinture le village par le nord, en amont des tranchées arméniennes dissimulées et face aux montagnes de l'Artsakh. La sente en terre conduit à la route de Latchine, un village désormais azéri et visible de l'autre côté de la vallée. « C'est toujours le même chemin, je le préfère aussi bien les jours où je suis triste que les jours joyeux ». À son retour, Nona prend part à une partie de volleyball avec les garçons du village, organisée en travers de la rue et ponctuellement interrompue par le va-et-vient des voitures ou de quelques blindés légers. « Toutes les journées sont identiques ».

« Les gens d'ici ont du mal à s'engager et à promettre quoi que ce soit », commente Abigail. Comme si, à la monotonie du quotidien répondait ce que l'Anglaise appelle « la peur du lendemain ». Le village entier semble replié dans cette attente inquiète, à l'image d'Aleksander, réfugié de l'Artsakh avec sa mère, sa femme et ses trois filles et relogé dans une maison de Kornidzor. « Nous ne bénéficions que de la pension de ma mère. Quarante mille drams. C'est trop peu pour vivre à six. J'attends que l'Arménie me procure un passeport arménien, comme cela je pourrais recevoir moi aussi ma retraite de quarante-quatre mille drams ».


Aleksander et sa famille, réfugiés d'Artsakh

 

La vie nocturne de la frontière

Avec la nuit, la perception de la frontière se métamorphose. Telle les monstres qui font peur aux enfants, c’est quand on ne la voit plus qu’elle semble appliquer sa loi au village. Dans les heures diurnes, les positions azerbaïdjanaises sont encore claires, elles sont de l’autre côté de la vallée, vérifiables à chaque instant. On dit d’ailleurs que depuis le cimetière situé à l’Est du village, il est possible de voir les soldats ennemis boire le thé et jouer au backgammon. « Ils sont là, juste sous nos yeux » s’écrie Sépan, un joueur de musique folklorique qui a monté une coopérative artisanale dans la région et qui ne décolère jamais contre ce vis-à-vis quotidien.

Mais aussitôt que le soleil se couche, ce duel est renvoyé dans l’ombre et la géographie mentale des villageois semble prendre des formes plus subjectives. En promenade sur le chemin qui longe les dernières habitations, là où le vis-à-vis avec les montagnes de l’Artsakh est le plus frappant, Nona confie qu’elle a toujours peur de se tromper de chemin dans l’obscurité. Comme si le tracé des sentiers se mettait à fluctuer pendant la nuit ou que les checkpoints azéris se rapprochaient à pas de loup. Elle craint de franchir une ligne invisible sans s’en rendre compte. Les journalistes eux non plus n’en mènent pas large et préfèrent attendre l’aube pour les déplacements en voiture. Dès 21h, c’est une sorte de couvre-feu tacite qui se met en place, chacun rentre chez soi et on ne voit plus passer dans les rues que les pick-up militaires qui font des aller-retours entre la caserne et le checkpoint.

Cette angoisse d’une frontière poreuse, suffisamment molle pour qu’on puisse passer au travers, suffisamment changeante pour être redessinée d’un jour à l’autre, semble avoir fait sa place dans la psyché collective. Depuis deux semaines, une rumeur courte selon laquelle une paire de soldats azéris aurait traversé la frontière par inadvertance égarés par la nuit et peut-être par l’alcool. Ils auraient marché à l’aveugle jusqu’à Tegh avant d’être finalement interceptés par les forces arméniennes. L’un aurait alors été abattu d’une balle dans la tête et le second aurait été renvoyé de l’autre côté des lignes. Ce genre d’histoire rappelle que la région du Syunik reste plus que jamais la bande de contact entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, un point de friction et non plus un ligne de séparation claire. « Auparavant l’Artsakh était notre porte d’entrée, maintenant nous sommes devenus la porte d’entrée » résume Sepan.

 

« Guerre psychologique »

Dans cette atmosphère inquiète, certains civils organisent des patrouilles. Ils sont une petite dizaine, entassés dans une baraque à l’est du village, juste à l’entrée du chemin pédestre qui mène à la frontière et qui est interdit d’accès. Éclairés par les lueurs blanches d’un groupe électrogène, ils tuent les heures du jour et de la nuit en discutant et en empilant les mégots. Comme de nombreux hommes de la région, ils ont été intégrés à un plan du Ministère de la Défense visant à organiser des comités d’auto-défense locaux déployés en soutien de l’armée. Quinze jours par mois, ils abandonnent leur travail (agricole pour la majorité) et inspectent les alentours, prêts à donner l’alerte en cas d’attaque. Au détour d’une promenade nocturne, Nona confie qu’ils lui font peur et qu’elle ne veut pas leur parler. Elle n’ose pas s’approcher de trop près. Eux, de leur côté, se méfient des curieux et veillent à ce que personne n’accède à la butte juste derrière eux, celle depuis laquelle on voit apparaître le poste frontière azéris au loin. Ils ne veulent pas avoir de problèmes et ils savent que côté arménien, si des visiteurs impromptus étaient détectés par les outils de surveillance, la faute leur retomberait dessus.

L’autre élément marquant de cet espace nocturne, c’est le village de Latchine qu’on aperçoit depuis la route. Planté dans les hauteurs montagneuses de l’autre côté de la vallée, le petit bourg brille de mille feux depuis qu’il est passé côté azéri. Il y a encore un an Latchine n’était qu’une petite lueur sur la montagne. Maintenant les rues sont pavées de lampadaires et jusque dans les habitations, les fenêtres éclairées laissent croire que le village a été repeuplée par des populations insomniaques. « C’est de la guerre psychologique » affirme Sepan. Selon lui, le camp adverse veut faire savoir que de nouveaux habitants ont pris place alors qu’en réalité le village est vide. « Il n’y a qu’une poignée de militaires, rien de plus » ajoute-t-il en soupirant. En réalité, ces lumières provocatrices sont là pour démoraliser les troupes. Entre les civils de garde et les réfugiés qui ont dû quitter Latchine, les soldats de la caserne et les villageois qui jettent un œil par la fenêtre, c’est tout Kornidzor qui vit avec ce rappel lancinant d’un territoire perdu.


Dans la nuit, là-bas, Latchine