"Nous devons parvenir à un consensus entre l'intérêt du citoyen, l'intérêt de la ville et l'intérêt d'investissement."

Opinions
30.07.2020

Il y a quelques semaines, l'architecte en chef d'Erevan déclarait « Le développement urbain relève du business ». Est-ce vrai ? Et qu'est-ce que l'urbanisme en général ? Pour répondre à ces questions et à beaucoup d’autres, nous avons invité Zara Mamian, Docteur en architecture, chef du département d’urbanisme à l'Université d’architecture d’Etat d’Arménie.

Zara Mamian : Le domaine architectural le plus « en vogue », celui dont beaucoup de gens parlent, c’est l'urbanisme. Tout commence par le développement urbain et se termine par le développement urbain, mais ce dernier a des aspects différents. Les accents sont principalement de nature architecturale, et l'urbanisme lui-même est un concept large et multidimensionnel. Le tout se trouve directement lié aux politiques du pays : ainsi, la politique des années 2000 se reflète dans le développement urbain de l'Arménie, et de la même manière, l'idéologie soviétique a influencé le développement urbain de ces années-là. C'est un principe universel. Le développement urbain s'articule autour de systèmes économiques et juridiques bien établis, ainsi que de principes d'humanité et de vision du monde bien ancrés.

Il y a trois facteurs principaux dans la construction des villes : le citoyen, le territoire et le lieu du travail. À la suite de leur unification, un habitat se forme, qui peut devenir une ville par la suite. Les deux premiers facteurs dominent dans le cas d’Erevan. On pourrait même dire que cela fait partie de l'identité nationale. Un exemple : j'ai vécu pendant un certain temps à Lyon, où les fenêtres de ma maison donnaient sur les Alpes. Chaque fois assise à la fenêtre, je cherchais le mont Ararat malgré moi. Mais ce qui est intéressant, c'est que je n'ai jamais eu la chance de voir Ararat depuis mon appartement à Erevan, c'est-à-dire que c'est déjà devenu un instinct. La position de la ville impose notre identité nationale.

Une autre particularité importante est le caractère unificateur d'Erevan, puisque près de 70% du potentiel économique de l'Arménie y est concentré. Et les gens ici sont très chaleureux, ce qui joue un rôle clé dans la création d'une atmosphère urbaine.

 

Le Courrier d'Erevan: Vous avez mentionné que la politique et l'idéologie déterminent largement le développement des villes. Quels changements l'architecture arménienne a-t-elle subis depuis la période pré-soviétique jusqu'à nos jours ?

À l'époque pré-soviétique, les habitations étaient disséminées et adaptées au relief local. Les théoriciens de la culture notent qu'à cette époque, Gumri a reçu plus d'attention en tant que ville culturelle, mais Erevan de son côté n'était pas en reste. Des solutions intéressantes ont été données à ses zones en partie vallonnées, en partie poussiéreuses et vertes.

Puis vint le phénomène de Tamanyan avec son éducation extraordinaire, son incroyable patriotisme et son dévouement inébranlable à son travail et au peuple arménien. Il a dessiné le plan de la ville avec le style de l'école impériale, ainsi que des éléments folkloriques profonds. Il a correctement découpé la ville en zones qui n'interfèrent pas les unes avec les autres. Il a ainsi construit une ville compacte et unique pour 150 000 habitants. Il est important de souligner que la capitale qu'il a créée a formé des générations. La ville se développait à un rythme fantastique, des centres industriels étaient créés, et la ville avait déjà commencé à jouer un rôle important non seulement en Arménie, mais aussi dans toute l'Union soviétique. À l'époque soviétique, nous avons eu d'incroyables explosions de la pensée des jeunes architectes, comme par exemple, le Mémorial du génocide arménien (auteurs : Sashur Kalashyan, Artur Tarkhanyan), Stade Hrazdan (auteurs : Koryun Hakobyan, Gurgen Musheghyan), le Palais de la jeunesse, l'aéroport Zvartnots (auteurs : Arthur Tarkhanian, Spartak Khatchikian, L. Tcherkezian…), le bâtiment de l'Union des écrivains à Sevan (auteurs : G. Kotchar, M.Mazmanian) et beaucoup d'autres grands édifices. Dans ces conditions fermées, nos architectes ont pu creuser des sentiers dans lesquels ils ont pu exprimer le cri de la liberté de leur âme.

Comme je l'ai déjà dit, les réalités historiques dictent la situation en matière de développement urbain. Malheureusement, aujourd'hui, nous n'avons pas de centres industriels, notre position géopolitique nous a fait devenir un pays en guerre pendant plusieurs années.

Au cours des années suivantes, nous nous sommes progressivement sortis de cette situation (blocus, tremblement de terre, émigration). Tout cela influence la ville. Mais comme il y a des habitants dans la ville, elle est toujours vivante et doit être construite. Cette situation a obligé les urbanistes et les architectes à accorder plus d'attention aux clients qu'il n'était nécessaire. À l'époque, notre développement urbain était encore en cours de réglementation et, dans les nouvelles conditions du marché, le plan d'Erevan a commencé à être élaboré en 2001, quand la propriété foncière a changé. Une autre complication est qu’actuellement toutes les modificationsont lieu dans un environnement déjà construit.

 

Pourriez-vous nous parler des anciens bâtiments d'Erevan et de la politique menée à leur égard ? Malgré la pression de l'opinion publique, la maison des Afrikian a été démolie, et maintenant les anciens bâtiments de Firdusi sont en danger. Est-ce qu'ils ne peuvent pas être sauvés et restaurés ?

Je suis très fière que notre société civile soit très dynamique. Par exemple, grâce aux efforts conjoints de cette société active et de l'État, le cinéma Moscou en plein air a récemment été « sauvé ». Cependant, ces tentatives ne sont pas toujours couronnées de succès, car de nombreux leviers sont entre les mains de l'État. Je ne veux pas blâmer uniquement l'État pour la destruction d'énormes couches historiques. Je pense que les architectes sont davantage à blâmer. Le problème est complexe. Il y a des intérêts économiques qui doivent également être pris en compte.

 

De nouvelles zones résidentielles et de nouvelles routes sont construites à Erevan à un rythme effréné. Est-ce vraiment vital pour la ville ?

Ce n'est pas la faute des clients, mais des architectes qui conçoivent un très grand nombre d’immeubles, souvent sans tenir compte de la capacité des rues.

L'absence de leviers étatiques, de documents d'urbanisme est également un gros problème ici. La ville n'est pas seulement une sphère d'investissement, c'est l'environnement qui forme la société. Le monde entier retourne vers les zones vertes et les cours. Nous n'avons presque plus de cours d'immeubles, elles ont été transformées en garages, les espaces verts ont été considérablement réduits.

Un des problèmes principaux à Erevan aujourd'hui est l’absence de l'urbanisation souterraine. L’autre est celui que les reliefs naturels présents dans la ville ne sont pas pris en compte, et les vues qui sont l’un des components de l’organisation du milieu urbain ne sont ni respectées, ni prises en compte. La ville dicte pourtant sa propre esthétique. Le problème est que nous n'avons aucune doctrine de la ville, aucune orientation claire en matière de développement urbain.

 

Et quelle est Erevan de vos rêves ? Comment vous voulez voir la capitale arménienne dans l’avenir ?

J'exclue tout de suite la possibilité qu'Erevan devienne un centre industriel sérieux, car il n'y a pas de conditions préalables à cela. Je ne veux pas non plus que Erevan devienne un centre de tourisme, de gastronomie et des services. Mon seul souhait est de préserver la couche intellectuelle d'Erevan. Il y a beaucoup à retirer d'Erevan pour que la ville puisse respirer : les flux humains, les centres de services doivent être répartis dans tout le pays.

 

Y a-t-il eu beaucoup d'erreurs dans le développement urbain ces dernières années ?

Il y a quelques années, dans la cour de notre maison, un des entrepreneurs a voulu agrandir son café pour créer une terrasse sur le trottoir et augmenter le nombre de tables. J'ai admiré la façon dont les habitants du quartier se sont réunis et ont réussi à mettre un terme à cette illégitimité avec des arguments raisonnables. Les erreurs en matière de développement urbain seraient incomparablement plus importantes si le niveau d'éducation et de sensibilisation des citoyens n'était pas aussi élevé. Cela veut dire que notre société commence à se former et à représenter une force et une unité exemplaires

C'est la capitale, et les gens comprennent de plus en plus que tout le monde ne peut pas faire ce qui lui vient à l'esprit : agrandir la rue, limiter la zone de marche, etc. J'ai aussi de grands espoirs pour notre nouvelle génération d'architectes, car ils sont plus ouverts et plus courageux.

 

Le problème urbanistique le plus urgent d’aujourd’hui est celui du quartier de Firdusi. Quel est votre avis sur cette question ?

Firdusi est l’un des problèmes, pas LE problème. Il l’est devenu car on en parle maintenant. Le vrai problème non-résolu est comment nous imaginons le développement de la ville toute entière. Nous ne traitons pas cette question comme nous l’aurions dû faire, à savoir selon le principe de suprématie de la loi. Tous, indépendamment de leurs positions, doivent être soumis à la loi, car l’environnement participe à l’éducation du citoyen.

En ce qui concerne Furdusi, il doit être restauré, mais la question est de savoir comment. Ce n'est pas une zone entièrement monumentale, mais elle possède une couche historique avec une mémoire qui doit être préservée.

En outre, chaque projet de développement urbain doit faire l'objet d'une étude de faisabilité technique et économique. L'intérêt d'investissement est important pour le client, mais nous devons parvenir à un consensus entre l'intérêt du citoyen, l'intérêt de la ville et l'intérêt d'investissement.