Les élections françaises et la question arménienne

Arménie francophone
19.04.2022

Ce 11 avril, sans surprise, les Français ont reconduit les mêmes candidats qu’en 2017 au second tour. Ce faisant, la recomposition politique entamée il y a cinq ans avec l’élection du jeune Emmanuel Macron s’est confirmée et intensifiée.  Quelles incidences ce vote a-t-il pour les Arméniens de France ?

Par Tigrane Yégavian*

 

La fin du clivage gauche droite

Désormais il n’est plus de clivage entre la droite et la gauche ; c’en est fini du vieux système bipartisan car les partis traditionnels se sont effondrés. Trois grands courants sortent du lot autour de la figure du président sortant (centriste), de la candidate d’extrême droite Marine Le Pen et du candidat de la gauche radicale, Jean Luc Mélenchon. Tous trois représentent les nouvelles lignes du paysage politique français. Le temps est révolu où la gauche et la droite dominaient la scène à partir de grandes orientations programmatiques. Dans un pays en crise d’identité comme le sont beaucoup de sociétés démocratiques, chaque candidat incarne trois visions idéologiques et un rapport au monde particulier. Le président Macron s’est fait le champion du libéralisme pro-Europe et pro-mondialisation avec optimisme (libéralisme économique et culturel), Marine Le Pen incarne le repli protecteur (protectionnisme économique et culturel) en phase avec Donald Trump et les leaders populistes d’Europe centrale et orientale, quant à Jean Luc Mélenchon, celui-ci porte un discours révolutionnaire (protectionnisme économique et libéralisme culturel).

Aujourd’hui, et au terme d’une campagne sans intérêt, aspirée par la guerre en Ukraine, ce sont deux visions de la France qui s’opposent : celle qui a réussi son intégration dans la mondialisation et qui est massivement concentrée dans les grandes villes et l’ouest du territoire, celle qui s’inquiète du déclassement et de la perte des repères identitaires. À l’évidence, cette constitution en trois blocs est partie pour durer.  Au lieu d 'avoir deux forces centristes de conviction constituées par le parti socialiste et le parti libéral, nous avons à présent trois forces. Deux à l’extrême et une au centre.

Parallèlement, la question identitaire, le débat autour de la notion de civilisation portée par le candidat et ancien journaliste Éric Zemmour (extrême droite) a permis de dédiaboliser la candidate Marine Le Pen. Voter pour Emmanuel Macron, le "parti du pouvoir", équivaut à s’assurer de la continuité, de la stabilité. Rien d’étonnant si les personnes âgées se sont massivement mobilisées pour le jeune président sortant, là où les jeunes des villes préféraient le candidat Jean Luc Mélenchon. Au total, les voix du centre, du centre droit et du centre gauche, qui ont pour points communs de défendre le projet européen et le libéralisme social, totalisent 28,3% contre 45,2% de votes au profit de candidats protestataires d’extrême droite et d’extrême gauche. De quoi craindre pour l’avenir. Les français d’origine arménienne ayant pris part au vote ont-ils à craindre en particulier pour la défense de la cause arménienne ?

 

Arménie objet ou sujet ?

La visite d’Éric Zemmour en Arménie en décembre 2021 aura été l’occasion pour le candidat d’extrême droite identitaire de faire de l’Arménie un décor pour son discours de choc de civilisations. Son discours radical n’a pas laissé indifférent une partie de la droite catholique française en quête de repères.

 Mais en dépit de la forte proximité de ce candidat d’origine juive algérienne, avec l’avocat de l’Azerbaïdjan en France, Oliver Pardo, ce discours a engrangé un nombre croissant de soutiens au sein de la communauté arménienne de France. S’il n’existe pas de vote arménien en France, les Français d’origine arménienne sont à l’image de la société française, ils se droitisent de plus en plus.

Du reste, on semble avoir oublié qu’historiquement jusqu’à la fin des années 2000, la cause arménienne était en grande partie défendue par des personnalités politiques de gauche, principalement par le parti communiste et le parti socialiste. La droite héritière du gaullisme avait fait barrage à toute résolution de reconnaissance du génocide de 1915 de peur de froisser la Turquie, elle entamera un fléchissement à la faveur de la présidence de Nicolas Sarkozy (2007-2012) ; période qui correspond aussi à l’apparition dans le débat politique et les médias de la question des "chrétiens d’Orient", d’Irak, de Syrie et d’Égypte, menacés par l’intégrisme islamique.

En cela, les Arméniens sont devenus progressivement assimilés aux chrétiens d’Orient. Exit la défense de la cause arménienne dans une perspective humaniste héritage d’Anatole France, Jean Jaurès, Pierre Quillard et du journal "Pro Armenia", et de la défense des droits de l’Homme. La guerre des 44 jours en Artsakh a confirmé cette tendance, les deux tiers des personnalités politiques françaises prenant la défense de l’Artsakh étaient de droite et sensibles à la thématique des chrétiens orientaux. Ce faisant, l’Arménie et les Arméniens demeurent non pas des sujets mais des objets. Il s’agit d’une position défendue par la candidate du parti de droite post gaulliste "Les Républicains", Valérie Pécresse, qui avait eu le courage de se rendre « clandestinement » à Stepanakert en décembre avant de recevoir des menaces exercées par le président Aliyev sans qu'elles n’émeuvent particulièrement la classe politique française et le ministère des Affaires étrangères.

Dans un long entretien accordé au magazine "Nouvelles d’Arménie" , le président Emmanuel Macron qui s’était absenté du dîner annuel du CCAF en raison de la crise ukrainienne, a assuré les Arméniens du « soutien indéfectible de la France et sur sa mobilisation pour continuer à exercer une pression […] pour l’obtention d’un traité de paix respectant les exigences de sécurité et de dignité […]. », sans jamais dénoncer la politique arménophobe et raciste de l’Azerbaïdjan qui ne recule devant rien pour réaliser son projet de nettoyage ethnique en Artsakh et dans le Syunik. La guerre en Ukraine a du reste provoqué un regain d’influence de l’Azerbaïdjan en France grâce la promesse de livraisons de gaz alternatif au gaz russe.

De son côté Marine Le Pen qui ne s’est jamais illustrée par son soutien envers la cause arménienne avait fait part de son soutien à l’intégration à l’Arménie de l’Artsakh et soutenu la défense de l’intégrité territoriale de l’Arménie menacée par l’Azerbaïdjan. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir à ses côtés dans son équipe Thierri Mariani, ancien ministre et député, connu pour son rôle de lobbyste pro Azerbaïdjan.

 

Un problème d’agenda

Face à la recomposition du paysage politique français, force est de constater que les forces arméniennes n’ont pas su ni pu anticiper un scénario pour lesquelles elles n’étaient pas préparées. La forte proximité entre la branche française de la FRA Dachnaktsutiun et le parti socialiste à l’état d’agonie, celle de la bourgeoisie arménienne avec le parti Les Républicains qui accuse la pire défaite depuis l’avènement du régime de la Ve république qu’il a fondée en 1958, démontrent qu’il n’existe pas de force politique arménienne centriste capable de graviter autour de l’équipe d’Emmanuel Macron.

Pendant que Paris entretient l’illusion qu’un groupe de Minsk existe encore, aucune pression émanant de la communauté arménienne pour revoir la position de neutralité de la France n’a porté ses fruits. Il conviendrait ainsi de repenser l’utilité de la présence de la France comme co-présidente du Groupe de Minsk. L’Arménie n’a-t-elle pas davantage à perdre qu’à gagner de cette co-présidence française ?

Car c’est justement cette co-présidence française qui oblige Paris à opter pour une position de neutralité et d’impartialité absolues, position qui profite avant tout à l’Azerbaïdjan là où traditionnellement Bakou n’a pas de leviers d’influence. Mais pour que Paris puisse infléchir sa position et proposer autre chose qu’une coopération humanitaire et culturelle à l’Arménie, encore faut-il que les organisations arméniennes de Frances aient un agenda et une vision claire pour l’avenir.

La difficulté de se représenter les réalités en Arménie et en Artsakh, la forte polarisation provoquée par le choc de la défaite et ses conséquences délétères sur la classe politique arménienne ont affaibli la diaspora française, la plus politisée du monde arménien.

Ni de gauche, ni de droite, il serait temps que la question arménienne redevienne en France ce qu’elle était une cause humaniste transpartisane, un outil au service de l’influence et du rayonnement de la France au Caucase et dans le Moyen-Orient. Pour que ce "wishful thinking" devienne réalité, les dirigeants d’Arménie et de diaspora font face à une responsabilité historique et à la nécessité de mûrir politiquement.

 

Cet article est initialement paru en langue anglaise sur le site d'EVN Report

 

* Tigrane Yégavian est diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’Institut des langues et civilisations orientales (INALCO), titulaire d’un Master de recherche en politique comparée spécialité monde musulman et doctorant en histoire contemporaine. Il est membre du comité de rédaction de la revue de géopolitique Conflits et collabore à la Revue des Deux Mondes, Études, Le Monde Diplomatique, France-Arménie et intervient régulièrement sur Télé Sud, RFI et TV5 Monde.

Tigrane Yégavian est également l'auteur d'"Arménie, à l’ombre de la montagne sacrée" (éd. Névicata), "Diasporalogue" (coécrit avec Serge Avedikian - éd. Thadée), "Mission", (coécrit avec Bernard Kinvi - éd. du Cerf). Son dernier ouvrage, "Géopolitique de l'Arménie" est paru en janvier aux éditions Bibliomonde.